A – L’analyse du discours, des images, des stratégies de communication et de représentation

Nous souhaitons montrer, dès à présent, qu’il existe une relation intrinsèque entre la communication et le pouvoir. Le pouvoir n’existe pas s’il n’est pas structuré, soutenu par l’engagement d’une communication, c’est-à-dire par la mise en œuvre par tous les acteurs de l’espace social d’une activité symbolique. Le politique repose sur la base de la représentation, du mandat. L’acteur politique se doit ainsi, au travers d’une stratégie de communication habilement établie, d’émettre des discours visant à mettre en évidence des représentations. Représenter veut dire que l’on passe du réel au symbolique. Les discours sont des événements car ils suscitent des moteurs d’opinions.

Selon la définition donnée par les auteurs de l’ouvrage Le Pen, les mots 25 , les discours politiques ont une « visée informative » ayant pour objet « d’influencer leurs interlocuteurs ». « […] ils cherchent à « faire faire » quelque chose à leurs auditeurs : faire adhérer à une opinion, faire changer d’avis, faire s’inscrire à un parti, faire voter, etc… ». Depuis KATZ et LAZARSFELD26, nous connaissons l’existence des leaders d’opinions et le mécanisme de la communication à deux temps27 pour diffuser l’information et la propagande. Certains politologues s’accordent à dire qu’il existe trois modèles de médiatisation politique : dialogique, propagandiste28 et marketing. La communication politique est un ensemble de pratiques par lesquelles les appartenances politiques sont représentées dans l’espace social. La communication politique est une manière de présenter l’information politique pour que le récepteur soit en accord avec elle et soit dans l’incapacité de faire un autre choix. Tout au long de cette étude, nous allons également tenter de démontrer que le Front National élabore une médiatisation politique propagandiste qui s’adresse à la foule, ou à une image fantasmée de la foule et du collectif.

Rodolphe GHIGLIONE29 a montré que le discours politique était un « discours d’influence », dont le but est d’agir sur l’autre pour le faire penser, le faire croire. C’est ainsi que la « théorie du complot » élaborée par le F.N., et surtout par son leader, Jean-Marie LE PEN, constitue une sorte de métalangage politique. Par une telle formulation, le F.N. entend caractériser une communication politique et l’espace public en général. Pour le F.N., la théorie du complot représente la situation symbolique du F.N. dans l’espace public, où il se trouve à la merci de tous les complots dirigés contre lui par les acteurs légitimes de l’espace public. Cela renforce ainsi la dimension proprement populiste du F.N. car cette théorie le met en situation de victime. Le complot serait ainsi destiné à rejeter le F.N. hors de l’espace public, ce qui confère à ce dernier une aura de persécution.

Nous avons recensé trois types de complot qui font partie des thèmes du Front national : le complot des politiques légitimes contre le F.N., le complot des « grands » contre les « petits », et enfin le complot des médias.

Le F.N. s’est toujours situé en tant que parti d’opposition dans le champ politique, ce qui lui confère ainsi une représentativité et un imaginaire particulier. Stigmatisé par une majorité d’acteurs politiques, de journalistes et de l’opinion publique, le parti de Jean-Marie LE PEN s’est ainsi vu remettre les armes de la dénonciation d’un complot dont il serait la victime.

