VI.2.1. La réaction des chercheurs face à l’ambiguïté du programme de Becker

La parution des livres de Becker et de Tullock et McKenzie fut l’occasion de définir précisément les sources de désaccord portant sur la nature de l’évolution de la profession depuis les années 1950.

En 1975, Becker avait envoyé au sociologue Robert K. Merton une version préliminaire du premier chapitre de son livre de 1976, consacré à l’exposition de l’approche économique du comportement humain. Merton était en effet une bonne connaissance de Stigler (ils s’étaient probablement rencontrés à Columbia quand Stigler y avait enseigné dans les années 1950). Becker s’attendait à ce que Merton n’aime pas le texte376. Néanmoins, Merton fut très enthousiaste. Pour lui, le projet était « du plus grand intérêt possible pour un sociologue convaincu comme [lui] ». L’orientation de Becker promettait « de restaurer, d’une manière toujours plus cohérente, la discipline de l’économie politique et sociale » (ibid.)377.

Merton était d’accord avec une définition de la science économique centrée sur sa méthode et considérait que l’étude de l’allocation du temps démontrait tout le potentiel de l’élargissement des frontières de la discipline. Pour lui, le livre de Becker signifiait simplement que tout comportement humain avait un aspect économique, une pensée partagée par d’autres sociologues « comme lui »378.

Pour autant, Merton s’opposait à une interprétation qui considérerait que tous les aspects du comportement humain seraient mieux compris grâce à l’approche économique. Cette conception du tout économique n’était pas « tenable ». Cette confusion était en partie liée à la critique formulée par Becker à l’encontre des autres sciences sociales. Celui-ci considérait que les concepts tels que l’ego ou les normes sociales constituaient de puissantes tentations pour tomber dans le raisonnement ad hoc et « inutile ». Pour Merton, le texte de Becker n’avait « pas encore gagné le droit de prétendre » à de telles choses, notamment parce que les écrits de Becker témoignaient d’une certaine méconnaissance de la théorie sociologique. Pour preuve, Becker n’effectuait de comparaisons qu’avec la théorie psychologique, délaissant les références aux notions sociologiques.

Cette impression était renforcée par une certaine confusion dans la conclusion de Becker. En effet, deux phrases des derniers paragraphes du manuscrit avaient des constructions similaires mais un sens différent. La première disait : « Je dis que l’approche économique fournit un cadre d’analyse uni et précieux pour la compréhension de tout comportement humain ». La deuxième disait : « l’approche économique fournit le cadre unifié qui fut longtemps recherché par Bentham, Comte, Marx et d’autres, permettant la compréhension du comportement [humain] » (ibid., italiques ajoutés)379. Pour Merton, la confusion se situait donc sur l’expression « tout comportement humain » : le « tout » désignait-il toutes les facettes du comportement humain ?380 On retrouvait le discours proprement ambigu concernant la place de la science économique vis-à-vis des autres sciences sociales qui imprégnait à l’époque l’analyse économique du mariage. Tout comme pour Baumol (1976), Merton se refusait à considérer qu’une approche fut meilleure qu’une autre : « je doute, et c’est une question de principe, que "l’approche économique", pas plus que tout autre, puisse fournir un cadre unifié et exhaustif »381.

Becker tint compte de cette dernière remarque et élimina les éléments portant à confusion. Dans la version finale, l’approche économique était un cadre conceptuel parmi d’autres permettant d’expliquer les comportements humains en société. Pourtant, malgré la réécriture, l’ambiguïté pointée du doigt par Merton ne disparut pas aux yeux des lecteurs. Notamment, la publication de « De Gustibus Non Est Disputandum», en 1977, apportait une nouvelle source de confusion, tant le texte servait de faire valoir à l’approche économique. Au vu des attaques contre la sociologie, les intentions de Becker n’étaient pas claires : voulait-il que la science économique se substitue aux autres approches ou proposait-il simplement une explication différente, parmi tant d’autres ? Le philosophe Tibor Machan (1981, p. 1124) se souvient qu’à l’occasion de la conférence annuelle de la Société du Mont Pèlerin tenue à Hong Kong en septembre 1978, Becker clarifia cette ambiguïté. Ce dernier considérait qu’il était possible qu’il existe une approche plus pertinente que l’approche économique pour l’étude de certains problèmes spécifiques. Néanmoins, cette constatation avait émergé à l’occasion d’une discussion informelle.

