1 – 1 – Le complot des autres partis politiques contre le Front national

Le F.N. se donne l’image d’un mouvement politique exclu de toutes les formes de représentations nationales. Les références esthétiques qu’il met en avant sont, selon lui, absentes du champ politique et de l’espace public, subissant ainsi une certaine forme de « censure » comme le revendiquent les dirigeants. Lors de l’«affaire des bibliothèques »283, le Front national a fustigé la censure pratiquée par les bibliothèques à l’encontre d’auteurs d’extrême droite. Au nom d’une certaine forme de pluralisme, les maires frontistes ont ainsi utilisé ce fantasme du complot pour légitimer leurs actions.

En refusant un certain nombre d’abonnements à des organes de presse et en appliquant de nouvelles règles de sélection dans l’acquisition d’ouvrages, le F.N. a appliqué la même pratique que celle qu’il condamne et dont il serait victime: la censure. La défense du pluralisme et l’habileté avec laquelle elle sera revendiquée, obligeront les conservateurs de bibliothèques, les bibliothécaires et les documentalistes, à revoir leurs réflexions quant aux œuvres d’auteurs d’extrême droite et quant à la définition de la notion de pluralisme.

Ainsi toutes les actions culturelles frontistes sont-elles légitimées par cette idée fantasmée du complot. L’une des composantes du complot pratiquée à l’encontre du F.N. est dénoncée sous l’expression « Yalta culturel » qui apparaît notamment dans un chapitre de l’article de Bruno MEGRET « Débat culturel et combat politique »284. Cette expression désigne, selon le F.N., la main mise opérée sur la culture par les partis politiques de gouvernement qui auraient agi au nom de l’«européanisation » qui menacerait la culture de chaque communauté et prônerait une culture européenne « cosmopolite ». Cette dénonciation désigne aussi les différents gouvernements français de la Ve République. Pour le F.N., ces gouvernements auraient décidé de promouvoir la primauté de l’Europe sur les nations qui en font partie.

Sur le plan culturel, cela implique la reconnaissance d’une culture « globale et non locale »285. Selon le F.N., la reconnaissance de la culture globale entraînerait la disparition des cultures locales, c’est-à-dire celle des différentes cultures régionales qui composent la culture nationale. Le programme de 1993 illustre précisément ce point de vue dans un paragraphe intitulé « L’Europe », c’est la submersion par la « culture » d’Hollywood». Le F.N. utilise des guillemets pour parler de la « culture » d’Hollywood pour contester qu’il s’agit bien d’une culture. Par ailleurs, dans la mesure où cette forme d’américanisation de la culture serait promue et « imposée » à l’Europe, « les « industries culturelles » (livre, cinéma, télévision...) ne sont [considérées que comme] une branche de l’économie parmi d’autres.» 286 . Cette pensée, en contradiction avec l’approche libérale du F.N., exprime la confusion entre civilisation et culture, comme nous l’avons montrée dans le second chapitre de cette partie287. Elle est également en contradiction avec l’opinion exposée par Bruno MEGRET en 1986, dans son ouvrage L’impératif du renouveau 288 , dans lequel il consacrait un paragraphe à l’ouverture d’un « espace culturel européen »289. Selon ce dernier, « défendre notre identité et notre culture, c’est faire vivre la culture européenne » 290 . L’exemple des propositions du futur numéro 2 du F.N. pour le secteur cinématographique illustre les futures divergences de point de vue avec Jean-Marie LE PEN. En effet, Bruno MEGRET estime que seule la constitution d’un « projet commun européen pour le cinéma » englobant tous les pays membres du Conseil de l’Europe permettra à la France et à l’Europe de résister aux « oligopoles américains ».291 Les positions du F.N. sur l’Europe, présentées ci-dessus, sont contradictoires dans la mesure où le F.N. se prononce en faveur de l’Europe lorsqu’il s’agit de combattre les Etats-Unis, et contre l’Europe lorsqu’il s’agit de défendre l’identité française.

