VI.2.2. L’émergence d’une nouvelle réflexion sur la place de la science économique par rapport aux disciplines avoisinantes

Les approches économiques de Becker et Tullock et McKenzie n’était que des formalisations de la nouvelle orientation « impériale » de la discipline, que les économistes comme Boulding, avaient déjà remarqué (voir l’introduction générale, supra). En 1975, Coase explora les raisons expliquant une telle évolution de la science économique lors d’une conférence de l’International Economic Association à Kiel393. Il considérait qu’investir les territoires des autres disciplines apportait rapidement un regard nouveau sur leurs problèmes, ce qui état plus profitable à court terme que de résoudre des problèmes économiques complexes et durables. Néanmoins, sa conception de la science économique s’opposait explicitement à celle de Posner (1973) et, par suite, à celle de Becker. Représentant une orientation du Law and Economics différente de celle de Posner, Coase pensait que le caractère distinctif des économistes était leur sujet d’analyse, c’est-à-dire le système économique. Sans remettre en cause les mérites de la théorie du choix rationnel, Coase affirmait que l’approche économique ne pouvait pas expliquer tout comportement humain, notamment parce que les autres domaines du comportement humain ne s’entouraient pas du même cadre institutionnel et n’exigeaient pas des individus une telle rationalité. Par l’accent porté sur les phénomènes monétaires, l’économiste bénéficiait d’un avantage concurrentiel sur les autres sciences sociales. Mais une fois que les autres chercheurs auront acquis les outils de l’approche économique, les économistes perdraient cet avantage. Coase s’attendait à ce qu’à terme, les économistes se recentrent sur leur sujet de prédilection : le système économique. Pour lui, l’élargissement de l’analyse économique au social et au politique était légitime uniquement lorsqu’il permettait d’enrichir en retour l’analyse du système économique. Les travaux de Lancaster constituaient de ce point de vue une illustration intéressante394.

En réaction à l’article de Coase (1978), d’autres travaux tentèrent d’expliquer cette évolution inédite de la place de la science économique dans la division du travail entre les sciences sociales. Brenner (1980) pensait que la science économique s’était élargie du fait de son pouvoir explicatif et prédictif supérieur à celui des autres sciences sociales. Tout comme Stigler (1984) et Hirshleifer (1985) l’affirmèrent, la science économique avait survécu au processus de sélection naturelle du marché grâce à ses avantages concurrentiels sur les autres sciences sociales.

Chez Stigler, cette idée découlait de son analyse du marché des idées, qu’il avait présentée lors de son allocution à l’occasion de sa réception du Prix en la mémoire d’Alfred Nobel le 8 décembre 1982395. De manière intéressante, Stigler disait se référer à certaines idées que Becker lui aurait suggéré afin d’expliquer pourquoi les économistes pouvaient être réticents à l’arrivée de nouvelles idées. Becker pensait que ceux-ci avaient investi dans un certain type de capital humain dont la valeur se dépréciait dès qu’un nouveau type de savoir venait le concurrencer. Ils étaient donc incités à s’attaquer aux idées innovantes. Stigler ne mentionnait pas le fait que le même argument avait été précédemment formulé par Tullock (1972) afin d’analyser les causes pour lesquelles ses idées avaient fait l’objet d’un vif rejet de la part des politologues et des biologistes. Stigler et Becker ajoutaient qu’un fort degré d’aversion au risque découragerait les jeunes chercheurs d’entreprendre des recherches innovantes. À en croire les souvenirs de Becker sur ses débuts en tant que chercheur, cette théorie était probablement une tentative d’expliquer le rejet dont il avait été l’objet chez certains chercheurs comme Solow. Cette explication séduisante, représentant implicitement Becker comme un chercheur ayant une forte préférence pour le risque, restait largement hagiographique.

L’application de l’analyse coût-bénéfice au domaine de la méthodologie et de la philosophie des sciences, larvée chez Stigler et Hirshleifer, apparut explicitement dans l’article de Gerard Radnitzky (1987), « The "Economic" Approach to the Philosophy of Science ». Celui-ci avait précédemment abordé le sujet dans un livre codirigé avec Peter Bernholz, Economics Imperialism, en 1987. Radnitzky représentait le chercheur comme un agent rationnel voulant maximiser le nombre de ses découvertes. La méthodologie utilisée par le chercheur était considérée comme une technologie de production de connaissance scientifique. Cette approche reprenait l’idée développée par Stigler et Becker qu’il pouvait être rationnel de se conformer à un ancien paradigme, même lorsqu’un paradigme émergent semblait offrir des réponses plus intéressantes. Néanmoins, à terme, un paradigme permettant d’expliquer un maximum de phénomènes était plus efficient qu’un paradigme nécessitant l’ajout d’hypothèses ad hoc, ce dernier devenant alors trop coûteux à défendre. Cette analyse reformulait les résultats de Kuhn (1962) sous forme économique. Bien qu’il n’aborde pas directement le sujet, le modèle de Radnitzky donnait des arguments méthodologiques précis pour soutenir les hypothèses de Stigler et d’Hirshleifer sur la supériorité intrinsèque de l’approche économique vis-à-vis d’autres types d’approches. Il confortait également Becker dans sa critique des approches voisines, montrant à quel point de telles approches étaient inefficientes et ad hoc. L’analyse de Radnitzky constituait donc un puissant moyen de légitimer l’« approche économique », en dépit de sa circularité. Au début des années 1980, la justification de l’« approche économique » se confondait avec l’« approche économique » elle-même, appliquée au domaine de la méthodologie. Cela témoignait des possibilités virtuellement illimitées de l’application des outils de la discipline. Nous allons en étudier quelques autres aspects majeurs.

Notes
393.

 Le texte fut publié en 1978 dans le Journal of Legal Studies sous le titre « Economics and Contiguous Disciplines ».

394.

Notons que paradoxalement, Stigler (1984) minorait cet effet retour.

395.

 Le discours fut publié en 1983 dans le Journal of Political Economy, sous le titre : « Nobel Lecture : The Process and Progress of Economics ».