L’approche économique de McKenzie et Tullock permettait également d’aborder une large palette de comportements humains. En dépit des critiques acerbes formulées par les auteurs à l’encontre des autres sciences sociales, leur approche économique ne visait pourtant pas à se substituer aux approches existantes. Au mieux, l’ouvrage proposait « un point de vue particulier, qui peut être complété par nombre de résultats en provenance d’autres disciplines » (Tullock & McKenzie, 1975, p. 4)382. Tullock avait précédemment affirmé sa vision de la collaboration entre les disciplines, laissant aux autres sciences sociales et à la biologie le soin d’analyser la formation des préférences (voir supra, mais également Tullock, 1972, et Levallois, 2008). L’ambiguïté des propos de Becker au sujet de la division des tâches entre les sciences sociales avait également dérangé McKenzie. Celui-ci s’était élevé contre cette « attitude assumée parmi les économistes, une sorte de ton implicite qui imprègne beaucoup de discussions économiques » et qui était notamment présente chez les représentants de « la science économique impérialiste » des années 1970 (McKenzie, 1979, p. 146)383.

D’après McKenzie (1978, p. 628), cette nouvelle manière de concevoir la science économique avait suscité la réaction d’un petit groupe d’économistes, lesquels réagissaient non pas à des travaux particuliers, mais plus généralement au succès de la démarche dont les fondements n’avaient jamais été clairement discutés. Dans ses articles de 1978 et 1979, il avait manifesté un désir de clarification des apports et limites de l’« approche économique », qui était né d’un compte rendu défavorable de The New World of Economics par Lawrence Officer et Leanna Stiefel (1976). Ainsi, McKenzie (1978, 1979) s’attaquait au projet développé par Becker et Stigler, qu’il considérait comme les représentants de la « science économique impériale ». La principale critique concernait la méthode : reprenant un argument déjà avancé par Buchanan en 1964, il montrait que la théorie de Becker et Stigler était totalement déterministe, ne laissant aucune marge de choix aux individus. Ceux-ci étaient représentés comme des ordinateurs dont les contraintes étaient spécifiées à l’avance par le modèle, et n’avaient pas à proprement parler de liberté de choix. La théorie de Becker permettait certes d’offrir des propositions testables, mais s’éloignait de la réalité du vécu, comprenant beaucoup de paramètres non économiques, tels que les émotions. Les économistes devaient répondre à des questions nécessairement larges, car des questions trop spécifiques menaient le théoricien à préciser la composition des fonctions d’utilité, à spécifier objectivement les aspirations de chacun, menant à une théorie totalement déterministe.

Ce faisant, McKenzie reprenait à son compte une des critiques formulées par Officer et Stiefel à l’encontre de son propre ouvrage de 1975. Cette critique était également formulée par une partie des économistes autrichiens. The New World of Economics abordait pourtant la question du déterminisme de la théorie. Les auteurs avaient pris soin de préciser que : « [l]es philosophes et, plus généralement, les chercheurs en sciences sociales, débattent toujours la question de savoir si l’individu dispose d’un « libre arbitre » ou non […] La question de savoir si l’individu décide librement ou s’il est « programmé » dans ses décisions est hors de propos du point de vue économique » (Tullock & McKenzie, 1975, p. 8)384. Cependant, la différence entre son livre et les travaux de Becker et Stigler se situait au niveau du public visé. Les travaux de Becker constituaient un programme de recherche au plus haut niveau scientifique, tandis que The New World of Economics s’adressait à des étudiants. Un manuel pouvait légitimement négliger certaines questions. L’accueil favorable de Murder at the Margin par Solow, qui, par ailleurs, s’opposait vivement à l’utilisation débridée des outils de la science économique, le prouvait. Les critères d’exigences n’étaient donc pas les mêmes, par conséquent, les travaux de Becker devaient faire montre de la plus grande prudence scientifique.

Sur le plan idéologique, la critique de McKenzie confrontait deux visions du libéralisme : l’un considérait le marché comme outil privilégié du contrôle social et affirmait que la science économique offrait une meilleure explication des comportements humains ; l’autre voyait dans une telle approche scientifique, fondée essentiellement sur la prédiction, l’ombre du totalitarisme, en niant le concept de choix (et donc de liberté individuelle). De manière intéressante, McKenzie (1978) arguait que c’était la nécessité de contrôler une part toujours plus importante de la société, illustrée par la croissance de l’intervention de l’État depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui avait stimulé le développement de ce type de recherche, axée sur la prédiction et favorisant le contrôle385.

La spécificité des économistes dans l’analyse des problèmes sociaux s’en trouvait changée. On ne reprochait donc plus à Becker, contrairement aux attaques de Duesenberry en 1960, de représenter des individus choisissant rationnellement leur mode de vie, mais agissant automatiquement sous la contrainte des spécifications du modèle. D’une certaine manière, les rôles étaient inversés : la théorie de Becker jouait le rôle de la théorie sociologique décrite par Duesenberry, notamment lorsque Becker affirmait (à la lumière des critiques de Merton) que « dans l’approche économique, ces instruments de marché [i.e. les prix] réalisent la plupart – si ce n’est toutes – les fonctions associées à la « structure » en théorie sociologique » (Becker, 1976a, p. 5)386.

