B – L’évolution du socle idéologique

L'entrée au Front national en 1977 de l'Union solidariste177, dont Jean-Pierre STIRBOIS était un des dirigeants, a eu une réelle influence sur les idéologies du Front national. Le solidarisme est un groupe opposé aux Etats-Unis et anti-sioniste autonome au sein du Front national, qui développe l'opposition à l'économie libérale, la recherche de l'association capital-travail et le refus des alliances tactiques avec la droite. Les solidaristes vont s’implanter localement, ce qui va permettre par exemple à Jean-Pierre STIRBOIS de commencer son action à Dreux. En 1978, le Front national développe le thème de l’opposition à l’immigration avec le slogan « Halte au racisme français ». En novembre 1978, a lieu la rupture entre le F.N. et les nationalistes.

Dans les années 1978-80, plusieurs facteurs influencent le Front national dans la modification de son discours et de ses méthodes d'implantation. L'émergence de la Nouvelle Droite, qui préfère l'appellation « nouvelle culture », constitue le premier de ces facteurs. La Nouvelle Droite, dont le discours est anti-égalitariste et anti-chrétien, existe en France depuis la fondation du G.R.E.C.E. en 1968. Le Club de l'Horloge existe également au sein de ce mouvement politique. Il est composé de technocrates qui formulent un ultra-libéralisme et réhabilitent les idées d'inégalité naturelle entre les individus, d’aptitudes différenciées des peuples, de souveraineté populaire, de déculpabilisation de l'Occident par rapport à la colonisation. Le statut social d’experts de ses dirigeants, va permettre au parti de se présenter comme le « laboratoire d'idées » de la droite. C’est dans ces années-là que le F.N. s’organise en réseaux et est constitué par un grand nombre de cercles, clubs et associations qui tissent une toile d’araignée assez étendue. L’arrivée de Bruno MEGRET au sein du F.N. et l’influence du Club de l’Horloge, vont constituer des faits marquants, dans l’histoire du parti.

En 1975, Bruno MEGRET rejoint le Club de l’Horloge et fait la connaissance de ses futurs collaborateurs et amis fidèles (en l’occurrence Jean-Claude BARDET, Jean-Yves LE GALLOU et Yvan BLOT). Tous trois ont été formés au G.R.E.C.E. et vont se charger de l’« éducation politique » de Bruno MEGRET. Ainsi, Yvan BLOT, alors Directeur du cabinet d'Alain DEVAQUET (R.P.R.)178, Ministre délégué auprès du ministre de l'Éducation nationale, chargé de la Recherche et de l'Enseignement supérieur, va le coopter et l'intégrer au sein du RPR.

Le futur numéro 2 du Front national intègre le Cabinet du Ministre de l’équipement179, puis de la coopération180, Robert GALLEY, où il occupera le poste de Chargé des projets techniques. Déçu par la vie militante au sein du Rassemblement Pour la République (R.P.R.), MEGRET est chargé de rédiger des argumentaires qui parfois nourrissent les discours de leaders. Il profitera de l'échec de la droite en 1981 pour, créer les Comités d'Action Républicaine (C.A.R.). Cet échec de la droite parlementaire est à l’origine de l'adhésion massive au Front national des cadres de la Nouvelle Droite (notamment Jean-Yves LE GALLOU, Pierre VIAL, Jean-Claude BARDET). Les C.A.R. répondent à une stratégie politique élaborée par MEGRET, dont l'objectif est d’inventer un parti politique en dehors des partis traditionnels. Une importante campagne d'affichage est lancée avec le slogan « Face au socialisme, prenons l'initiative ». En 1983, les C.A.R. ont plus de deux cent cinquante élus sur tout le territoire pour près de dix mille adhérents.

Le Front national perturbe de plus en plus la donne à droite, où se pose la question des alliances. À Dreux, la liste R.P.R. accepte, en 1983, d’intégrer des membres du F.N. pour gagner l’élection municipale. Jean-Pierre STIRBOIS devient ainsi maire-adjoint de la ville de Dreux. D’autres accords électoraux décriés auront lieu pendant quelques années dans le cadre de scrutins municipaux ou régionaux.

