VI.2.3. Au-delà du politique, du social et du comportement humain

Notre histoire de ce que l’on appelle depuis les années 1970 « l’impérialisme de l’économie » peut paraître incomplète. Au chapitre V, nous avons décidé de nous focaliser sur l’analyse économique de la famille, qui fut l’illustration la plus représentative de ce mouvement. D’un côté, l’histoire de l’intérêt des économistes pour la famille montrait que l’élargissement des frontières de leur discipline ne s’était pas arrêté au « social » tel qu’il était conçu dans les années 1960, mais avait accompagné ses changements, suivant ainsi l’évolution des préoccupations de la société américaine de la décennie 1970. D’un autre côté, cette histoire nous montrait que la science économique présentait des aspirations universalistes dépassant le simple cadre de la famille.

Dans cette dernière sous-section, nous tentons de brosser de manière plus générale (et nécessairement insatisfaisante) l’histoire de l’élargissement de l’analyse économique à des domaines dépassant le « social » tout au long des années 1970. Nous nous focalisons sur certains domaines, tels que l’analyse économique du droit, de l’analyse économique de la biologie, et l’essor de la cliométrie. Cette exposition nous permettra de tirer quelques conclusions intéressantes concernant les liens entre l’« approche économique » de Becker ou Tullock et la pratique concrète des chercheurs.

Les travaux récents de Medema (2008b) et de Harnay et Marciano (2008) montrent que l’historiographie relative au mouvement du Law and Economics tend à négliger la distinction entre une version plus traditionnelle du Law and Economics et ce qu’il est convenu d’appeler « l’analyse économique du droit ». Les travaux montrent pourtant qu’une telle distinction est importante et que l’on peut mesurer sa portée lorsque l’on s’intéresse au parcours de Posner396.

À la fin des années 1960, Posner enseignait à Stanford. Jusqu’au début des années 1970, ses centres d’intérêts étaient focalisés autour des liens entre le droit et l’économie, dans le sens d’une analyse de l’influence des structures légales sur le fonctionnement du système économique. Cette approche était influencée par Coase (notamment son article de 1960) et Aaron Director. Posner avait d’ailleurs travaillé avec ces deux chercheurs. Il avait rencontré Director à Stanford en 1968. L’article de Posner de 1969, « Oligopoly and Antitrust Laws » portait l’empreinte de leur collaboration. Posner avait également collaboré avec Coase sur le Report of the President’s Task Force on Productivity and Competition, également appelé Stigler Report, publié en 1969. Cette préoccupation pour les problèmes d’antitrust était la marque du Law and Economics, dont Posner se détacha progressivement à partir du début des années 1970.

À cette époque, Posner avait quitté Stanford pour Chicago, où il rencontra Landes et Becker. Mis à part son article de 1968 sur le crime, et celui de 1974 coécrit avec Stigler sur l’application des lois, Becker ne s’intéressait pas directement au droit, tant il était absorbé par l’étude de la famille tout au long des années 1970. Néanmoins, Becker fut un artisan majeur du développement de l’analyse économique du droit au travers de son soutien apporté aux travaux de Posner, Landes et Ehrlich. Il engagea notamment Landes et Posner en tant que co-directeurs d’un programme de recherche au NBER sur le thème du Law and Economics. Du propre aveu de Posner, l’influence de Becker fut considérable dans sa manière de concevoir la science économique et son application.

