1 – L’expression du populisme dans les politiques culturelles du Front national

Dans un premier temps, nous estimons qu’il convient d’établir la différence entre la culture dite « populiste » et la culture populaire. En effet, l’idéologie du F.N. et ses actions politiques étant régulièrement qualifiées de « populistes », le parti de Jean-Marie LE PEN multiplie l’utilisation du terme » populaire » dans ses discours et textes portant sur des questions culturelles, afin de prouver qu’il serait un parti issu du peuple oeuvrant pour le peuple. Cité à quatre reprises dans le programme de 1993226, le terme « populaire » prendra toute son importance dans un rapport rédigé en 1998 par Bruno GOLLNISCH pour le Conseil régional de Rhône-Alpes, intitulé, « Culture et patrimoine, Promouvoir le Beau en défendant nos racines », et dans lequel il s’engagera, au nom du F.N., à œuvrer pour une « culture populaire et enracinée ».

La culture populaire renvoie à la représentation culturelle et politique d’un peuple réel, contrairement à la culture populiste qui renvoie, elle, à la représentation politique d’un peuple fantasmatique.

La référence du F.N. à la « culture populaire » est un moyen de s’adresser à son électorat en fustigeant « la culture officielle » qui serait contraire aux revendications et aux attentes du peuple. Cela participe de la volonté frontiste d’exprimer la nécessité d’une « contre-société », tel que l’a décrite Pierre MILZA, pour la défense du peuple et ainsi de la nation. Le terme « populaire » sous-entend l’idée selon laquelle le programme culturel du F.N. serait établi par le peuple pour le peuple. Par ailleurs, comme l’ont montré Jules-Rosette BENNETTA et Denis-Constant et MARTIN, dans l’article « Cultures populaires, identités et politique », « les formes de culture populaire peuvent être utilisées […] comme emblèmes identitaires. […] Ainsi, sur un plan général, elles mettent en mouvement de l’émotion, par conséquent elles offrent des instruments potentiels de mobilisation.» 227 Le F.N. s’attache ainsi à mobiliser les inconscients par l’utilisation d’un idéal politique fondé sur le concept de « culture populaire ». Malgré tous ces efforts, nous estimons que le programme et l’idéologie même du F.N. peuvent être définis comme « populistes » en ce sens où ils font référence à un peuple imaginaire, voire inventé, ce qui correspond, selon nous, à une sorte de fiction du peuple.

Afin de développer cette analyse, nous avons choisi d’aborder deux formes de populisme.

La première concerne le populisme qu’on pourrait qualifier d’« idéologique » caractérisé par le rejet du multiculturalisme. Fonctionnant sur l’exclusion, cette forme de populisme voit la culture comme l’expression de la préférence nationale, de traditions communes. Cette théorie rejette toute forme de référence aux cultures étrangères et l’idée d’une politique d’échange entre les cultures.

La position du F.N. quant au pluralisme fut exprimée dès 1993, dans 300 mesures pour la renaissance de la France qui précisait qu’il était nécessaire d’« accepter le pluralisme [afin de] présenter des œuvres significatives en nombre et en qualité » mais qu’actuellement, le pluralisme irait « à contresens de l’histoire officielle ». L’expression « histoire officielle » définit, selon le F.N., le rôle de l’Etat et des différents gouvernements en place depuis la Ve République dans l’application d’une « politique de conformisme idéologique [qui] a vu une bibliothécaire de lycée « épurer » de ses rayonnages les ouvrages d’écrivains ou d’historiens considérés comme de « droite », de Castelot à d’Ormesson, mais aussi Soljenitsyne ou Volkoff !». 228 Le F.N. utilise ainsi une anecdote –non précise en termes de lieu, de personne, de date- afin d’illustrer ses critiques visant à exprimer l’idée d’une coalition entre les différents partis politiques contre le F.N. et le peuple qu’il représente. Ce point de vue du F.N. sera renforcé par la sur-médiatisation qu’entraînera la politique de rééquilibrage des bibliothèques229.

