B – La réflexion autour du concept d’identité politique

Dans le cadre de notre étude, nous allons être amenée à établir une différence entre sujet et acteur politique. La vie sociale structure l’élaboration des identités. Le sujet fonde son identité sous le regard de l’autre : il est Sub jectum, placé sous le regard de l’autre.

Une société se donne une identité propre au moyen de pratiques de constructions imaginaires et de représentations symboliques où l’idéologie occupe une place importante. Dans ce sens, l’idéologie peut se définir comme l’imaginaire politique fondé sur des croyances partagées. Comme tout l’imaginaire, l’idéologie s’incarne dans des pratiques symboliques. La culture exprime notre identité, elle est la façon dont nous la représentons. La politique peut être considérée comme l’ensemble des pratiques des acteurs dont les relations d’appartenance et de dépendance structurent une société. Mais elle est aussi un ensemble de faits symboliques et de faits de représentation qui structurent les informations dont sont porteurs les acteurs et qui leur permettent de prendre des décisions.

L’espace public est le lieu de la confrontation au cours de laquelle se structurent les identités d’acteurs politiques. L’identité est un rapport, assumé par le sujet, de ce qui est de l’ordre de sa vérité et de l’ordre du politique. Ce qui est important est la façon dont le sujet va articuler, structurer son identité dans la fondation du signifiant. L’identité est une médiation, une dialectique entre singulier et collectif. De ce point de vue, les pratiques culturelles sont des moyens de produire ou de représenter du singulier, dans le sens où l’individu se construit dans et par des pratiques, et du collectif, au travers des appartenances et des sociétés. Il convient de distinguer deux types d’identité : sociale et personnelle. L’identité sociale englobe tout ce qui permet d'identifier le sujet de l'extérieur et qui se réfère aux statuts que le sujet partage avec les autres membres de ses différents groupes d'appartenance (sexe, âge, métier, ...).

La culture est l’ensemble des médiations symboliques de l’identité. Dans le cadre de notre sujet, il est essentiel d’étudier la question de l’identité nationale, et plus précisément la façon dont ce thème est élaboré, défini et repris par le F.N. et son idéologie. Mais il convient également d’analyser l’identité du F.N. telle qu’elle s’exprime dans les politiques culturelles qui ont été mises en œuvre.

Nous traiterons de la dimension ancienne de la conception frontiste de la culture, du conservatisme qui lui est lié, ainsi que la dimension strictement nationale de la culture et de l’identité. Nous devrons également aborder la question de la place de la culture dans la communication et dans la formation de l’identité politique : la dimension proprement culturelle de l’identité du F.N ; la place de la culture dans la communication du parti et dans son identité ; et les éléments proprement culturels et esthétiques de la communication politique élaborée et mise en œuvre par le F.N.

Le F.N., dans son programme, ne définit pas cette notion d’« identité », mais s’y réfère fréquemment. Bruno MEGRET estime que « l’identité est une notion complexe, une alchimie mystérieuse » 43. L’emploi du terme « alchimie » montre le caractère mystique que l’un des cadres dirigeants du parti associe au terme « identité », en ce sens où il exprime la croyance absolue de Bruno MEGRET aux valeurs liées à l’identité. Mais surtout il traduit l’absence d’arguments propres à définir la référence obsessionnelle à « l’identité nationale ». La majeure partie des politologues, chercheurs, journalistes spécialisés dans l’étude des mouvements d’extrême droite s’accorde à dire que le Front national utilise le concept « d’identité » en permanence dans ses interventions. Il s’y réfère sans jamais le définir précisément et entretient ainsi une sorte d’imprécision autour de ce concept. Le délire de persécution et l’orgueil démesuré du leader et de la majorité des dirigeants participent à la création d’une identité politique fantasmée du F.N, en ce sens où elle ne se définit que par rapport à…

Sur le plan culturel, le F.N. se caractérise des autres partis politiques par sa conception fermée de la culture et son rejet de tout dialogue interculturel  qui menacerait le peuple français : « la civilisation française, enracinée dans le temps et dans l’espace, est subvertie dans son contraire : la culture mondiale de masse » 44 .

Dans son ouvrage Sociologie des religions, Max WEBER appelle « honneur ethnique » et en décrit l’origine comme « la conviction [...] de l’excellence de ses propres coutumes et de l’infériorité des coutumes étrangères » 45 . En fait, pour WEBER, ce principe hiérarchique doit être rapporté à une échelle de valeurs qui est inhérente à tout processus de différenciation.

La « théorie du complot » consiste à ne pas définir l’identité politique sur la base d’un projet, d’un engagement ou de pratiques politiques particulières, mais sur la base de pratiques politiques différentes de celles des autres acteurs politiques, voire opposées à elles. Cette identité placée est au centre d’un dispositif symbolique de l’espace public où elle est en proie aux oppositions et aux attaques des autres acteurs politiques.

D’un point de vue culturel, l’exemple le plus significatif de la théorie du complot est le premier chapitre du programme de 1993, 300 mesures pour la renaissance de la France : l'alternative nationale, qui explique que « [d]ans le carré diabolique de la destruction de la France menée par les politiciens de l’Établissement, après l’extinction biologique (la dénatalité française), la submersion migratoire (l’immigration de peuplement), la disparition de la Nation (l’euromondialisme), le quatrième côté est celui du génocide culturel. ». Ainsi, l’identité politique du F.N. s’articule autour de la « théorie du complot » et d’une approche fantasmatique de l’identité nationale.