Ainsi, à partir du début des années 1970, Posner fut la figure emblématique d’une nouvelle conception des liens entre la science économique et le droit (également développée par Landes, Guido Calabresi et d’autres) : au lieu de considérer les effets du droit sur les ajustements économiques (comme c’était le cas dans les études antitrusts), Posner proposait d’analyser les règles juridiques avec les outils de la science économique. L’approche économique du droit fut formalisée dans son ouvrage de 1973, An Economic Analysis of Law, qui, à l’instar de The New World of Economics, s’adressait aux étudiants. Cette nouvelle tradition au sein du Law and Economics suscita suffisamment d’engouement pour permettre à Posner de fonder le Journal of Legal Studies en 1971397. L’idée lui avait été soufflée par Coase, qui souhaitait préserver l’orientation « traditionnelle » du Journal of Law and Economics dont il était le rédacteur en chef. Ainsi, le nouveau journal devait être le support institutionnel de la « quête pour une théorie du processus de décision juridique » (Posner, 1972, p. 439)398. Fort de ce soutien, l’analyse économique du droit suscita le vif intérêt des chercheurs tout au long des années 1970 et 1980, si bien que, pour Medema (2008b), ce mouvement est le dérivé de l’impérialisme de l’économie le plus abouti. Notre rapide présentation montre ainsi que l’élargissement de la science économique à l’étude du droit s’effectua en parallèle à la réflexion de Becker sur l’« approche économique des comportements humains », dont Posner sera un ardent défenseur. Elle peut se voir comme le résultat de l’influence de Becker et Stigler sur la pensée de Posner.

Comme nous l’avons montré au chapitre V, l’analyse économique du droit par Posner montrait comment les institutions sociales, comme les lois des sociétés modernes ou encore les traditions dans les sociétés primitives, étaient le résultat de réponses rationnelles des individus. Les forces économiques découlant de la rationalité des comportements opéraient donc à un niveau fondamental. Cette conception trouva d’autres manifestations au cours de la période dans l’analyse économique du comportement animal, développée par des économistes et des biologistes. Les liens entre la science économique et la biologie sont complexes. Les références effectuées par les biologistes à des concepts proches de ceux de la science économique comme la recherche de comportements optimaux, étaient fréquents dans les années 1970 et 1980. Cependant, elles ne s’inscrivaient pas nécessairement dans l’idée que la biologie subissait l’influence de la science économique ; elles pouvaient traduire une simple analogie à la mécanique (Levallois, 2008)399.

Les années 1970 virent toutefois l’application des analyses économiques aux comportements animaux. Dès les années 1960, Tullock s’était penché sur la question. Son manuscrit, Coordination Without Command: The Organization of Insect Societies, analysait les sociétés de termites et de fourmis à l’aide d’outils quantitatifs. L’écriture de l’ouvrage avait permis à Tullock de rencontrer Wilson, qui, en plus de corriger certaines erreurs, s’était inspiré de l’approche de Tullock dans son propre travail de sociobiologie (Levallois, 2008). Cependant, l’approche de Tullock n’avait pas suscité l’engouement des biologistes, car l’individualisme méthodologique semblait hors de propos à l’époque. Toutefois, Tullock poursuivit son intérêt pour l’analyse économique des espèces animales et publia dans les années 1970 plusieurs articles sur le sujet (voir, par exemple, Tullock, 1970, 1971). De la même façon, il s’intéressa quelques années plus tard à l’altruisme, l’un des problèmes centraux posés par l’ouvrage de Wilson, Sociobiology, ce qui le détacha provisoirement des comportements purement animaux. Ce sujet continua pourtant d’intéresser et le milieu des années 1970 vit l’émergence d’une littérature fournie sur la question. Plusieurs tendances émergèrent. Dans la mouvance de Tullock, certains économistes et biologistes appliquèrent directement les outils microéconomiques à l’analyse de la constitution de provisions chez les espèces animales (voir le survey de Rapport et Turner, 1977).

D’autres, adoptèrent une orientation différente. Leur motivation portait sur la volonté d’expérimenter les résultats de l’analyse économique traditionnelle dans le cadre d’un environnement contrôlable. L’expérimentation sur des animaux semblait appropriée. John Kagel et Raymond C. Battalio, deux économistes de Texas A & M University, furent parmi les principaux spécialistes de ces questions. Leur chapitre intitulé «Token Economy and Animal Models for the Experimental Analysis of Economic Behavior » (1980), montrait que l’application de la théorie du consommateur aux sociétés animales présentait des résultats empiriquement robustes. Au début des années 1980, ces auteurs publièrent les résultats de leurs expériences dans le Quarterly Journal of Economics, le Journal of Political Economy et l’American Economic Review, lesquelles abordaient l’arbitrage revenu-loisir, le choix entre plusieurs biens et la formulation des fonctions de demande chez les animaux (Kagel, Battalio, Rachlin & Green, 1981 ; Kagel, Battalio & Green, 1981).

