VI.1.3. L’institutionnalisation de la démarche chez les économistes

Ce n’est que dans les années 1970 que théoriciens du « choix public » se servirent de leur société, de leur revue ou de leurs conférences pour développer les applications de l’analyse économique au-delà du comportement politique. William Breit, McKenzie et Tullock furent important pour soutenir cette orientation.

Comme l’affirment McKenzie & Galard (2004), Public Choice, qui remplaça les Papers on Non-Market Decision Making initialement consacrés à la publication des articles présentés aux conférences du même nom, fournissait un moyen de publier des contributions qui, autrement, se faisaient rejeter du Quarterly Journal of Economics ou de l’American Economic Review. Par exemple, les articles de Tullock furent souvent refusés par le Journal of Political Economy dans les années 1960 et au début des années 1970, principalement parce que les rédacteurs en chef ne savaient pas à qui les envoyer365. Paradoxalement, bien qu’ayant pour ambition d’élargir la théorie économique au politique et au social, le cadre d’analyse de la théorie du « choix public » était jugé trop spécifique pour apparaître dans des revues plus généralistes.

La création de la Public Choice Society et de sa revue à la fin des années 1960, une fois que Tullock quitta l’université de Virginie pour fonder le Center for Study of Public Choice au Virginia Polytechnic Institute (après avoir passé entre temps un an à Rice University), manifesta la professionnalisation croissante de l’approche, mais fut également le moyen de la développer à de nombreux aspects du comportement humain. Le Virginia Polytechnic Institute disposait de moyens substantiels : un programme de post-doctorat, un programme de professeurs invités, des bourses pour les étudiants de second cycle, ainsi que pour des recherches durant l’été (Medema, 2000, p. 306). Bien que les programmes de recherche se concentrèrent particulièrement sur des sujets « traditionnels » de l’analyse économique du politique, le centre fut également le relais d’analyse économique du crime ou de l’éducation (ibid.). Tout au long des années 1970, le journal développa son lectorat, le nombre de ses publications annuelles, et la Public Choice Society développa ses adhésions (800 personnes en 1972). Au début de la décennie, le journal était à peine viable, mais en 1980, le journal offrait 5 numéros annuels (ibid., pp. 314-317)

L’institutionnalisation du Public Choice au début des années 1970 rencontra toutefois certaines difficultés. Les conflits entre l’administration de l’université de Virginie et le Thomas Jefferson Center en furent une illustration, mais il faut également mentionner l’échec de la demande faite par Olson, d’intégrer les Conferences on Non-Market Decision Making comme un sous-comité du Social Science Research Council. La demande d’Olson soulignait les caractères distinctifs de la démarche des économistes par rapport à celle des politologues et sociologues (même lorsqu’elles étaient quantitatives), notamment leur approche hypothético-déductive. Bien que les économistes aient développé de nombreuses analyses des défaillances de marché, ils ne s’étaient pas intéressés aux autres mécanismes permettant de pallier ces défauts. Ainsi, un tel sous comité permettrait de répondre aux critiques de Parsons, soulignant le caractère hermétique de la science économique, dû selon Olson à l’étroitesse des centres d’intérêts des économistes (ibid., pp. 309-314). Au final, le Social Science Research Council refusa d’intégrer les Conferences on Non-Market Decision Making comme un de ses sous-comités, mais continua à les financer au coup par coup.

Olson tenta néanmoins de concrétiser cette vision lorsqu’il fut président de la Public Choice Society pour l’année 1972-1973. Sa présidence fut marquée par une volonté d’élargir les portes de la société à des chercheurs qui n’avaient jamais participé à la conférence annuelle. Le 8 décembre 1972, il convia notamment Becker à la conférence annuelle tenue du 22 au 24 mars 1973. Cet élargissement exceptionnel était considéré par Olson comme une évolution normale des centres d’intérêts de la Public Choice Society. Ce n’était qu’en raison « d’accidents historiques » (dont nous avons étudié certains aspects en première partie), qu’elle avait « échoué à englober tout les efforts scientifiques inscrits dans ces ses frontières intellectuelles »366. En clair, Olson avouait que la Public Choice Society avait d’une certaine manière exclu d’autres analyses économiques du social ou du politique, celles de Becker en particulier.

Ce dernier n’assista pas à la conférence. De plus, le journal de la société resta fortement concentré sur les problèmes « traditionnels » de la théorie du « choix public ». Néanmoins, la revue n’était pas l’unique miroir des centres d’intérêts de la société. Comme le démontrait l’organisation de la conférence de 1973 par Olson, ces réunions annuelles permettaient de donner de la visibilité aux études élargissant le domaine traditionnel de la théorie du « choix public ». Le numéro de juin 1977 donne pour la première fois la liste des communications présentées à ces conférences. Parmi les thèmes abordés figuraient la guerre, l’éducation ainsi que son lien avec la migration interne, le rôle du marché dans la transplantation des organes, la maladie mentale, l’environnement, le logement, les déterminants de l’assistance sociale, la philanthropie, l’altruisme, le rôle de l’information, le droit, la publicité. Enfin, Duncan McRae, présenta l’approche économique de Becker. Face à ce dynamisme, la société créa en 1975 une nouvelle revue, Frontiers of Economics, offrant un vecteur de publication aux travaux sur ces sujets qui dépassaient le cadre traditionnel des travaux de la Public Choice Society.

