VI.1.4. La vulgarisation de l’« approche économique » 

À la fin des années 1970, cette nouvelle conception de la science économique bénéficia également du développement de nouveaux moyens pédagogiques. Le livre de Breit et Kenneth Elzinga (écrivant sous le pseudonyme Marshall Jevons) en fut un exemple. Rédigé à la manière d’un roman policier, Murder at the Margin (1978) racontait l’histoire d’Henry Spearman, économiste de Harvard, qui, confronté à une série de crimes lors ses vacances aux Caraïbes, réussit à démasquer l’assassin sur la seule base de son raisonnement économique. Breit était professeur à l’université de Virginie et un ancien du Thomas Jefferson Center. Son collègue, Elzinga, était également familier de l’élargissement du domaine d’analyse de la science économique, du fait de son expérience en tant que Fellow in Law and Economics en 1974 à Chicago. Breit était un grand amateur de « whodunit » et défia son collègue Elzinga d’en écrire un370. D’après Breit, l’idée d’un détective appliquant les principes de la théorie économique lui avait été inspirée par les livres d’Harry Kemelman dont le personnage principal, Rabbi Small, était un rabbin qui résolvait les mystères auxquels il était confronté en utilisant la logique du Talmud. Les deux auteurs s’étaient inspirés de Friedman pour composer le personnage de Spearman, car il représentait à leurs yeux l’archétype de l’économiste voyant le monde par le prisme de la science économique (Marshall, 1993, pp. 200-201)371.

Au-delà de la simple résolution du crime, le livre était l’occasion de montrer, par le truchement des réflexions de son héros, la possibilité d’analyser le monde grâce aux outils simples de la théorie économique. Par exemple, à propos de l’amour, Spearman affirmait que ce n’était rien qu’un problème d’interdépendance des fonctions d’utilités, faisant implicitement référence aux travaux de Becker ou Tullock sur le mariage et l’altruisme.

Breit et Elzinga peinèrent à trouver un éditeur, mais finalement, intéressèrent Thomas Horton, un petit éditeur qui avait précédemment édité des ouvrages de Friedman et Samuelson (Focus, 2004). Horton l’envoya à Samuelson pour avoir un avis éclairé et ce dernier renvoya un rapport très positif. Il l’avait notamment fait lire à son collègue Solow, qui avait également beaucoup aimé le livre372. Une fois l’ouvrage paru, il fut l’objet d’un compte rendu favorable dans le Wall Street Journal.

Pour le Wall Street Journal, le livre était une contribution inespérée à la pédagogie de la science économique, tant les manuels étaient généralement « tellement épais et remplis de jargon impénétrable que, malgré l’usage de graphiques multicolores et d’applications « pertinentes », ils restent largement indigestes » (Haring, 1978, p. 8)373. Ainsi, le livre permettait d’apprendre les principes élémentaires de la science économique sans efforts. Néanmoins, ces principes étaient ceux qui avaient dirigé l’élargissement de la théorie économique : ils étaient utilisés pour analyser de nombreux aspects du comportement humain. À la manière du cours de Friedman, dans lequel Becker avait trouvé l’inspiration de sa démarche, le livre proposait des exemples pédagogiques amusants permettant d’appliquer les théorèmes élémentaires de la science économique à des problèmes de la vie quotidienne.

En raison de son caractère non académique, le livre fit l’objet de peu de comptes rendus dans les revues scientifiques374. Quel que fût l’avis des auteurs sur les élargissements de la théorie économique à l’étude de tous les comportements humains, cette entreprise éducative fut bien accueillie. L’idée de pouvoir expliquer tous les comportements humains à l’aide de la théorie économique était un point de vue tout à fait acceptable dans le cadre d’une fiction. Pour certains, le livre était d’ailleurs une satire involontaire de l’idée étriquée que les économistes se faisaient de la réalité (voir Chaim, 1978, ou Siegfried, 1978).

En partie grâce à l’accueil du Wall Street Journal, le livre fut très bien vendu (Focus, 2004). Le livre avait notamment été acheté à 1800 exemplaires par diverses institutions éducatives américaines et fut utilisé dans 40 Colleges et lycées (Dimand, 1991). Le succès du livre motiva les deux auteurs à récidiver en 1985 avec The Fatal Equilibrium. Mais le succès de la démarche stimula également d’autres chercheurs à investir le terrain du roman policier : la même année fut publié Death on Demand, de Kim Jill et Owen Dale, et en 1984, In the Long Run We Are All Dead de Murray Wolfson et Vincent Buranelli.

Les ventes du livre de Breit & Elzinga n’étaient pas un phénomène isolé : elles témoignaient de l’existence d’une demande sociale pour ce type d’approche. Au début des années 1980, Seymour Zucker, alors éditeur de Business Week, contacta Becker pour lui demander de rédiger sur une base régulière des articles commentant l’actualité (Becker & Nashat Becker, 1996). Becker pensa décliner l’offre, car la plupart des économistes écrivant dans de tels journaux abordaient des sujets de macroéconomie. Encouragé par son entourage (Stigler, Schultz, Friedman ainsi que sa seconde femme, Guity Nashat), Becker accepta l’offre, perçue comme un moyen d’« influencer la politique gouvernementale ainsi que communiquer ses idées à une audience plus large » (ibid., p. 2)375. Il popularisa ainsi l’usage de la notion de marché et des incitations économiques à un nombre important de cercles non académiques.

En résumé, les approches économiques de Becker, Tullock et McKenzie bénéficièrent à la fois d’un soutien institutionnel que de moyens de diffusions inédits, ce qui leur permit de gagner une certaine visibilité au sein du milieu académique et au sein de la population. À partir de la fin des années 1970, cette définition de la science économique gagnait un soutien croissant. On peut alors se demander quel fut l’impact de cette nouvelle approche sur les frontières disciplinaires.

Notes
370.

Le « whodunit » est un genre littéraire policier fondé essentiellement sur la résolution de l’énigme posée par le crime, illustré notamment par les romans d’Agatha Christie.

371.

De manière intéressante, Friedman affirma que sa détermination à mener un raisonnement jusqu’au bout de ses conséquences logiques lui avait été inspirée par sa culture et l’enseignement du Talmud (Friedman, 1972).

372.

Elzinga affirma que John Nash fut également très friand des aventures de Henry Spearman (Focus, 2004).

373.

« They are generally so thick and so full of arcane jargon that notwithstanding the liberal use of multicolored graphics and « relevant » applications, they remain largely undigested ».

374.

 Le livre fut favorablement accueilli par Sarah Gallagher et George Dawson écrivant pour le Journal of Economic Education, mais la vision économique du héros fut critiquée par Raphael Chaim (1978) pour le Journal of Economic Literature.

375.

 « She [sa famme Guity Nashat Becker] believed the columns would provide an excellent vehicle for influencing government policyas well as for communicating his ideas to a much wider audience ».