Ces analyses allaient au-delà des restrictions de l’approche de Becker qui se cantonnait au comportement humain. Néanmoins, Becker lui-même considéra l’extension de son approche économique aux sociétés animales, comme en atteste l’un des derniers chapitres de A Treatise on the Family, « Family in Nonhuman Species ». Cinq ans après la formulation de son approche économique, Becker la faisait encore évoluer, car elle n’était pas seulement un outil puissant « pour comprendre le comportement humain, mais aussi pour comprendre le comportement d’autres espèces » (Becker, 1991b, p. 307)400. Becker négligeait l’analyse philosophique du libre arbitre : l’approche économique était utile pour analyser des décisions, qu’elles soient choisies ou « programmées ». Quelles que furent leurs particularités, les espèces animales faisaient face à des forces économiques dans la mesure où leurs membres devaient « décider » en fonction des coûts liés aux diverses alternatives. Les décisions étaient de même nature que celles des familles humaines ; elles concernaient la quantité et la qualité des enfants, le choix du partenaire, ou encore la division sexuelle des tâches.

En se référant aux travaux de Becker (1981a), mais également ceux d’Hirshleifer (1978, 192) et Tullock (1978), Janet Landa (1986) parlait d’approche « bioéconomique », perçue comme une avancée par rapport à la sociobiologie, qui constituait un « impérialisme » concurrent, mais qui peinait à rendre compte de certains comportements comme l’altruisme (voir le chapitre V, supra). Cette approche montrait qu’à la fin des années 1970, économistes et biologistes (tels Michael Ghiselin) prenaient conscience de la proximité de leurs outils. La bioéconomie favorisa donc l’échange entre les deux disciplines, et fut la manifestation du recul des frontières de la science économique. De plus, ces liens entre science économique et biologie sont tout à fait caractéristiques de l’évolution de la science économique à partir de la décennie 1970. En effet, le rapprochement des deux disciplines ne concernait pas ici la proximité de leur champ d’analyse, comme l’avait illustré le rapprochement de la science économique et de la science politique par la théorie du « choix public ». Il concernait la proximité de leurs outils. Ainsi, la bioéconomie entérinait une vision de la science économique (mais aussi de la biologie) comme une discipline définie exclusivement par ses outils.

Par conséquent, il serait réducteur de circonscrire les élargissements de la théorie économiques à la définition programmatique de Becker, comme en témoigne les expériences sur les animaux destinées à valider les résultats de la théorie du consommateur, ou, plus généralement, l’analyse économique du comportement animal. Ils étaient plutôt l’illustration d’un contexte favorisant la reconnaissance de la fécondité du cadre d’analyse de la science économique, appelant de possibles rapprochement entre la science économique et la biologie. Cet exemple montre bien la déconnexion qu’il peut y avoir entre le travail de définition de la science économique et la pratique concrète des économistes. D’ailleurs, ce n’est pas un cas isolé. Un autre exemple de l’élargissement de la science économique non directement stimulé par une telle définition programmatique est donné par le cas de la cliométrie, laquelle vécut un essor formidable durant les années 1970.

En 1958, « Slavery in The Ante-Bellum South » par Conrad et Meyer développa pour la première fois une analyse économique d’un problème généralement réservé aux historiens, et notamment aux historiens des faits économiques : l’esclavagisme. L’article est généralement considéré comme ayant contribué à la fondation du mouvement plus tard appelé Cliométrie. Il était né d’un questionnement concernant la causalité en Histoire, et la possibilité de formuler des généralisations dans cette discipline (voir Conrad & Meyer, 1957). Les auteurs s’étaient ainsi intéressés à l’efficience du système esclavagiste, en se fondant sur un modèle économique inspiré de l’équilibre partiel marshallien. L’article avait suscité une littérature sur le sujet dans les années 1960, (à laquelle Battalio et Kagel avaient d’ailleurs participée), notamment concernant l’estimation du taux de retour sur investissement des esclaves. À Chicago, le sujet avait intéressé Robert Evans, qui rédigea un compte rendu de l’ouvrage pour le Labor Workshop en 1957, et qui consacra sa thèse à ce sujet précis401.