L’ambiguïté de la démarche de Becker, à laquelle s’étaient opposés Merton et McKenzie, soulevait la question de savoir s’il existait un domaine du comportement humain auquel la science économique ne pouvait offrir d’explication. Officer et Stiefel (1976) avaient défié McKenzie et Tullock de pouvoir prédire le comportement d’un César, d’un Hitler ou d’un Michel-Ange. Se fondant sur Knight, McKenzie proposa de limiter la portée de l’approche économique en séparant le domaine des comportements humains en deux subdivisions : le rationnel et le « non rationnel »387. Le « non-rationnel » concernait ici la formation des préférences et des valeurs, qui n’étaient pas spécifiées à l’avance comme l’argumentaient Stigler et Becker. Au travers d’un processus d’essai-erreur, la vie d’un individu était consacrée principalement à la découverte des valeurs et des désirs inconnus de lui. Ainsi, les goûts pouvaient changer, fruit de la créativité et du libre arbitre des individus et non de la productivité du capital humain investi dans les agents388. Il existait un vaste domaine de comportements non rationnels qui entraient dans l’incertitude de l’issue des ajustements de marché. Nutter (1979) était d’accord avec cette vision : les individus avaient différents domaines de valeurs (par exemple la morale, les goûts ou les désirs) au sein desquels leurs biens pouvaient s’ordonner et se substituer. Néanmoins, dans de nombreux cas, les domaines de valeurs étaient hermétiques, limitant la portée explicative de la science économique à l’analyse des comportements au sein de chaque domaine de valeur. L’accent sur les aspects quantitatifs empêchait d’analyser certains comportements tels que celui des martyrs.

Dans ses commentaires à Becker, Merton avait lui aussi évoqué le domaine du « non-rationnel ». Du point de vue du sociologue, ce domaine était constitué des contraintes liées à la structure sociale, à la tradition, et aux relations interpersonnelles, c’est-à-dire des contraintes liées aux institutions sociales dont l’influence était constamment minimisée dans les travaux de Becker (voir supra). Ce n’étaient pas des comportements irrationnels : ils dépendaient simplement de règles différentes de celles de la rationalité économique389. Merton pointait du doigt le vocabulaire de la rationalité qui était choquant pour un sociologue390. En effet, ceux-ci ne connaissaient pas le contexte dans lequel Becker avait produit son article de 1962 sur les comportements irrationnels, qui répondait aux critiques sur l’usage forcené du postulat de rationalité économique. Pour autant, les économistes familiers de l’article de Becker n’étaient pas non plus convaincus de la justification de l’accent quasi-exclusif porté sur les comportements rationnels. Pour Baumol (1976) ou Ralph W. Pfouts (1977), ce n’était pas parce que Becker (1962b) démontrait que les théorèmes de la théorie économique étaient validés même en présence de comportements irrationnels, que cela justifiait l’usage du postulat de rationalité à tous les comportements humains. Cet argument fut repris également par Solow pour critiquer certaines conclusions de la théorie du mariage (voir supra).

L’approche caractéristique de The Economic Approach to Human Behavior et The New World of Economics posait un dernier type de problème, à savoir une tendance tautologique. Cette tendance avait été critiquée par Officer & Stiefel à propos du livre de Tullock & McKenzie : les exemples traités dans le livre, notamment les relations sexuelles, n’apportaient en rien un savoir nouveau du phénomène. Les auteurs étiraient le paradigme de l’analyse coût-bénéfice pour expliquer tout type de comportement : ainsi, chaque analyse reposait sur l’énumération exhaustive des composantes considérées dans la fonction d’utilité. Les auteurs ne critiquaient pas tant l’approche du livre que « l’adhésion aveugle qu’elle a suscitée chez de nombreux membres de la profession » (Officer & Stiefel, 1976, p. 157)391. Apparemment touché par cette critique, McKenzie la reformula à l’encontre de l’approche économique de Becker et Stigler. La critique s’ajoutait à celle de Merton qui considérait que le caractère tautologique de certains exemples de Becker diminuait la portée scientifique de son approche.Comme Merton le fit remarquer à Becker : « [c]’est une chose de voir jusqu’où vous pouvez aller avec ce schéma conceptuel ; c’en est une autre de le rendre tellement flexible qu’il semblera rendre compte de tous les aspects d’un phénomène concret, au point de risquer de perdre sa stricte validité »392.

