Conclusion générale

Nous nous sommes intéressés à l’émergence et au développement de l’utilisation des outils de la théorie économique à l’analyse du politique (vote, constitutions, action collective) et du social (crime, santé, éducation) avant de montrer comment, dans les années 1970, cette entreprise hors des frontières de l’économie s’affranchit de toute limite thématique, pour investir des territoires aussi divers que la famille, le droit, ou le comportement animal. De ce mouvement, on peut retirer quelques enseignements.

En premier lieu, la réception réservée à ces travaux connut une évolution significative. Les multiples élargissements des frontières de la science économique s’accompagnèrent d’une évolution de la société américaine, qui vit tour à tour les domaines du politique, du social et de l’économique se fondre. Cela s’accompagna notamment de l’acceptation progressive par les chercheurs des autres sciences sociales de l’idée que ces comportements avaient nécessairement une dimension économique, impliquant un choix rationnel entre des solutions alternatives. Au milieu des années 1980, on reconnaissait à la science économique une compétence dans l’analyse de tout type de comportements social.

Dans notre analyse de la réception des entreprises aux frontières de l’économie, nous avons souhaité aller au-delà des histoires existantes de la théorie du « choix public » et de l’entreprise beckerienne, qui sont souvent le fruit du travail des principaux acteurs de ce mouvement. Leur expérience même rend difficile le compte rendu historique des évènements. En effet, ces auteurs transgressèrent les frontières disciplinaires traditionnelles à un stade précoce de leur carrière universitaire. Outre les difficultés qui peuvent accompagner la carrière de tout jeune chercheur, ils durent affronter les résistances de certains économistes bien établis dans la profession. À l’image de Becker ou de Buchanan, certains d’entre eux durent, dans un premier temps, s’isoler de l’influence de leurs mentors, ce qui contribua à renforcer le sentiment que leurs travaux étaient mal reçus. Notre recherche dresse un tableau plus nuancé. En dépit des oppositions traditionnelles entre les économistes et les chercheurs des autres sciences sociales, il faut noter que ces derniers manifestèrent non seulement de l’appréhension mais aussi de l’intérêt pour ces entreprises novatrices. Des réactions enthousiastes provinrent notamment de sociologues ou de politologues insatisfaits de leurs propres disciplines et soucieux par conséquent de développer des approches alternatives. De la même façon, certains d’économistes, comme Duesenberry et Solow, qui pouvaient avoir une vision caricaturale de la sociologie, ne manquèrent pas d’être critiques. Dans tous les cas, lorsque ces travaux présentaient une menace explicite pour des approches concurrentes, l’écho fut négatif.

Notre recherche a permis d’illustrer que ce qui relève du champ d’analyse de la science économique à un moment donné n’est pas uniquement déterminé par des considérations scientifiques, mais également par la perception variable que les chercheurs ont du caractère économique des phénomènes étudiés. Ainsi, l’élargissement de l’application des outils économiques aux domaines traditionnels de la science politique ou de la sociologie fut, au préalable, stimulé par une réflexion multidisciplinaire sur des sujets frontaliers. À la fin de la guerre, l’extension des domaines d’intervention de l’État, ainsi que l’émergence de la société de masse, furent le moteur d’un changement d’orientation des sciences sociales vis-à-vis du politique. Les frontières entre la science économique et la science politique devinrent perméables du fait de la dissolution de la notion d’État dans les concepts de processus politique et de choix collectifs. Par la suite, cette perméabilité favorisa l’accès des territoires traditionnels de la politique, comme l’analyse des constitutions, aux économistes.

À cet égard, le contexte joua un rôle important dans la perception de ce qui relève du politique ou du social. Les réactions à la crise sociale sous Johnson et Nixon en sont l’exemple parfait. En effet, la Guerre contre la pauvreté s’accompagna d’une définition particulière du social, en lien avec les problèmes pressants des années 1960, comme le crime, la discrimination, la santé publique ou encore l’éducation. Bien que marginal, l’accueil mitigé réservé au rapport Moynihan de 1965 montra que la famille n’était pas considérée par les politiques, et, par voie de conséquence, par les chercheurs, comme une unité d’analyse pertinente pour le traitement de la crise sociale. Il faudra attendre les années 1970 pour la crise de l’institution familiale américaine acquiert une parfaite visibilité. L’évolution du débat sur les politiques familiales contribua d’ailleurs à modifier la perception populaire, en soulignant la nature économique des choix individuels au sein de la famille.