Robert Fogel fut l’un des représentants les plus en vue de la démarche. Sa thèse, Railroads and American Economic Growth, dirigée par Simon Kuznets et soutenue en 1964, avait été portée rapidement à la connaissance d’un petit groupe d’économistes composé de Douglass North, William Parker, Brinley Thomas, Rondo Cameron, Robert Gallman, Lance Davis, et J. R. T. Hughes. Ceux-ci avaient la même volonté : appliquer les outils de la science économique, mais également les techniques quantitatives issues de l’économétrie, à l’analyse de faits passés. Comme l’affirmèrent Donald McCloskey et Fogel (1985), ils avaient pour but de réinventer l’histoire économique comme une branche de la science économique.

Le développement de la discipline s’effectua tout au long des années 1960, en particulier à Harvard, Rochester et Purdue. Les financements de la Ford Foundation furent essentiels dans l’institutionnalisation du mouvement, en permettant la tenue de conférences annuelles à Purdue (McCloskey, 1976). À la fin des années 1960, la National Science Foundation y ajouta son soutien financier et les conférences annuelles se déplacèrent de Purdue à l’Université du Wisconsin (ibid.).

C’est à partir du début des années 1970 que l’impact de cette approche sur la pratique de l’histoire économique fut significatif. Celui-ci est mesuré par Robert Whaples (1991) dans son étude quantitative des publications du Journal of Economic History. Bien que l’approche ait émergé à la fin des années 1950, sa diffusion dans la discipline explosa à partir de 1966. De 1961 à 1965, l’approche restait assez minoritaire : elle ne concernait qu’environ 15 % des articles publiés402. Cette proportion augmenta significativement de 1966 à 1970, passant à environ 45 %. Durant la période 1971-1975, la croissance se poursuivit : le ratio s’éleva aux alentours de 75 %, pour se stabiliser les décennies suivantes aux alentours de 80 %. Constatant l’évolution de la discipline en 1972, Fogel remarquait l’augmentation constante du nombre d’historiens de formation manifestant un intérêt pour les techniques quantitatives. Par conséquent, la diffusion de cette approche de l’histoire fut favorisée par son adoption par les historiens de formation. Ainsi, la diffusion de l’utilisation des outils de l’analyse économique au domaine de l’histoire économique, amorcée au cours des années 1950, accompagna l’émergence de l’« approche économique » telle que Becker put la définir, à défaut d’en être le fruit.

Tableau 3. Part des pages du
Tableau 3. Part des pages du Journal of Economic History présentant un contenu cliométrique

Source : Reproduit de Whaples (1991).

Notes
396.

Les paragraphes qui suivent sont essentiellement fondés sur les travaux de Harnay et Marciano (2008), mais aussi sur ceux de Medema (2008b), relatifs à l’apport de Posner dans le Law and Economics.

397.

Le premier numéro du journal est daté de janvier 1972.

398.

Cette citation est tirée de la postface du premier volume du Journal of Legal Studies.

399.

 Nous ne pourrions être exhaustifs dans l’analyse des liens entre science économique et biologie et nous recommandons l’étude de Levallois (2008). Cependant, la revue de littérature de David J. Rapport et James E. Turner sur les liens entre la science économique et l’écologie, publié dans Science en 1977, montre bien que de nombreux non économistes intéressés par les problèmes de production dans les sociétés animales redécouvrirent des notions telles que le coût marginal, sans connaissance préalable de la science économique.

400.

 « Economic analysis is a powerful tool not only in understanding human behavior, but also in understanding the behavior of other species ».

401.

Notons, d’ailleurs, que lorsque Lewis et Becker parlent à l’époque de l’article de Conrad et Meyer, ils ne parlent pas d’histoire économique, mais bel et bien de l’analyse économique de l’esclavagisme (Lewis à Becker, 16 octobre 1957, HGLP, boîte 10, dossier « Becker, Gary »).

402.

Ces proportions servent à donner ici un ordre d’idée. Whaples utilise trois manières distinctes de mesurer la part des articles utilisant une approche cliométrique. Pour chaque période, les trois ratios sont toutefois relativement proches (voir le tableau 3).