III – La relation entre culture et Front national

À partir des « années MALRAUX » (1959-1969), la notion de politique culturelle ne cesse de s’affirmer et de s’approfondir, et l’administration des affaires culturelles connaît un développement remarquable. Depuis les lois DEFFERRE de 1982 et 1983, de nouveaux pouvoirs interviennent dans le champ culturel : les collectivités territoriales. Selon une étude réalisée par Bernard LATARJET57, en 1992, sur l’aménagement culturel du territoire pour le Ministère de la Culture et le Ministère de la Ville, une majorité d’élus locaux considère la culture comme un élément de réponse aux grands problèmes de la société. Ce rapport souligne, en effet, la nécessité d'adopter des problématiques culturelles diversifiées sur des territoires différenciés. La culture a fréquemment pour effet d’activer ou de renforcer les références identitaires. L’application des lois de décentralisation a permis au F.N. d’être un réel acteur de la scène politique après les résultats aux élections municipales des années 1990. Profitant de cette nouvelle opportunité, il se présente comme le parti de ceux qui, frappés par la crise, ne veulent plus croire aux solutions prônées ou essayées par la gauche ou la droite classique. La perte des repères sociaux, de références idéologiques débouche sur un vide politique et motive cet électorat. Devant cet affaiblissement des repères, les frontistes privilégient les valeurs traditionnelles (rurales, patriarcales et nationales). Par ailleurs, leur identité s’exprime par une défiance de plus en plus grande vis-à-vis de l’altérité, de l’étranger et des immigrés. Ainsi, les dirigeants frontistes ont défini une stratégie consistant en la promotion exclusive de l’identité nationale et des identités régionales. Malgré la difficulté à définir la notion d’« identité », comme nous l’avons vu précédemment, c’est cet engagement qui fonde le F.N. Plusieurs auteurs ont déjà noté que la crise qui nourrit le F.N. n’est pas seulement d’ordre économique, elle est aussi une « crise du sens », pour reprendre une formule d’Alain BIHR58. Il s’agit d’une perte de repères, dans la fragilité des institutions et dans l’excès d’informations, qui caractérise notre époque. Sur le plan politique, cela se manifeste en particulier par la perte du sens collectif, et donc par le besoin de retrouver du lien. Dans les milieux ouvriers, le symptôme le plus sensible est celui de la perte de la « valeur travail ». Une perte instrumentalisée par une classe ou un groupe qui légitime ainsi la perte du droit au travail. Et pour le chômeur, la perte de l’emploi est aussi la disparition d’un lieu de socialisation et d’une appartenance.

Le F.N. va donc agir sur cette « perte de sens » par l’élaboration d’une figure de la victimisation touchant le plus grand nombre possible de sujets de société et donc s’adressant au plus grand nombre possible de « victimes ». Ainsi, il nous paraît essentiel de déterminer si les politiques culturelles réservent une place particulière au désir de culture et au désir de communication. Le désir, comme toute activité de médiation et de communication, engage le réel, le symbolique et l’imaginaire.

La culture est aussi là pour donner des formes symboliques et esthétiques à l’imaginaire, aussi, c’est bien dans le champ de la culture que des approches imaginaires peuvent se donner à lire.

La médiation culturelle, comme la médiation politique, est une articulation entre le singulier (subjectivité désir, passion, plaire) et le collectif (politique, appartenance, lien social).

Le Front National, non seulement au travers de ses différents programmes, mais aussi dans le discours de ses dirigeants, a élaboré une stratégie de communication exprimant un imaginaire collectif fondé en particulier sur un thème majeur : la peur.

Ainsi, en adéquation avec cette thématique de la peur, l’élaboration de la stratégie de communication du F.N. tient compte de sa non-représentation nationale et intègre ce fait dans « sa théorie du complot ». Le F.N. utilise fréquemment ce manque «d’expérience » à contresens –par exemple lorsque l’opinion publique est en désaccord avec le gouvernement- et s’érige en maître à penser en émettant des discours de rupture avec les autres partis en place. Cette stratégie est également mise en oeuvre dans le cadre des politiques culturelles. En 1982, Jean-Marie LE PEN, dans son « ouvrage programme », Une âme pour la France 59 , a établi les deux grands principes devant guider la politique culturelle : la liberté (de création, d’expression) et la responsabilité. Ces principes ont été développés pendant une dizaine d’années dans les écrits et discours des dirigeants frontistes. Puis, dans 300 mesures pour la renaissance de la France, l’alternative nationale : programme du gouvernement 60 , Le Front National propose un programme culturel basé sur quatre grands principes : le Beau, le Bien, le Vrai ; l’enracinement ; l’universel ; le rôle du politique.