Notre histoire de l’élargissement des frontières de la discipline économique est également celle de l’introduction de la notion de groupe dans l’analyse économique, avec pour enjeu fondamental la possibilité d’expliquer son comportement au sein du modèle de l’intérêt personnel. L’intérêt des économistes pour la notion de groupe reflétait les préoccupations sociétales. Dans l’Amérique de la Guerre Froide, l’accent était mis sur l’aspect politique du groupe, tandis que les conflits des années 1960 illustrèrent l’importance de sa dimension sociale. Enfin, les années 1970 portèrent l’intérêt des économistes vers les petits groupes unis, tels que la famille.

En second lieu, il apparaît que chaque étape de l’élargissement de l’analyse économique s’accompagna de l’émergence d’une pratique particulière de la discipline, qui, de fait, excluait d’autres pratiques. La première vague d’élargissement de l’analyse économique au politique fut le résultat d’une réflexion sur la place nouvelle de l’État dans la société américaine d’après-guerre. Les artisans de cette approche, regroupés lors des Conferences on Non-Market Decision Making, formulèrent une définition spécifique de ce qui relève de l’analyse économique du non-marchand. Celle-ci excluait les analyses du social telles que Becker les avaient formulées à la fin des années 1950. D’une manière analogue, les critiques de Tullock (1984) à The Treatise on the Family soulignaient la trop grande spécificité de l’approche économique de la famille de Becker et de ses étudiants. Tullock pensait que leur utilisation d’un vocabulaire aussi spécifique à certaines institutions comme l’université de Chicago ou le NBER, constituait une barrière au dialogue interdisciplinaire.

L’évolution ci-dessus fait penser à ce que le sociologue des sciences Thomas Gieryn (1999) appelle le « boundary-work », c'est-à-dire la construction de critères de démarcation (souvent rhétoriques) entre le scientifique et le non-scientifique. L’histoire de l’impérialisme de l’économie est donc également celle d’une quête d’autorité épistémique. Les chercheurs forgèrent ainsi des critères de démarcation pour se différencier d’autres approches au sein de la science économique et, plus généralement, au sein des sciences sociales. Néanmoins, en s’intéressant au discours des principaux artisans de l’impérialisme de l’économie, tels Becker, Olson, Stigler, Posner, Tullock et McKenzie, on constate que leurs tentatives de démarcation se confondent souvent avec le refus de reconnaître le caractère scientifique des approches concurrentes. Cela est parfois explicite, comme en témoigne la volonté de Becker de mettre fin au caractère ad hoc de nombreux travaux des sciences sociales, qu’il associe à un manque de scientificité. Becker ou Tullock représentent toutefois des cas extrêmes. Leur dédain pour les approches qui ne sont pas basées sur la théorie microéconomique transparaît souvent dans leurs remarques, ce qui ne manqua pas de susciter des réactions de défense chez certains chercheurs en sciences sociales405.

Dans la pratique, Gieryn affirme que le « boundary-work » conduit à trois types de comportements stratégiques, que l’histoire de l’impérialisme de l’économie permet d’illustrer (Lamont & Molnar, 2002, pp. 178-181). La première stratégie est celle de l’expansion, qui survient lorsque plusieurs approches se disputent le monopole d’un domaine. Si les travaux de Becker, ainsi que les réseaux institutionnels qu’il construisit autour de Chicago, Columbia et du NBER, n’avaient pas pour ambition de monopoliser l’analyse du social, ils visaient toutefois à contester le monopole de la sociologie. La deuxième stratégie consiste à se protéger d’un pouvoir extérieur ou d’approches concurrentes. La création de la Public Choice Society au début des années 1960, puis du Center for the Study of Public Choice à Blacksburg au début des années 1970, offrirent effectivement un cadre institutionnel protecteur, vis-à-vis des critiques, mais également vis-à-vis du pouvoir de l’université de Virginie. La troisième stratégie consiste à expulser des approches scientifiquement rivales. Les travaux d’Olson peuvent ainsi s’interpréter comme une contestation de l’autorité scientifique des théories structuro-fonctionnalistes afin de minimiser leur expertise dans la décision publique. Chez Olson, le caractère scientifique se traduisait par la capacité à formuler et évaluer les politiques publiques. Il concevait l’élaboration d’indicateurs sociaux comme un travail empirique préalable à la construction d’une théorie des phénomènes sociaux basée sur la notion d’externalité et de biens publics. Selon lui, ces outils permettraient l’édification de politiques publiques qui modifieraient les structures d’incitation. Son engagement dans l’élaboration d’objectifs mesurables l’opposait aux sociologues structuro-fonctionnalistes, car ceux-ci, n’étant pas dotés d’outils similaires, étaient incapables de produire des solutions pratiques à la crise sociale des années 1960.