Depuis sa création en 1972, le F.N. est le seul parti à se voir imposer un « traitement » particulier, une critique acerbe de la part des journalistes mais aussi des autres partis politiques qui n’hésitent pas à user de leurs forces pour lutter contre lui. Une pléthore d’ouvrages, parus ces vingt dernières années, illustre parfaitement cette particularité. Le Front national à découvert 30 de Nonna MAYER et Pascal PERRINEAU, ouvrage de référence sur l’analyse du F.N. présentait une bibliographie de plus de 300 livres, articles et mémoires ou thèses d’étudiants, en rapport direct avec le parti. Cette liste n’est certes pas exhaustive, mais elle témoigne autant du constant intérêt porté à ce parti, que de la multiplicité des thèmes étudiés sur un même objet. Le fait que le F.N. soit un objet d’étude récurrent au sein des sciences humaines s’explique, selon nous, par son statut singulier31. En effet, la mobilisation autour du F.N. n’a cessé de croître32, que ce soit aussi bien celle des militants et adhérents, que celle de ses rétracteurs. Certes ce fait est le propre de nombreux partis politiques, mais ce qui distingue le F.N. des autres mouvements, c’est sa propension au rassemblement malgré l’absence de responsabilités politiques. En effet, depuis 1972, les victoires électorales du F.N. ne lui ont pas conféré de pouvoir politique propre à diffuser son idéologie au plus grand nombre. Seuls les sièges obtenus au sein de conseils régionaux et de municipalités de la région Provence Alpes Côte d’Azur (P.A.C.A.). auront été les témoins de la politique frontiste. Pourtant, les médias, les universitaires, les associations de défense des droits de l’homme n’ont cessé de «s’intéresser» » au parti afin de dénoncer ses propos, souvent qualifiés de contraires aux droits de l’homme ce qui a valu à de nombreux cadres du parti quelques assignations à comparaître. Si l’on considère la thèse de Pierre-André TAGUIEFF et Michèle TRIBALAT33, la diabolisation pratiquée à l’égard du Front national correspondrait à une « lutte directe », une « attaque frontale » qui n’aurait comme fin que d’alimenter la stratégie de « victimisation du mouvement national ». Tant que le vote frontiste ne sera analysé que comme un vote contestataire et que les partis politiques ne prendront pas la mesure de la montée des extrémismes, le Front national continuera aisément à appliquer sa théorie du complot en stigmatisant « les autres ». Parti contre les partis, le F.N. entend, selon ses propres termes, parler au nom du peuple en critiquant les actions mises en œuvre par les différents pouvoirs et les différents gouvernements en place.

A titre d’exemple, la principale rhétorique du F.N., celle qui lui confère un pouvoir d’attraction, celle qui est soutenue par la dénonciation d’agressions et de menaces, est la rhétorique « des petits contre les grands ». L’objectif est de fédérer les divers mécontents en regroupant leurs ennemis supposés sous une seule étiquette. Jean-Marie LE PEN, utilise l’expression « la culture de masse » pour parler de la « culture officielle », en la décrivant comme « la forme moderne du « panem et circenses » antique (« du pain et des jeux »), constitué par le magma des jeux télévisés, des spectacles à grand renfort publicitaire tous politiquement corrects, que distribuent au peuple, pour le tenir abêti et hébété, soumis et assoupi, les financiers du show-biz aux ordres des lobbies» 34. La « masse » est une notion imprécise, variable, un concept fantasmatique. À l’inverse de la culture populaire qui est reconnue comme créatrice, la culture de masse peut être qualifiée de multiplicatrice. Dans la société des désirs, il convient de multiplier les pratiques culturelles, les loisirs et les divertissements afin de toucher le plus grand nombre. Objet sociologique fondamental depuis l’émergence des médias, la culture de masse devient un élément essentiel dans la fabrique des opinions35 et un outil commercial non négligeable. Aujourd’hui en effet, l’expression de « culture de masse » est essentiellement utilisée comme un élément péjoratif du panorama culturel. C’est d’ailleurs l’opinion développée par le président du F.N. dans la citation suivante : «la culture de masse [est] fabriquée par des « fils de pub » : pour ces derniers, la « culture » est un moyen de faire de l’argent. Ils livreront donc des productions médiatiques ou médiatisables, vite faites, vite vues, vite oubliées » 36 . La dénonciation des lobbies culturels et financiers au détriment du peuple est souvent présentée lors des interventions publiques emblématiques du F.N. Il y a dans cette citation deux types de critiques, à l’égard des contenus culturels, télévisuels et cinématographiques, et à l’égard des acteurs producteurs de l’industrie culturelle. Cette industrie proposerait majoritairement des programmes étrangers (provenant pour la plupart des Etats-Unis) et qui ne reflèteraient en rien, la société française telle que la conçoit le Front national.