La seconde forme de populisme peut être définie comme un « populisme de masse ». Le F.N. revendique, par exemple, la diffusion d’œuvres culturelles destinées au plus grand nombre grâce à la mise en œuvre d’actions accessibles à tous et non pas exclusivement à une partie de la population. Il existe en effet une complémentarité des actions dites de masse, et de celles qui sont dites individuelles. « […] le populisme peut s’efforcer d’abolir la distance qui sépare le « peuple » du pouvoir en constituant un discours intermédiaire entre le haut, les acteurs de la modernisation, et le bas, le « peuple », et en s’installant avant tout au niveau politique, occupant alors parfois un très vaste espace.» 230 . Ceci implique un sentiment de distance à l’égard des pouvoirs, une crise d’identité, la réponse à des demandes non satisfaites dont se nourrit le populisme. Ainsi, le populisme peut exprimer d’un point de vue culturel, soit le refus des valeurs universelles ou de la modernité qui menacent les cultures identitaires et la tradition, soit une culture unifiée que d’autres expressions culturelles mettent en péril. « A la culture populaire, la vraie, partie de la civilisation qui découle de la vie quotidienne des individus dans un pays ou une activité réelle, on substitue la culture de masse, fabriquée par des « fils de pub » : pour ces derniers, la « culture » est un moyen de faire de l’argent. Ils livreront donc des productions médiatiques ou médiatisables, vite faites, vite vues, vite oubliées. » 231 Le terme « populaire » renvoie à une identification au peuple, à une appropriation par le F.N. de cette référence au peuple. L’idée d’authenticité représentée par le terme « vraie » exprime le caractère « naturel », voire même « originel » qui est associé à la culture. La culture populaire serait donc celle à laquelle l’homme se réfère naturellement, celle qui ferait appel à ses origines, comme à ses traditions.

Dans une tradition frontiste, « le populisme parle au nom d’un peuple qui est défini comme une communauté, un ensemble socialement homogène sous-tendu par une culture, un mode de vie, des traditions, une identité […]» 232 . Le programme culturel du F.N. a été élaboré au nom de cette tradition partisane car comme le souligne Bruno GOLLNISCH 233 , « [i]l est plus que temps de renouer le lien entre les Français et leur culture. Le dormeur doit se réveiller… il en va de l’avenir de tout ce qui a constitué l’âme spirituelle de notre peuple : le Bien, le Vrai, le Beau ».

La confusion entre « nation » et « peuple » est une caractéristique de la conception du F.N. de l’identité culturelle que l’on peut également définir comme fantasmatique, notamment par l’utilisation de l’expression « le dormeur doit se réveiller » qui est un thème courant dans les « imaginaires classiques »234.

L’expression « le Bien, le Vrai, le Beau » et les termes qui la composent, traduisent la confusion entre jugement esthétique et jugement moral, et expriment la dimension fictive de cette conception du peuple. En d’autres termes, le renouveau de la nation est intrinsèquement lié à la défense de la culture nationale dans le respect et l’application, par le peuple, d’un ordre moral fidèle aux valeurs prônées par le F.N.

L’idée d’ordre moral peut être définie comme une politique visant à imposer un mode de vie jugé plus conforme à une approche normative de la morale quitte à diminuer la liberté de l'individu. Par ailleurs, cette référence à l’ordre moral constitue un héritage du régime de Vichy. En effet, dans le treizième chapitre de l’ouvrage Pour la France consacré aux questions culturelles, Jean-Marie LE PEN utilise le vocabulaire du régime de Vichy dans l’intitulé du paragraphe « Le redressement intellectuel et moral ». Comme le rappelle Jean-Pierre AZEMA, dans l’ouvrage collectif Histoire de l’extrême droite en France, Philippe PETAIN, le 20 juin 1940, convia très fermement les français, à « un redressement moral et intellectuel »235.

Le peuple est en ce sens soumis à la nation, il dépend d’elle, ce qui renvoie également à l’imaginaire.

Le populisme implique le sentiment fantasmé d’une distance considérable entre le peuple et le pouvoir politique et économique auquel sont éventuellement associées les élites intellectuelles. Cette distance peut être exprimée par ce que Michel WIEVIORKA 236 a appelé le « haut » pour parler des élites qui éprouvent la nécessité d’abolir cet écart et d’ « aller au peuple » ; et/ou le « bas» pour exprimer « le peuple » qui refuse d’être écarté du progrès ou du pouvoir. Cette formulation est détournée par le Front national de la façon suivante : « Après la culture des « bas lieux », pré-digérée pour « le peuple », la culture des « hauts-lieux », très politiquement correcte et fondée sur la transgression des valeurs morales, élève au rang de culture telle pratique ou activité, devant laquelle il convient que chacun s’incline... en attendant la prochaine mode culturelle » 237 . Ainsi, ce qui est actuellement reconnu comme culture ne serait que la résultante de modes proposées par des transgresseurs de l’ordre moral, à destination d’un public restreint. « Le peuple », quant à lui, ne récupérerait que des morceaux de culture imposées et diffusées en masse. En d’autres termes, l’offre culturelle, selon le Front national, ne concernerait qu’un public cultivé, minoritaire par rapport à la population qui ne se rend pas ou peu dans des lieux culturels. Jean-Marie LE PEN s’érige en porte-parole du peuple français, de ces « petites gens » qui n’ont jamais la parole et que le système a abandonnées. « Le Front national est déjà passé à la contre-offensive pour rendre la culture aux Français » 238 . La stratégie du F.N., qui est de s’adresser « au peuple » en mettant en avant ses préoccupations, correspond à une forme de démagogie, pratique fréquentes des mouvements populistes. Le parti élabore ses discours selon un plan parfaitement établi : critique à l’encontre des partis de pouvoir, dénonciation du « complot », propositions faites en fonction des attentes supposées de l’auditoire.