James Coleman succéda à Olson en tant que président de la Public Choice Society pour l’année 1974-1975. Il joua un rôle majeur dans la diffusion de la théorie du choix rationnel dans les sciences sociales. Coleman était un étudiant de Lazarsfeld, sans doute le plus reconnu des sociologues mathématiciens à cette époque. Au début de sa carrière, il avait été introduit à l’analyse économique, en tant qu’étudiant avec les cours de Stigler et Vickrey à Columbia, puis lorsqu’il travailla (toujours à Columbia) avec Lazarsfeld au Bureau of Applied Social Research. Ce cadre lui avait permis de rencontrer Herbert Simon, Luce et Raiffa, Baumol et Franco Modigliani (Swedberg, 1990a). Ces rencontres ne suscitèrent pourtant guère son intérêt pour la discipline. Ce n’est que progressivement, au cours des années 1960, que Coleman délaissa son héritage durkheimien pour s’intéresser à la théorie du choix rationnel (ibid.). C’est à cette époque qu’il manifesta de l’intérêt pour la théorie du « choix public », comme en témoigne son article de 1966 sur le choix collectif367.

D’après Laumann (1996), lorsque Coleman arriva à Chicago en 1973, il manifesta très vite la volonté de constituer une communauté de chercheurs autour d’un programme innovant et provocateur, seul moyen selon lui de marquer la discipline. Deux ans plus tard, Coleman présenta à deux reprises ses travaux au Workshop organisé par Becker sur les applications de la théorie économique. L’un deux était fondé sur ses recherches controversées sur la déségrégation effective des écoles américaines, dont on trouve les résultats dans l’article « Recent Trends in School Segregation » (1975). Coleman avait utilisé les outils de la théorie du choix rationnel pour montrer comment les blancs fuyaient les écoles mixtes, pour se regrouper dans d’autres écoles privées. Ce constat remettait en question l’efficacité des politiques de déségrégation, en montrant comment le comportement des blancs les avaient contournées (Clark, 1996, pp. 377-380). De son aveu même, Becker fut impressionné par la qualité de sa réflexion. Vraisemblablement, il apprécia l’entreprise du sociologue mais aussi le caractère controversé de ses conclusions. Coleman se heurta en effet à de violentes critiques de la part des sociologues, certains ayant même demandé à ce qu’il soit radié de l’American Sociological Association (ibid.). Leur collaboration se resserra en 1983, quand Becker fut recruté à la demande de Coleman par le département de sociologie. Les deux chercheurs développèrent à partir de 1984 un séminaire bi-hebdomadaire sur l’usage du choix rationnel en sociologie (Laumann, 1996).

À partir du retour de Becker à Chicago en 1970, l’université fut un lieu d’effervescence pour l’élargissement de l’analyse économique au comportement humain. Ce dynamisme fut soutenu par la création du Center for the Study of the Economy and the State par Stigler en 1977. Celui-ci était alors très intéressé par les problèmes de règlementation de l’économie et le centre fut un moyen de soutenir la recherche sur la déréglementation. Néanmoins, le centre fournit également un soutien logistique et financier de l’analyse économique du comportement humain. Becker travailla en 1978 sur les effets de l’intervention de l’État sur l’éducation des enfants, Posner en 1978 sur les sociétés primitives, et Becker et Kevin Murphy travaillèrent sur l’addiction en 1986368. Les liens entre ce centre et le NBER se développèrent sur le sujet du Law and Economics, et furent personnifiés par Fuchs369. Ainsi, le Center for the Study of the Economy and the State et le département de sociologie de Chicago s’ajoutèrent au réseau déjà existant entre le NBER, le département d’économie de Chicago ainsi que celui de Columbia mais également à la Public Choice Society, dans la promotion de l’élargissement des frontières de la science économique à toutes ses disciplines avoisinantes.

Notes
365.

Tullock à Olson, 22 juin 1972, MOP, Boîte 5, Dossier « T ».

366.

Olson à Becker, 8 décembre 1973, MOP, Boîte 4, dossier « B ».

367.

 James S. Coleman, « Foundations for a Theory of Collective Decisions », The American Journal of Sociology, vol. 71, n° 6, pp. 615-627.

368.

Le travail de Becker et Murphy fut publié deux ans (voir Becker & Murphy,1988).

369.

Stigler à Fuchs, 14 janvier 1977, GSP, Boîte 9, dossier « Victor Fuchs ».