« La menace culturelle américaine tend à faire du Français une copie à peine régionalisée de l'original fabriqué à New York et exporté par les U.S.A. Depuis les lendemains de la guerre, l'Amérique nous distille en effet les schémas simplistes de ses cow-boys qui ont évincé les sagas européennes pour nous imposer la violence et les bons sentiments.» 37

Ainsi, le peuple français serait menacé par la « culture cosmopolite » dont l’unique objectif serait d’aliéner les citoyens en leur proposant des programmes non conformes à la culture nationale. En d’autres termes, le Front national développe une idéologie populiste qui vise, à partir des attentes et des préjugés les plus manifestés par l’opinion publique, à se proposer comme fervent défenseur du peuple.

Pour reprendre la définition présentée dans le Dictionnaire historique et géopolitique du XXe siècle, « La notion de populisme trouve ses origines dans la doctrine du narodnitchestvo (de narod [peuple] et narodnik [populiste]) qui apparut après 1870 au sein de la Russie impériale : elle désignait alors un mouvement de retour de l’intelligentsia vers le peuple afin de l’aider à s’instruire, mais aussi d’apprendre à son contact et d’équilibrer l’intellectualisme lié à une modernité faite de ruptures et d’importations. […] Le populisme trouve sa marque essentielle dans sa prétention d’opposer le peuple comme « entité naturelle » à la communauté politique contractuelle qui, depuis Rousseau et les Lumières, est au fondement même de l’Etat. […] En cela, il s’alimente de procès fait à l’encontre des institutions qui sont tenues pour responsables de malheurs et d’échecs, dont le peuple serait la principale victime. » 38

La culture, telle que la conçoit le F.N., est en parfaite adéquation avec ce principe39. En effet, le programme culturel du Front national oppose son unité à l’inconstance des revendications des français sur des sujets aussi variés que la sécurité, l’emploi, la politique extérieure, etc… « Le discours de Jean-Marie LE PEN crée un maillage d’argumentation quel que soit le sujet abordé […]. En appliquant dans la plus grande cohérence sa grille d’analyse idéologique et son système de valeurs à tous les événements, [il] érige son idéologie en un véritable instrument de mutation des représentations de la société. » 40 Or la promotion de l’idéologie frontiste serait menacée, selon le F.N., par l’existence d’un complot des médias. Contrairement aux autres partis politiques, le F.N. subit de nombreuses critiques acerbes des journalistes et ce quelle que soit l’orientation de l’organe de presse. Dans la logique du « vous » et du « nous », Jean-Marie LE PEN a pris pour habitude de parler aux journalistes en utilisant l’expression « vos gazettes », ce qui accroît symboliquement la distanciation entre deux mondes, deux points de vue.

Les premières années d’errance sur la scène politique41 ont préparé les dirigeants frontistes à savoir prendre à revers leurs adversaires en jouant de leurs croyances. En effet, les partis opposés au F.N. fondent leur opposition sur le fait, qu’à la différence du F.N., ils n’ont pas de croyances. Les membres du parti vont ainsi se servir des nombreuses critiques et commentaires en les utilisant pour démontrer que le F.N. serait un parti comme les autres, mais qu’il serait persécuté afin d’être écarté du terrain politique42. Cette dénonciation vise à relancer les débats autour du parti, à accroître sa notoriété, à confirmer ses propos.

Par ailleurs, présent sur la scène politique nationale depuis une trentaine d’années, le F.N. a su accroître son « pouvoir médiatique » grâce à une maîtrise habile de sa communication. Nous étudierons notamment, l’importance des rassemblements politiques orchestrés par les dirigeants du F.N., ainsi celle des discours qui en découlent. Mais nous souhaitons dès à présent, évoquer des caractéristiques particulières des meetings politiques et de la communication politique du F.N.

Les rassemblements frontistes, très ritualisés, servent à exprimer les croyances des participants et à les entretenir. Par leur mise en scène, les meetings du F.N. expriment l’appartenance au groupe, la revivifient et contribuent à renforcer une cohésion collective. La forme du discours est la simplification, le grossissement, l’orchestration. Ce mode d’orchestration est illustré par les meetings du Front national. Objets de théâtralisation du politique, ils se décomposent souvent en trois étapes savamment orchestrées : la présentation du parti et de son programme ; la diabolisation des partis adverses, porteurs de valeurs néfastes ; et, la glorification du parti -au travers de son leader, de l’identité nationale et du thème de l’engagement politique-.

La ritualisation comporte trois caractéristiques.