L’histoire de l’impérialisme de l’économie ne peut donc être dissociée de la participation croissante des chercheurs dans l’élaboration de solutions aux problèmes sociaux. D’une certaine manière, pour reprendre la critique de McKenzie à l’égard de l’approche économique de Becker, l’élargissement de la science économique hors de ses frontières naturelles illustre la transformation de la discipline en un outil de contrôle. Celle-ci accompagna l’évolution de la nature de l’intervention de l’État dans la société. Grâce à ses méthodes quantitatives et à sa capacité à rationaliser les politiques publiques, la science économique produisait des résultats prometteurs dans la lutte contre la crise sociale des années 1960. Puis, à mesure que les années 1970 s’écoulèrent, suivant le rôle croissant du marché dans la régulation des comportements humains en société, elle devint l’outil d’analyse privilégié du contrôle social. Le passage de la première conception à la seconde fut source de conflits importants entre les économistes, mais également entre ceux-ci et les autres chercheurs. Pour autant, la participation des économistes à l’élaboration des politiques publiques s’accompagna d’une certaine diversité des opinions concernant l’importance et l’efficacité de l’action publique. L’extension du domaine d’analyse de la science économique servit autant aux partisans d’une intervention publique efficace qu’aux partisans du recul de l’État dans la société.

Enfin, notre étude de l’émergence de l’« approche économique » montre que sa définition vint a posteriori. Cette approche peut être comprise comme une tentative de la part de certains économistes de rationaliser leurs travaux en leur donnant une orientation méthodologique identifiable. De ce point de vue, il n’est pas surprenant que l’impérialisme de l’économie jette un éclairage nouveau sur la définition de Robbins, ce qui ne fut possible qu’une fois que les économistes prirent conscience des avancées de leur discipline au cours des années 1960. Dans le cas de Becker, l’entreprise de rationalisation de ses travaux antérieurs autour de la notion d’« approche économique », telle qu’elle est formulée dans The Economic Approach to Human Behavior, masque l’évolution de sa pensée. Cette formulation, au départ restreinte aux comportements humains, ne permet pas de prendre en compte d’autres développements, tels que l’analyse des comportements animaux. Et c’est pourquoi elle dût être amendée quelques années plus tard. Ces exemples montrent que les définitions de la science économique n’ont pas systématiquement un caractère programmatique, mais sont parfois des reconstructions a posteriori.

Depuis la fin des années 1980, il semble que l’« impérialisme de l’économie » ait changé de visage. Ben Fine, qui travaille sur l’impact des analyses économiques du social sur la recherche contemporaine en sciences sociales, a montré que celui-ci varie selon les disciplines406. Il signale en outre deux caractéristiques principales de l’évolution récente de l’impérialisme de l’économie. Il y a d’abord le changement du cadre d’analyse microéconomique avec un éloignement de la notion de marché parfait et du raisonnement « comme si », qui caractérisaient l’« ancien impérialisme » (Fine & Milonakis, 2008). Le « nouvel impérialisme », du fait de sa sensibilité plus grande aux marchés imparfaits et aux asymétries d’information, aurait séduit les chercheurs en sciences sociales soucieux d’un plus grand réalisme. En particulier, il permet d’expliquer la formation des institutions sociales par leur rôle dans la résorption des défaillances de marché. Par conséquent, l’histoire, la culture, ou encore les normes, peuvent être endogénéisées (Fine & Milonakis, p. 307). Bien que chez Fine et Milonakis (2008), Becker personnifie l’« ancien impérialisme » fondé sur la perfection des marchés, on retrouve pourtant dans le « nouvel impérialisme » de Fine une approche similaire à celle de Posner (1980a, 1980b) et Becker (1981a). En effet, ceux-ci considèrent que les sociétés dites « primitives », caractérisées par des coûts d’informations forts et une grande incertitude, organisent leurs institutions en vue d’échanger des mécanismes assurantiels pour minimiser l’incertitude.

