3 – 3 – Politiques culturelles et la création artistique

Dans l’introduction de la première édition des notices de la Documentation française, Institutions et vie culturelles, Guy SAEZ souligne que « [l’]expression « politiques culturelles » couvre, au sens large, toutes les activités de la création, esthétique et intellectuelle, de la médiation, éducative et informative, et du loisir ; et au sens restreint les seules politiques de création et de diffusion des productions symboliques » 96 . Olivier DONNAT dans son article, « Politique culturelle et débat sur la culture »97, explique que les politiques culturelles sont régies dans une constante confrontation entre la logique de création et la logique de diffusion. En effet, l'histoire de l'art est faite des œuvres, des artistes, mais aussi des conflits qu'elles provoquent dans les domaines de la création, et tout autant dans ceux, conjoints, de l'économie, de l'idéologie, de la politique, du pouvoir. Ces conflits naissent essentiellement d’un désaccord entre les artistes qui exercent leur art dans un dessein d’innovation, de création, de logique avant-gardiste, et les institutionnels et politiques qui répondent à une logique de commande d’œuvres destinées au plus grand nombre.

Tout comme la majeure partie des mouvements d’extrême droite, le Front national refuse le dialogue interculturel, les nouvelles formes d’expression urbaine, la liberté de choix des artistes. Les dirigeants frontistes ne parlent pas de créateurs, mais d’artisans défendant la culture enracinée afin de défendre le patrimoine et la langue française. Jean-Marie LE PEN regrette que les modèles traditionnels soient abandonnés, ceux qui font référence à la mythologie, à la civilisation grecque et latine, à la Bible. « Il faut reculturer le peuple français, promouvoir l'artisanat et l'apprentissage, défendre la langue et la création française » 98 . L'artisanat, la langue, la création sont présentés comme des réponses à cette revalorisation du Beau et du Vrai défendu par le Front national afin que « la culture ne soit plus élitiste mais qu’elle puisse toucher et mobiliser le peuple français » 99 . Les créations, les commandes publiques seraient faites auprès d’artistes officiels, « sponsorisés » par des membres du gouvernement et d’autres personnalités influentes. Or « cette liberté qui a si souvent souffert des ciseaux des censeurs de gauche sans même parler des très officiels « inspecteurs de la création artistique » doit être pleinement restaurée et bénéficier à tous ceux -de gauche comme de droite d'ailleurs- qui ont quelque chose à dire » 100 .

L’omission du travail de création qui ressort à la lecture de cette définition, démontre que les conceptions esthétiques frontistes ne répondent pas aux mêmes aspirations que les logiques institutionnelles –comme nous le démontrerons tout au long de cette réflexion-. L’idéologie du parti d’extrême droite ressort au travers de ses déclarations et de ses revendications en matière culturelle. En effet, le parti d’extrême droite rejette toutes les formes artistiques modernes et contemporaines : «[i]l arrive certes que l’artiste rompe avec un passé immédiat, mais c’est alors pour retrouver un passé plus lointain» 101 .

Les arts d’avant-garde ont toujours été jugés subversifs par certains hommes politiques. Comme l’a très justement souligné Eric J. HOBSBAWN102, les critiques émises par des intellectuels contre l’art destiné aux masses, ont eu un « effet boomerang » dans la mesure où elles ont été reprises, par des hommes politiques, pour dénoncer l’élitisme et le « refus du peuple ».

L’expression « art contemporain » regroupe toute forme d’art, de pratiques artistiques qui explorent de nouveaux territoires. Elisabeth COUTURIER, dans son ouvrage L’art contemporain, mode d’emploi 103 , explique que « les œuvres estampillées « art contemporain » mettent à l’épreuve la notion du bon et du mauvais goût, l’idée du beau et du laid, le principe de rareté et de pérennité». L’art contemporain est une forme d’art qui se tourne essentiellement vers l’avenir et/ou qui tend à donner la vision d’un artiste, sa conception du monde. L’art contemporain peut être perçu comme un miroir de nos sociétés. Il nous donne à voir une représentation du monde et de nous-mêmes. De plus, hormis dans le cadre d’une démarche artistique précise, l’art contemporain ne se situe pas seulement dans une logique de reproduction, mais comporte aussi une réelle approche créative. C’est pourquoi, cette forme d’art est largement fustigée par le Front national qui utilise la majeure partie des stéréotypes émis à l’encontre des artistes modernes et contemporains qui se fondent sur des notions de beauté, d’utilité, de compréhension.