Selon la première, le rituel est une organisation du temps, une scansion qui constitue un fait de normalisation, d’homogénéisation, du temps social. Par la ritualisation des faits, des discours et des pratiques, le temps social se trouve unifié et strictement ordonné. Cela concourt à la réalisation d’une identité politique forte, d’un fait d’homogénéisation non seulement des temps et des moments de la vie politique, mais aussi des personnes et de leur ancrage dans le réel et dans le monde social. La ritualisation fonde le temps comme une des structures majeures et les plus rigoureuses de l’identité.

Selon la seconde caractéristique, le rituel exprime la glorification du politique qui fait partie de la pratique politique élaborée et mise en œuvre par le F.N. et que l’on peut étendre aux personnes, aux acteurs et aux chefs du F.N.

Enfin, la troisième caractéristique de la ritualisation est de conférer à la culture un caractère de force, et de contrainte. Structurée par des rites, la médiation culturelle acquiert la dimension d’une contrainte qui est sans doute, dans le cadre de cette thèse, un des éléments définissant l’identité politique du F.N. et concourant à l’exprimer.

Sur la base de cette réflexion, nous souhaitons développer nos travaux autour notamment de la question de l’identité du Front National (F.N.), qui selon nous, constitue un domaine peu étudié jusqu’à présent.

Notes
25.

Il s’agit de Maryse SOUCHARD, Stéphane WAHNICH, Isabelle COMINAL, Virginie WATHIER.

26.

Notamment grâce à l’ouvrage Personal Influence (1955)

27.

Paul LAZARSFELD et Elihu KATZ ont élaboré l’hypothèse du « flux communicationnel en deux temps » : il existerait des leaders d’opinionqui sélectionneraient et filtreraient les messages diffusés par les médias. Ils joueraient ainsi un rôle de médiateursentre les médias et la masse d’individus composant les publics.

28.

Le mot « propagande » est apparu en 1597 au Vatican. La congrégation « De propagande fide » était une congrégation romaine, datant du XVIème siècle, chargée de la propagation de la foi. Elle est considérée comme étant l’une des premières initiatives de l’histoire de la communication politique.

29.

GHIGLIONE (1989)

30.

MAYER et PERRINEAU (1996)

31.

Au sens littéraire, différent des autres.

32.

Nous souhaitons rappeler ici que notre étude porte sur les années 1986 à 1998.

33.

TAGUIEFF et TRIBALAT (1998), pp.93-95

34.

Site Internet du FRONT NATIONAL, « Liberté de la culture : enraciner l’avenir.»

35.

Pour une analyse approfondie de ce sujet, nous renvoyons à deux ouvrages : Loïc BLONDIAUX, La fabrique de l’opinion : une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998, 601 p. ; et Noam CHOMSKY, La fabrique de l’opinion publique: la politique économique des médias américains, Paris, Serpent à plumes, 2003, 550 p.

36.

Site Internet du FRONT NATIONAL, « Liberté de la culture : enraciner l’avenir. »

37.

MEGRET (1987), p.105

38.

Sous la direction de Serge CORDELLIER, (2003), pp.544-545

39.

Sur ce point, voir les textes et réflexions des intervenants aux ateliers préparatoires au colloque européen, organisé par l’association Culture et démocratie en mai 2003, « Culture, extrême droite et populismes aujourd’hui en Europe ».

Culture et Démocratie est une association fondée à Bruxelles en 1993, dont le texte fondateur met en avant l'exigence d'une place centrale et fondamentale pour la culture dans notre société. Selon ses propres termes, issues de son site Internet, Culture et Démocratie est « l'émanation forte et spontanée d'artistes et d'intellectuels, de responsables d'institutions culturelles et de mouvements associatifs qui se sont rassemblés pour combattre un double déficit: le déficit culturel de notre société démocratique, et le déficit démocratique qui caractérise notre vie culturelle ».

40.

SOUCHARD, WAHNICH, CUMINAL, et WATHIER, (1997), p.120

41.

A savoir celles qui ont précédé la première victoire électorale du F.N. de 1983.

42.

A titre d’exemple, le F.N. se défend de tout caractère raciste par la présence de nombreux militants et dirigeants issus de diverses origines.