Pour Fine et Milonakis (2008), le « nouvel impérialisme » ne remet pas en cause le caractère impérial de la science économique, car celle-ci reste fondée sur la maximisation des fonctions-objectif et les ajustements marchands. Cet impérialisme fait du social un domaine subordonné aux défaillances de marché, impliquant une subordination des sciences sociales à la science économique. L’usage de la notion de capital social par les économistes comme les autres chercheurs en sciences sociales serait une illustration de ce nouvel impérialisme (ibid.). Bien que développé initialement par Pierre Bourdieu, le concept fut intégré dans la théorie du choix rationnel de James Coleman407. En témoigne l’usage du terme par Becker lui-même. Dans son livre Accounting for Tastes (1996), Becker tente d’intégrer systématiquement l’effet des interactions sociales sur les préférences individuelles, par l’usage de la notion de capital social. Becker élargit alors son analyse : tous les individus peuvent avoir des méta-préférences identiques (représentées dans la « fonction d’utilité élargie»), leurs expériences passées et les effets des interactions sociales affectent leur capital humain et social, ce qui façonne en retour leurs préférences à un moment donné (représentées par la « fonction d’utilité restreinte »). Les préférences ne sont alors plus stables, car affectées par le capital humain et social, tandis que les méta-préférences restent stables et identiques. Ce faisant, Becker (1996), puis Becker et Murphy (2000) développent l’analyse microéconomique du social par l’analyse des effets des valeurs, des normes et des groupes sociaux sur les comportements humains, répondant aux principales critiques formulées depuis le début des années 1960.

Néanmoins, comme le montre Gautié, l’introduction du capital social et personnel au niveau de la fonction d’utilité restreinte ne limite pas l’importance de la rationalité des choix, s’effectuant au niveau des méta-préférences :

‘« l’individu est supposé choisir en amont (par l’optimisation) les influences auxquelles il se soumet et qui affecteront par la suite son comportement. Ainsi par exemple, il peut-être rationnel pour l’individu d’intérioriser la valeur sociale de l’honnêteté en fréquentant des gens honnêtes, car, en agissant honnêtement par la suite par simple habitude, il sera plus crédible et suscitera plus de confiance, ce qui pourra, dans certaines circonstances, lui procurer des bénéfices importants » (Gautié, 2007, p. 931).’

Accounting for Tastes ne s’oppose donc pas de la démarche précédente de Becker. L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs par « De Gustibus non Est Disputandum » et se poursuit par « A Theory of Social Interactions », deux contributions caractéristiques de l’ancien impérialisme de l’économie.

Le « nouvel impérialisme de l’économie » étant, il semblerait que l’élargissement des frontières de la science économique, tel que Becker le souhaitait, n’ait pas été poussé à son terme. La conception du « tout économique » s’accompagnant de l’idée, soutenue par Hirshleifer, qu’il n’existerait qu’une science sociale unique organisée autour de la méthode économique, ne s’est pas imposée aux autres sciences sociales en dépit de la réaffirmation récente de la vision « impériale » par Lazear (2000). Cette approche concède la nécessité d’une collaboration entre les disciplines, menant à l’enrichissement mutuel des sciences par le partage de leurs spécificités. Un des exemples de cette fertilisation croisée provient des nouveaux courants de pensée nés en réaction à l’impérialisme de l’économie. Cette critique stimula les développements des travaux de Granovetter (1985) sur l’encastrement (embeddedness) du comportement économique dans les institutions sociales (voir Swedberg, 1990a). D’une certaine manière, c’était le prolongement des questions posées une décennie plus tôt par la théorie des interactions sociales de Becker, concernant le domaine du choix individuel. Granovetter fut l’un des artisans du mouvement de la nouvelle sociologie économique qui vécut assez rapidement une formidable expansion (voir Swedberg & Smelser, 1994).

D’autres liens entre science économique et autres sciences sociales se développèrent également, notamment l’importation de concepts psychologiques et sociologiques dans la compréhension de la réalité économique, comme en atteste l’article fondateur d’Akerlof et Dickens (1982), introduisant la dissonance cognitive dans le comportement des travailleurs. Les années 1980 virent également le développement de liens entre la science économique et la psychologie qui s’intéressèrent particulièrement aux développements d’hypothèses comportementales différentes du cadre traditionnel de la maximisation. Pour Gautié (2007), les développements de l’économie expérimentale seraient la manifestation la plus importante des rapprochements entre science économique et autres sciences sociales depuis les années 1980. Fondés sur les travaux de Daniel Kahneman et Amos Tverski (1979), l’objectif de ces chercheurs est de développer un modèle comportemental de l’agent économique compatible avec les données issues des expériences en laboratoire. Bien que certains, dont Lazear (2000), voit l’économie expérimentale actuelle comme une remise en cause de l’« approche économique », les tenants de celle-là (tels Colin Camerer) affirment au contraire vouloir enrichir celle-ci. Leur objectif resterait en effet la formulation de modèles économiques hypothético-déductifs dont la validité serait mesurée par la confrontation de leurs prédictions aux faits (voir Gautié, 2007).