Une telle divergence ne s’atténue que dans la critique et la dénonciation des politiques culturelles mises en œuvre par les gouvernants. Ainsi, la droite est fustigée pour avoir renoncé à investir la sphère culturelle : « les majorités R.P.R./U.D.F. ont exercé le pouvoir économique et social en abandonnant le pouvoir culturel au P.S. » 292 . Cette idée est reprise par Bruno MEGRET dans son ouvrage, l’Impératif du renouveau, lorsque ce dernier dénonce l’« hégémonie culturelle de la gauche » qui trouveraient ses origines dans «la prise en main des « intellectuels » par le PC » 293 . Le futur numéro deux du F.N. précise que « [d]e Louis Aragon à Louis Althusser, en passant par Lucien Febvre et Joliot-Curie, la mode déjà poussait au conformisme marxiste. » 294 La culture actuelle aurait ainsi été façonnée par le parti communiste et par les acteurs de Mai 68 face auxquelles la droite classique n’aurait pas réagi. C’est à ce titre que Jean-Marie LE PEN annonce l’offensive frontiste : « [n]ous allons disputer le terrain culturel à nos adversaires. Dans nos trois municipalités, nous allons étonner par le choix des œuvres et, à chaque fois que nous conquerrons un espace, nous démontrerons les mécanismes malfaisants en place qui encadrent l'esprit » 295 . La gauche est ainsi attaquée pour avoir mis en place une « soft culture » en allouant toutes les aides financières à « de faux provocateurs comme le suisse Jean-Luc Godard, l'égyptien Youssef Chahine, le turc Ilmaz Guney ou le communiste Ettore Scola». 296 De ce point de vue découlent toutes les critiques contre la culture « cosmopolite » et « post-soixante huitarde ».

Le dirigeant frontiste qualifie cette crise sociale, politique, économique et culturelle de « chienlit »297. En effet, ce désordre national serait à l’origine de la crise actuelle dont le peuple français serait la victime face à d’anciens pseudos révolutionnaires devenus des dirigeants importants. Selon le F.N., dans son programme de gouvernement de 1993, la sphère culturelle correspondrait aujourd’hui à « un ordre établi dans lequel se sont bien installés les “héros” de Mai 68 » 298 . Aujourd’hui, la sphère culturelle serait dirigée par une partie des « soixante-huitards », qui, au nom d’un principe de liberté, diffuseraient une « culture officielle » sans aucune originalité et souvent contraire aux valeurs qui fondent notre nation.

Dès 1982, Jean-Marie LE PEN s’attaque aux politiques culturelles françaises, en estimant que « financer à grands frais les associations culturelles de gauche ce n’était pas neutre : c’était privilégier un message négatif ; c’était privilégier la dérision : la dérision de la famille, la dérision de la justice, la dérision de l’Etat, la dérision du sens commun et du bon sens, surtout parce que ce sont ces forces qui permettent au plus grand nombre de résister au lavage de cerveau » 299 .

Le sens commun, le « bon sens », c’est la norme qui se fonde sur la légitimité d’une adhésion immédiate, sans débat. Pour le F.N., il s’agit de montrer que les connaissances socialement transmises prime sur les savoirs scientifiques, c’est-à-dire par rapport à notre champ de recherche, sur la culture des élites imposée par la gauche. Ainsi, la gauche serait à l’origine d’un « lavage de cerveau »300 du peuple français, par la mise en œuvre de politiques publiques consacrées à la culture « cosmopolite ».

Notes
283.

Nous avons choisi d’utiliser l’expression l’« affaire des bibliothèques » dans le cadre des actions dites de « rééquilibrage » des bibliothèques des municipalités administrées par des maires F.N. entre 1995 et 2001, à savoir les villes de Vitrolles, Marignane, Orange et Toulon. Ces « affaires » seront analysées dans la troisième partie.

284.

Cet article est paru dans l’ouvrage de Jean-Marie LE PEN, Une âme pour la France, paru en 1987. Le titre du chapitre cité s’intitule « Dénoncer le «Yalta culturel » ».

285.

On désigne ainsi par « culture globale » la culture d’un groupe national, économique, générationnel, etc., Cette expression « culture globale » est généralement utilisée pour l’analyse de comportements culturels de masse. Chaque individu est un être pluriculturel qui porte en lui une culture liée à son sexe, à son âge, à sa formation, à sa catégorie socioéconomique, à sa religion, à sa région d’origine, à sa famille d’origine et à la famille qu’il a constituée, etc…

286.

FRONT NATIONAL (1993), « Europe : rétablir la souveraineté de la France»

287.

Cf. p.18

288.

Cf. Annexe n°5

289.

MEGRET (1986), p.123

290.

Ibid

291.

Ibid p.118

292.

LE PEN (1982), p.166

293.

MEGRET (1986), p.103

294.

Ibid, pp103-104

295.

DELY, Libération, 3 juin 1996

296.

LE PEN (1982), p.173

297.

Terme employé par le Général De GAULLE en 1968. La stratégie de recentrage gaullien exercée par le Front national correspond à une volonté de représenter la grandeur et la fierté de la France, mais également l’idéologie d’une France unifiée.

298.

FRONT NATIONAL (1993), 10e proposition, « Rendre possible un nouveau printemps pour le théâtre français »

299.

LE PEN (1982), p.166

300.

Ibid