L’identité politique du F.N. n’a pas d’engagement ni de projet social et politique explicite. En effet, elle ne s’institue pas elle-même dans l’espace politique, mais elle ne peut se fonder que sur le regard qu’elle attribue sur elle-même aux autres, sur le discours sur elle que les autres acteurs peuvent tenir, ou encore sur des positions politiques systématiquement élaborées par rapport à celles des autres acteurs politiques. C’est sur cette base que les acteurs politiques chez qui l’on peut relever une telle tendance présentent, dans leur discours et dans leur argumentation, une fréquence obsessionnelle de la référence à l’identité -dans les thématiques nationalistes, il s’agit de l’identité du pays-. La fréquence de la référence à l’identité définit, dans le discours politique, une logique imaginaire, fantasmatique, de l’identité, au lieu de la fonder sur un engagement porteur de médiation symbolique et d’engagement effectif dans l’espace public.

A titre d’exemple, la première partie du programme du F.N. datant de 1993, 300 mesures pour la renaissance de la France, l'alternative nationale : programme du gouvernement, intitulée « Identité », s’articule autour de quatre grands axes qui sont l’immigration, l’enseignement, la culture et l’environnement. La volonté exprimée de se « réapproprier et de défendre l’identité française » 46 pourrait justifier le fait que l’idée de la nation pour les nationalistes français est inséparable d’une conception militante de la culture. Cette référence à la notion d’identité comme instrument et symbole de cohésion nationale face au « cosmopolitisme » et au « mondialisme » est présente dans tous les discours et les écrits frontistes depuis sa création. « Le rôle du Politique sera donc de faire respecter et de conforter l’identité culturelle de la Nation». 47 L’intervention politique en matière culturelle est donc légitimée dans le cadre de la préservation et de renforcement de l’identité nationale. Preuve en est que le programme culturel du Front national est, comme il l’a toujours été, associé au « chapitre » consacré à l’identité nationale. Dans son discours lors de la dix-septième Fête des Bleu-Blanc-Rouge en 1997, Jean-Marie LE PEN a présenté les six priorités du parti qui feraient l’objet de six ministères spécifiques. « Six priorités seront la tâche des six ministères : la souveraineté de l’Etat ; l’identité de la Nation ; la prospérité de l’Economie ; les libertés du pays ; la solidarité entre les Français ; la sauvegarde de la vie» 48 . Une fois encore la culture sera intégrée au Ministère chargé de « l’Identité de la Nation ». Les questions culturelles sont ainsi confondues avec des valeurs identitaires. L’utilisation des termes « valeurs » et « identité » n’est nullement fortuite. La culture est perçue comme un héritage permettant la transmission de valeurs propres à la France. Jean-Marie LE PEN présentera ces valeurs, dans son ouvrage Pour la France, comme des composantes vitales de la défense de la nation impliquant une forme d’« exigence nationale », de « respect des traditions », de « préoccupation de liberté », et de « souci de justice »49.

De plus, le parti de Jean-Marie LE PEN, à travers ses nombreuses fêtes et commémorations, l’utilisation de symboles nationaux, mais aussi ses fidélités historiques (BARRES, MAURRAS, POUJADE, pour ne citer qu’eux), développe une croyance collective chargée d’imaginaire populaire. Cette croyance est enrichie par l’obsession quasi mystique de la Nation : « [L]a nation est la communauté de langue, d’intérêt, de race, de souvenirs, de culture où l’homme s’épanouit. Il y est attaché par ses racines, ses morts, le passé, l’hérédité, l’héritage. Tout ce que la nation lui transmet à la naissance a déjà une valeur inestimable » 50.

Notre objectif sera également de montrer comment l’emprise locale de l’engagement frontiste et de son idéologie participe, à la fois, de l’approfondissement de son ancrage social et de la diffusion de ses idées et de ses conceptions du politique.

La culture du F.N. lui confère une identité de parti. C’est dans l’espace que les idées et la culture politique peuvent se faire de plus en plus proches des gens, de plus en plus normales pour les personnes qui participent au débat public en empruntant de plus en plus souvent à des idées qui sont proches d’elles. L’importance de l’espace dans la diffusion des idées culturelles est, sur ce plan, d’autant plus forte qu’elle est renforcée par la mise en œuvre d’outils de diffusion qui peuvent être puissants.

Notes
43.

Cette définition a été proposée lors d’un débat entre Bruno MEGRET et l’écrivain Denis TILLINAC pour l’hebdomadaire Le Point du 21 juin 1997

44.

FRONT NATIONAL (1993), « « Civilisation » ou « Culture » ? »

45.

WEBER (1996), p.133

46.

Site Internet du FRONT NATIONAL, « Le rôle du politique », Programme culturel Liberté de la culture : enraciner l’avenir

47.

Ibid

48.

Discours de Jean-Marie LE PEN lors de la dix-septième Fête Bleu-Blanc-Rouge de 1997

49.

LE PEN (1982), p.169

50.

LE PEN (1982), p.12