Il ne faudrait pas conclure pour autant que ces entreprises multidisciplinaires marquent l’affaiblissement de l’influence de la science économique sur les autres sciences sociales. En effet, les économistes restent persuadés de la singularité de leur cadre d’analyse et de sa puissance. Faisant écho à ce qu’Olson pensait à la fin des années 1960 lorsqu’il travaillait à l’élaboration d’indicateurs sociaux, Michael Glaeser (2003) rappelle que la théorie microéconomique se distingue par sa compréhension de l’agrégation, autrement dit, pour reprendre la formulation de Samuel Bowles et Herbert Gintis (2000), pour sa capacité à analyser les phénomènes issus de l’interaction d’une multitude d’agents aux désirs différents (voir Gautié 2007).

De plus, l’application des concepts économiques à l’étude d’une variété de sujets gagne en popularité. En atteste le best-seller de Steven D. Levitt et Steven J. Dubner, Freakonomics (2005), Par son écho auprès du grand public, le livre représenta une nouvelle étape de l’application de la science économique à des sujets hors de ses frontières traditionnelles – si toutefois, trois décennies après la publication de The Economic Approach to Human Behavior, on peut encore parler de « frontières traditionnelles » pour caractériser le secteur marchand. Par l’étude de questions aussi surprenantes que « Pourquoi les dealers de crack restent ils chez leurs mères ? », Freakonomics montrait au monde entier (il fut traduit dans de nombreuses langues) que la théorie économique pouvait, comme l’a souvent dit Levitt lui-même, être amusante408. Dans le monde académique, les présentations de Levitt, véhiculaient également cette sensation. Par ailleurs, d’autres médias participent à la diffusion de cette conception, comme, par exemple, la chronique « Everyday Economics » de Steven E. Landsburg, qui apparaît dans les pages électroniques du e-magazine Slate depuis 1996.

Suivant Swedberg (1990a), nous pouvons dire que le phénomène d’impérialisme de l’économie suscita le renouveau du dialogue interdisciplinaire. Celui-ci prit en premier lieu la forme d’un monologue des économistes sur les questions traditionnelles d’autres sciences sociales. Une soixantaine d’années plus tard, le monologue prit peu à peu la forme d’un dialogue, avec la prise en compte de contraintes sociales et psychologiques dans la science économique traditionnelle. De plus, dès le milieu des années 1980, l’élargissement de l’analyse économique au social et au politique servait de fondement à l’enrichissement des analyses de sujets traditionnels, comme en témoignèrent les travaux de Barro sur l’équivalence ricardienne, lequel partage le raisonnement du théorème de « l’enfant gâté ». Ce faisant, il semblerait que les évolutions de la discipline aient confirmé la vision initiale de Souter (1933), selon laquelle, plus que d’enrichir l’analyse des autres sciences sociales, l’impérialisme économique permet l’enrichissement de la science économique.

Notes
405.

Nous pensons aux remarques de Tullock et McKenzie sur les chercheurs en sciences sociales dans The New World of Economics (voir supra). De même, John Raisian, dans la préface du livre The Essence of Becker (1995, p. xix), affirme que Becker aurait conceptualisé la famille comme une firme afin de choquer les sociologues.

406.

Fine reçut un financement de l’Economic and Social Resarch Council (n°R000271046) pour travailler sur ce sujet.

407.

Pour Fine (2005), le succès du concept de capital social est lié à sa faiblesse conceptuelle. C’est un « sac de patates analytique », qui séduit les économistes et les sociologues car chacun peut, en pratique, y inclure ce qu’il veut.

408.

Ce n’est pas uniquement notre interprétation, mais bel et bien l’argument défendu par Levitt à la télévision. Cela témoigne du changement formidable de perception que l’on se fait de la discipline, traditionnellement qualifiée de « science morose ».