Ainsi, lors d’un colloque du conseil scientifique du parti, le 16 janvier 1993, dont le thème était « la création artistique contemporaine et l’identité française »239, le président du F.N. s’est attaqué à l’art contemporain qui serait « une farce sinistre […] contrôlée par l’Etat » 240 qui imposerait « un art socialiste ou conforme digne du docteur Goebbels ». Le F.N. critique ici la politique national-socialiste alors que son héritage est celui de Vichy, notamment par le culte du chef, le retour aux traditions, le refus de la modernité et du « cosmopolitisme », l’éloge des communautés, et par la condamnation de l’individualisme.

Symbolisant la propagande qui serait pratiquée sur la culture par le gouvernement socialiste en place, Jean-Marie LE PEN, tout en critiquant la politique de Joseph GOEBBELS, pratique un amalgame fréquemment utilisé par le F.N. Jean-Marie LE PEN n’hésite pas à assimiler la politique culturelle des gouvernements socialistes des années 80-90 à celle du national-socialisme allemand241. Cette critique lui permet de stigmatiser, par exemple, la mise en œuvre d’une politique culturelle qui serait destinée non pas au peuple mais aux élites. À ce titre le Front national, qui s’érige en défenseur du peuple français, revendique l’application de normes et de principes spécifiques dans la mise en œuvre d’une politique culturelle nationale.

Notes
226.

Les phrases dans lesquelles apparaissent le terme « populaire » dans le programme du F.N. de 1993 sont les suivantes (dans l’ordre d’apparition dans le texte) :

- « A la culture populaire, la vraie, partie de la civilisation qui découle de la vie quotidienne des individus dans un pays ou une activité réels, on substitue la culture de masse, fabriquée par des “fils de pub” : pour ces derniers, la “culture” est un moyen de faire de l’argent. »

- « On retrouve ainsi le schéma bien connu des défuntes démocraties populaires. »

- « S’il veut regagner les faveurs du public, le théâtre devra, plutôt que de se perdre dans des recherches expérimentales souvent absconses, retrouver sa vocation populaire. »

- « Qu’attend-on également pour faire connaître au public populaire les grands auteurs étrangers ? »

227.

BENNETTA et MARTIN (1997), p.34

228.

FRONT NATIONAL (1993), « La rue de Valois contre le Beau, le Bien, le Vrai »

229.

Nous analyserons la question du rééquilibrage des bibliothèques dans la troisième partie.

230.

WIEVIORKA (1993), p.75

231.

Site Internet du FRONT NATIONAL, « Liberté de la culture : enraciner l’avenir »

232.

WIEVIORKA (1993), p.77

233.

Section F.N. du Conseil régional de Rhône-Alpes (1998), « Culture et patrimoine, Promouvoir le Beau en défendant nos racines »

234.

Citons à titre d’exemple l’ouvrage Les lettres de mon Moulin d’Alphonse DAUDET, et la chanson populaire « Meunier, tu dors ? ».

235.

AZEMA (1994), p.197

236.

In La démocratie à l’épreuve, Nationalisme, populisme, ethnicité, Paris, Editions La Découverte (1993)

237.

FRONT NATIONAL (1993), « « Culture de masse », Culture « branchée », « Folklore »

238.

GOLLNISCH (1998), « Pour une culture populaire enracinée »

239.

Les actes de ce colloque ont été synthétisés et diffusés dans la presse frontiste et notamment dans le journal Présent.

240.

Il est intéressant de noter que cette « opinion-expression » sera majoritairement utilisée par les dirigeants du parti lors de toute intervention se faisant autour de l’art contemporain.

241.

Il est intéressant de rappeler que le F.N. est souvent comparé au national-socialisme allemand au travers de nombreuses caricatures(Citons à titre d’exemple les premières caricatures de Jean-Marie LE PEN parues dans le journal Le Monde en 1982. Le dessinateur PLANTU a imaginé Jean-Marie LE PEN sous les traits d’Adolf HITLER en le symbolisant par des bottes de militaires et un brassard au bras droit sur lequel était inscrit le sigle « F.N. »), articles de presse, slogans émis lors de manifestations anti-F.N., etc…