En 1984, MEGRET fait du porte-à-porte afin de constituer une liste pour les élections européennes : les C.A.R. sont de plus en plus menacés. De nombreux adhérents rejoignent le F.N. et MEGRET décide de les suivre. L'alliance entre le F.N. et Bruno MEGRET est scellée le 10 octobre 1985, et est annoncée officiellement lors des états généraux des clubs de l’opposition. Le 16 mars 1986, Jean-Marie LE PEN nomme Bruno MEGRET, Directeur de campagne pour l'élection présidentielle et responsable de la propagande. Au lendemain de l'élection de 1988 pour le remercier de sa fidélité et faire contrepoids à Jean-Pierre STIRBOIS qui s’impose de plus en plus au sein du parti, Jean-Marie LE PEN nomme Bruno MEGRET au poste de Délégué général du F.N. La première grande action que ce dernier va engager est la reformulation des argumentaires et du vocabulaire frontiste. Selon Bruno MEGRET, « les mots sont des armes » 181 : il faut donc créer son propre vocabulaire. Les mots à proscrire, par exemple, sont ceux qui appartiennent à la culture marxiste ou à celle des associations de défense des droits de l'homme182. Ainsi, le mot « travailleur » est remplacé par le mot « peuple », « les classes » par « les C.S.P. », « les luttes » par « le combat », « les patrons » par « les employeurs », « les mouvements de libération » par « les mouvements terroristes ». Par la répétition, le vocabulaire du F.N. a acquis ce qu’Yves MICHAUD appelle « la morphologie d’un appareil spécifique de domination »183. Derrière chaque mot se cache un arrière-plan idéologique et politique. L’élaboration d’un vocabulaire frontiste accentue l’image d’une communauté unifiée qui agit au nom des valeurs traditionnelles de l’extrême droite française. Cette « communauté de langage » implique et renforce l’idée d’une distinction voire d’une séparation avec les « autres ». Cette rhétorique de l’opposition entre « nous » et « eux » est omniprésente dans les discours frontistes afin qu’elle soit ancrée dans les esprits. L’idée est de renvoyer tous les sujets de sociétés vers les deux pôles distincts que sont « les bons » et les « mauvais », les « politico-intellectuels » et le « peuple », etc…

George MEAD a montré dans son ouvrage, L’esprit, le soi et la société, que le « langage ne symbolise pas seulement une situation ou un objet qui existe déjà, il rend possible leur existence ou leur apparition ; car il fait partie du mécanisme qui la crée » 184. Comme toute médiation, le langage est une dialectique. Le Front national va ainsi développer ce que Robert BADINTER a nommé la « lepénisation des esprits », fondée sur la logique du complot, en s’adressant à une « cible » de plus en plus large.185 La logique fondée sur le clivage entre « nous » et les « autres » permet d’adapter son discours en fonction du public concerné ainsi que de confirmer l’idée d’une nation, d’une communauté, d’une famille en proie à des menaces extérieures.

Sous l’appellation « les autres », le F.N. rassemble tous ceux qui seraient, selon lui, à l’origine du déclin de la France et de la non-prise en compte des attentes et des maux des français. Le déclin de la civilisation française dénoncé par le F.N. serait dû à des ennemis que l’on pourrait qualifier de bipolaires dans la mesure où il s’agit aussi bien d’un ennemi extérieur (les civilisations non-occidentales par exemple), qu’intérieur (les partis politiques de gouvernement que Jean-Marie LE PEN nomme « la bande des quatre »186).

En conclusion de son ouvrage, La formation de l’identité politique, Malek CHEBEL exprime l’idée selon laquelle, ce qu’il nomme un « nationalisme passionnel », peut produire « une sorte de dérive de la notion d’identité politique (collective) » 187. Dans le cadre de l’identité politique du F.N., nous estimons qu’il s’agit d’une dérive fantasmatique en ce sens où, comme nous l’avons développée dans cette partie, ses composantes sont le délire de persécution, l’orgueil démesuré de ses dirigeants, la configuration obsessionnelle des notions d’identité et de nation, etc…

Il nous paraît ainsi essentiel pour nos réflexions, de traiter de la culture politique du F.N. afin de préciser notre analyse d’une expression fantasmatique de l’identité politique frontiste.

Notes
177.

L'Union solidariste était le nom pris en 1975 par un groupe de militants qui venaient essentiellement des Groupes Action Jeunesse (G.A.J.), du Mouvement Solidariste Français (M.S.F.) et du Mouvement Jeune Révolution (M.J.R.). Leur slogan était : «Nationaux, solidaristes, unis, vaincront ! ». L'Union solidariste rejoignit le Front national, dès 1976. Sur ce sujet, Jean-Yves CAMUS, et René MONZA, Les droites nationales et radicales en France, Lyon, PUL, 1992, 526 p.

178.

Alain DEVAUQUET démissionnera le 8 décembre 1986 du deuxième gouvernement de Jacques CHIRAC (20 mars 1986 au 10 mai 1988).

179.

De 1976 à 1978.

180.

De 1978 à 1981.

181.

Propos issu d’un rapport de l'Institut de Formation des Cadres, cités par Edwy PLENEL, in Le Monde, 10 mai 1990

182.

Le numéro d’ octobre 1998 des dossiers du Canard enchaîné, intitulé « Mégret. Facho devant ! », précise que dans la terminologie frontiste, SOS-Racisme, la L.I.C.R.A. et le M.R.A.P. sont qualifiés de « lobbies de l’immigration ». Les termes interdits par le F.N. sont ceux qui sont associés au thème de l’immigration.

183.

MICHAUD (1996), Chapitre 1, p.

184.

MEAD, in BRAUD (1996), p.111

185.

En 1996, sous l’influence de Bruno MEGRET, Le F.N. développe une stratégie d’infiltration dans les syndicats, l’armée, les associations, les universités, les lycées, l’Eglise, les entreprises, etc…

186.

LE PEN (1982), p.164

187.

CHEBEL (1997), p.201