La nature et la forme de l’œuvre d’art peuvent amener à controverse. Le Front national, en effet, estime que la société représentée par les œuvres contemporaines serait une société idéalisée par l’artiste pour le bien de l’élu au travers d’un travail de commande. Ce qui pose véritablement problème est qu’en tant que miroir, l’art contemporain correspond à la société actuelle ou à l’image que l’artiste s’en fait. Dans cette perspective, les œuvres peuvent faire référence ou aborder des thèmes considérés comme « tabou » par le F.N. (multiculturalisme, sexualité).

L’art contemporain déplace les frontières psychiques et institutionnelles, les principes de jugements, les modalités de positionnement des acteurs (artistes et amateurs, spécialisés et profanes, progressistes et passéistes, établis et marginaux). Par ailleurs, la création artistique étant une construction symbolique du rapport à la société, nous montrerons quel message le F.N. souhaite promouvoir et mettre en place.

Refusant ainsi la création contemporaine sous toutes ses formes, l’extrême droite française refuse l’évolution de la société, et, sur ce plan notamment, les nouvelles techniques artistiques, les nouveaux outils (comme la diffusion d’œuvres d’art sur Internet, ou la création interactive), et la mise en place de nouveaux rapports. Comment établir alors une médiation si les acteurs ne se confrontent pas, s’il n’y a aucune adhésion possible, si le statut même de la langue est différent et parfaitement contradictoire ? Questionnement qui prend tout son sens lorsque la médiation a lieu entre un parti d’extrême droite et des acteurs culturels qui, dans une grande majorité, défendent des valeurs auxquelles il est opposé. Comme le souligne Maryse SOUCHARD, lorsque l’extrême droite prend le pouvoir, elle commence toujours par « prendre le contrôle de la culture pour en limiter la portée de libération, de pensée critique et donc d’opposition. Ensuite, elle n’en fait rien d’autre qu’une fonction décorative, traditionnelle, reprenant à son compte tout ce qui a déjà été attesté par les musées. Le but est d’éviter toute création, tout avant-garde, toute remise en cause» 104.

Aussi, l’aide à la création nous paraît nécessaire à double titre car elle permet d’améliorer les conditions de travail et d’« existence » des artistes, mais aussi de soutenir des secteurs culturels qui exigent de gros investissements (par exemple, l’art contemporain). Mais cette liberté de création est parfois contredite par le pouvoir de choisir : celui qui subventionne étant toujours tenté d’imposer une esthétique et de se constituer par ce moyen une clientèle qui le flatte en retour. La fonction critique de l’art ne doit pas perdre sa substance et sa force dans un rapport de soumission subventionnée. À trop envisager le créateur dans un rôle de « médecin des âmes »105, il n’y a qu’un pas à franchir pour l’utiliser pour panser les fractures sociales.

Notes
96.

SAEZ (2005)

97.

DONNAT (1988), pp.90 à 101

98.

Propos cité par Michel GUERRIN, «Monsieur Le Pen n’aime pas l’art contemporain », Le Monde, 20 janvier 1993

99.

Ibid

100.

LE PEN (1982), p.169.

101.

FRONT NATIONAL (1993), « L’Universel »

102.

HOBSBAWN (1994), p.238

103.

COUTURIER (2004), p.20

104.

SOUCHARD (2002), p.89

105.

Expression issue d’un discours de Catherine TRAUTMANN à l’occasion des Assises culturelles « Vigies » organisées à la maison de la culture d’Amiens en 1999.