En résumé, les approches économiques de Becker et de Tullock & McKenzie suscitèrent un débat qui ne remit cependant pas en cause les élargissements de la théorie économique, ni la vision de la discipline comme d’une boîte à outils permettant d’investir une large variété de sujets. Ce débat permit de clarifier les conceptions que se faisaient les chercheurs de la science économique et de ses limites. Chez McKenzie, le débat eut un impact plus radical. En 1978, a l’occasion de la deuxième édition de The New World of Economics, l’introduction du livre était affublée d’une nouvelle section intitulée « The Limits of Economic Analysis ». D’après Udèhn (1992), McKenzie se détacha progressivement de l’approche contenue dans le livre, si bien qu’il ne participa pas à la révision de l’ouvrage pour sa quatrième édition en 1985.

Le point focal des critiques de l’utilisation de l’analyse économique hors de ses frontières s’était déplacé par rapport aux périodes précédentes. Désormais, les critiques s’accordaient à dire que la plupart des comportements humains avaient une facette économique. À ce titre, la science économique pouvait légitimement s’y intéresser. La source première du débat était de savoir si l’approche économique pouvait à elle seule expliquer toutes les facettes du comportement humain. Ce caractère « impérial » de la science économique fut précisément étudié par certains économistes, afin d’en expliquer l’essor.

Notes
376.

Merton à Becker, 13 mai 1975, GSP, Boîte 7, dossier « Robert K. Merton ».

377.

 « I found you formulation of the greatest possible interest to a confessed sociologist like myself. Your orientation promises to restore, in an increasingly coherent way, the discipline of social and political economy » (Merton à Becker, 13 mai 1975, GSP, Boîte 7, dossier « Robert K. Merton »).

378.

Merton à Becker, 13 mai 1975, GSP, Boîte 7, dossier « Robert K. Merton »

379.

« I am saying that the economic approach provides a valuable unified framework for understanding all human behavior » et « [t ]he economic approach provides the unified framework for understanding behavior that has long been sought by Bentham, Compte, Marx and others » (Merton à Becker, 13 mai 1975, GSP, Boîte 7, dossier « Robert K. Merton »).

380.

« Do watch the almost tendency to convert the sound idea that « economic analysis is applicable to all human begavior » into the thouroughly unsound claim that « all behavior can only be undestood by economic analysis » (Merton à Becker, 13 mai 1975, GSP, Boîte 7, dossier « Robert K. Merton »).

381.

Merton à Becker, 13 mai 1975, GSP, Boîte 7, dossier « Robert K. Merton ».

382.

« […] we must be mindful that whate we are dealing with is one particular point of view, which can be complemented by many of the findings in other disciplines ».

383.

« Admittedly, my arguments are based on an assumed attitude among economists, a kind of implicit tone which pervades much economic discussion. I realize I run the risk of misinterpreting the work of others and of building my arguments ».

384.

« Philosophers and social scientists in general still debate the issue of whether or not man has "free will" […] Whether man makes free decisions or whether he is "programmed" to make the decisions is irrelevant from the economic standpoint ».

385.

Notre thèse apporte des éléments historiques compatible avec son interprétation, résumée par la phrase suivante « les demandes de la politique sociale, en d’autres termes, ont demandé à la communauté scientifique des économistes d’accepter des descriptions du comportement plus spécifiques et moins réalistes » (McKenzie, 1978, pp. 640-641).

« The demands of social policy, in other words, have required the scientific community of economists to accept more specific, but less realistic, descriptions of behavior ».

386.

« In the economic approach, these market instrument preform most – if not all – of the functions assigned to « structure » in sociological theories ».

387.

Knight était reconnu comme le mentor de Buchanan, ce dernier ayant transmit sa passion pour l’œuvre de Knight à McKenzie.

388.

Rappelons que si, comme Becker et Stigler, on considère les préférences stables, alors il faut chercher du côté de la productivité de la fonction de production du ménage afin d’expliquer les changements d’attitude des agents dans la consommation d’un bien (par exemple le fait d’écouter toujours plus de musique). Le capital humain augmente la productivité du temps, et donc diminue le coût de l’intrant « temps » dans la production d’un bien non marchand (l’« appréciation de la musique » par exemple), augmentant la demande du ménage pour ce bien non marchand (voir aussi Becker & Stigler, 1977).

389.

Merton à Becker, 13 mai 1975, GSP, Boîte 7, dossier « Robert K. Merton ».

390.

Becker laissa le paragraphe incriminé intact. C’est un élément soutenant l’idée que le livre de 1976 ne fut pas été écrit pour un public de sociologues, mais bel et bien pour les économistes, ce qui parait cohérent avec ses autres travaux de 1973 et 1977 sur la construction d’une méthode spécifique caractérisant l’approche économique. Avant de séduire les sociologues, il dut formaliser son approche pour les économistes.

391.

« […] the unquestioning adherence it has received by many members of the profession ».

392.

 « It’s one thing to see how far you can go with your conceptual scheme; It’s quite another to make it so flexible that i twill seem to account for every aspect of a concrete phenomenon even at the expense of losing its restricted cogency ».