Dans le cadre des politiques culturelles du F.N., nous allons tenter de démontrer que la peur de l’inconnu et le fanatisme de la croyance sont deux révélateurs de ce que peut être la puissance dévastatrice du désir et de son excès.

Nous souhaitons également développer le fait que les effets mobilisateurs du F.N. se font selon deux orientations opposées : pro et anti. De nombreux exemples (la bibliothèque d’Orange, le Salon du Livre de Toulon, pour ne citer qu’eux) démontrent que le désir de culture émerge chez les dirigeants frontistes sous l’impulsion d’une « sur-médiatisation » durant les années couvertes par notre étude. Plusieurs protagonistes estiment que certaines actions culturelles n’auront été mises en oeuvre qu’en réponse aux multiples réactions anti-F.N. (médias, militants, etc…). Aussi il convient de mettre en évidence que le désir de culture participe à la communication et à l’ensemble des activités symboliques mises en œuvre dans le cadre du F.N.

La culture est le thème qui fait apparaître les contradictions et les tensions internes à un engagement politique, parce qu’elle en exprime la signification. L’intérêt de l’analyse des politiques culturelles du F.N. est que cette étude est une voie d’accès à l’analyse des contradictions qui définissent l’identité de ce parti, y compris, à ses contradictions inconscientes. Nous souhaitons également montrer, par cette recherche, que les politiques culturelles expriment un inconscient politique des acteurs et des pouvoirs.

Le Front national aura dû attendre plus d’une trentaine d’années pour se voir confier des responsabilités politiques locales, trente années durant lesquelles le fantasme de la prise du pouvoir aura gagné tous les esprits, du chef du parti aux militants et partisans.

L’objectif principal de toute formation politique est d’accéder au pouvoir afin de diffuser son idéologie dans les esprits du plus grand nombre.

Dans le discours politique du F.N., la dimension politique du langage fait que le « je » ne peut penser le politique qu’en tant que collectif et non en tant que sujet individuel. Dans cette logique, le Front national va axer son discours sur la thématique de l’identité nationale.

En se distinguant des codes culturels établis depuis la création du Ministère de la culture, le Front national souhaite dénoncer avec fermeté et instance la politique de valorisation de l’art moderne et de soutien de l’art contemporain. Marc JIMENEZ dans son ouvrage, Qu’est-ce que l’esthétique ? , rappelle que la question de l’interprétation et de l’analyse des « arts du XXe siècle » a toujours été à l’origine de nombreuses polémiques et critiques. «[O]u bien l’on considère l’art moderne et la dislocation des formes traditionnelles comme le reflet de la décadence de la société occidentale, ou bien l’on voit en eux un mode d’expression privilégié grâce auxquels les artistes adoptent une position critique vis-à-vis de la réalité […]» 61. Marc JIMENEZ souligne que ces deux approches caractérisent le tournant politique de l’esthétique.

L’élaboration d’une théorie des représentations culturelles des identités politiques, par l’étude des politiques culturelles du Front National durant les années 1986-1998, s’articulera donc autour de cinq parties. Il s’agit en premier lieu de cerner la relation entre culture et politique notamment par l’histoire des politiques culturelles françaises et par l’analyse des acteurs de la médiation culturelle. Dans la seconde partie, nous parlerons de l’expression de l’identité du F.N. Puis nous présenterons les politiques culturelles mises en oeuvre dans les quatre villes dirigées par le Front national durant les années de notre étude (Orange, Marignane, Toulon et Vitrolles). À partir de cette analyse, nous présenterons, dans la quatrième partie, l’expression de l’idéal politique et de l’imaginaire politique du F.N. dans ses politiques culturelles. Enfin la dernière partie sera consacrée aux références esthétiques et culturelles du F.N dans le champ de la médiation culturelle.

Notes
57.

LATARJET (1992)

58.

BIHR (1998)

59.

LE PEN (1982). Ce titre évoque également la question de la paranoïa. Le terme « âme » symbolise l’identité imaginaire qui est mise en scène.

60.

FRONT NATIONAL (1993)

61.

JIMENEZ (1997), p.335