2 – 1 – La bibliothèque municipale

Dès son accession au poste de maire, Jacques BOMPARD prit la décision d’imposer les choix du conseil municipal dans le choix des titres achetés par la bibliothèque. Désemparés par cette décision qui n’était pas illégale, des bibliothécaires et des habitants d’Orange avaient alors requis l’intervention du ministère de la Culture, responsable de la supervision technique des bibliothèques publiques. Philippe DOUSTE-BLAZY commanda un rapport438 au doyen de l'Inspection Générale des Bibliothèques439, Denis PALLIER : l'inspection eut lieu le 25 avril 1996. Le rapport, commandé conformément au Décret 88-1037 du 9 novembre 1988440, souligna des refus d’acquisition qui répondaient à quatre critères : l’aspect mondialiste, la spécialisation de l’ouvrage, le thème traité et la vision politique de l’auteur. Trois dérives étaient donc dénoncées dans ce rapport : la réduction du rôle de la bibliothèque de sa mission d’information, d’études et de culture au profit du seul divertissement ; une interprétation du pluralisme qui rééquilibrerait systématiquement des thèmes et auteurs jugés de gauche par des thèmes et auteurs jugés de droite ; et enfin un principe d’ethnocentrisme dans le choix du catalogue 441 .

Le rééquilibrage de la bibliothèque d’Orange consista plus en un ajout d’ouvrages qu’à des suppressions du fonds existant. Le maire d’Orange entendait ainsi utiliser les bibliothèques pour étouffer les voix de ses opposants et diffuser son propre message politique et culturel en imposant notamment des listes d’achats sur lesquels figuraient par exemple, en août 1996, le programme du Front national 300 mesures pour la renaissance de la France, les œuvres de Jean-Yves LE GALLOU, conseiller régional F.N. d’Ile-de-France et secrétaire national aux élus du F.N., « Famille » par Christine BAECKROTT, membre du bureau politique, « Alternative Nationale », par le numéro 2 du Front Bruno MEGRET, « la France en danger » par Jean-Marc BRISSAUS, « SOS hystérie », par Damien BARILLER442 , et le rapport de l’universitaire Pierre MILLOZ, sur « le coût de l’immigration ». La bibliothèque commanda aussi vingt-et-un numéros de la revue Identité publiée par le Front aux Editions Nationales sur le « réveil de l’Islam », « la Modernité du Front national », « le protectionnisme », l’école, l’économie, la justice, la défense443

Concernant les acquisitions destinées à la jeunesse, toujours dans le respect de la morale et de la famille, seuls les ouvrages relatifs à la sexualité, à la drogue ont été supprimés. Cela a non seulement concerné les acquisitions, mais les ouvrages de la collection « Que sais-je ? » consacrés par exemple à l’homosexualité et aux drogues, ont été retirés des rayons. La bibliothèque a par ailleurs acquis la majeure partie des titres de la collection « Prince Eric » paru aux Editions Fleurus, ainsi que ceux de la « Bibliothèque verte » parus aux éditions Hachette.

Dans un article intitulé « Déontologie et censure : un témoignage », publié le lundi 15 août 2005 par l'Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêts, Catherine CANAZZI, ancienne responsable de la Bibliothèque municipale d’Orange jusqu’en mars 1996, témoigne des choix d’acquisition de la nouvelle municipalité menée par Jacques BOMPARD. «  Pour la jeunesse, sont privilégiés les achats aux éditions Elor 444 , avec la collection « Les jeux de l’aventure » et aux éditions Fleurus, la série « Prince Eric » qui fit les beaux jours, il y a trente ans de la collection « Signes de piste » de Serge DALENS, pseudonyme d’Yves DE VERDILLHAC, magistrat et dirigeant du Front national. La Bibliothèque verte 445 connaît en outre un regain d’intérêt sans précédent. La série « Langelot », signée Lieutenant X qui n’est rien d’autre que le pseudonyme de Vladimir WOLKOFF. » 446

Les auteurs447 de la saga « Prince Eric » ont créé des personnages évoluant dans des camps d’adolescents dans lesquels ils vont connaître de nombreuses aventures. L’amitié, la bravoure, l’amour de la patrie sont les valeurs exacerbées par cette série448.

Dénoncée par de nombreuses associations, notamment celle des bibliothécaires de France, par la majorité des partis politiques, puis par le Ministère de la Culture, cette politique dit de « rééquilibrage », a été justifiée par Jacques BOMPARD au nom de la volonté de mettre en oeuvre une politique pluraliste. André-Yves BECK, Directeur de la communication de la ville d’Orange, a précisé lors d’une interview pour le journal Libération : « On nous fait un procès d’une mauvaise foi absolue, nulle part dans les bibliothèques de France ne figurent les œuvres du Front national. Sommes nous des salauds parce nous mettons nos bouquins chez nous en assurant le pluralisme ? » 449. Le maire d’Orange, pour justifier sa politique de rééquilibrage dont l’objectif est d’assurer le pluralisme des collections de la bibliothèque, adressa une lettre à tous les partis politiques, quelques jours après la remise du rapport PALLIER, afin de leur demander une liste d’ouvrages les plus représentatifs de leur courant de pensée. Le Front national fut le seul parti politique à adresser une réponse.

« L’affaires des bibliothèques » fut suivie par la presse nationale et internationale. Dès la remise à la presse du rapport PALLIER, le 11 juillet 1996, Libération publiait en gros titre : «Censure F.N. à la bibliothèque d’Orange». Dans son édition du 12 juillet 1996, Le Monde proposa un reportage d’Ariane CHEMIN intitulé «Le Front national impose ses choix à la bibliothèque municipale d’Orange ». L’information traversa l’Atlantique et, le 20 août, le New York Times faisait paraître un article de Craig WHITNEY, «Le maire voit rouge et purge les achats de livres».

Cette action politique fut à l’origine de nombreux questionnements dans le milieu de l’édition. Les bibliothécaires se retrouvèrent en effet aux prises avec le dilemme que pose le traitement à accorder aux écrits extrémistes. De nombreux colloques et réunions furent organisés notamment par l’E.N.S.S.I.B. et l’A.B.F. et des articles parurent dans la presse spécialisée nationale et internationale. Un Bulletin bimestriel d'information sur le livre et les métiers du livre en région Provence-Alpes-Côte d'Azur publié par les Ateliers du livre avec le concours de l'Association des bibliothécaires français fut rédigé à l’issu de ces colloques. Recensant des éléments bibliographiques, intitulé « Fascismes d'hier et d'aujourd'hui » 450 , ce bulletin avait comme objectif« d'engager les professions du livre dans un combat pour la liberté et de rassembler des milliers de personnes pour montrer la force de l'antifascisme dans ce pays et sa capacité « d'éclairer sans brûler » ». 451

L’« affaire des bibliothèques » permit de lever le voile sur les actions menées par le Front national dans les mairies où ils occupent des responsabilités. La visibilité, notamment par le biais des médias (le jour de la remise du rapport PALLIER, Antenne 2 diffusa dans le Journal Télévisé de 20h un reportage intitulé « Orange. Censure de la bibliothèque »), des résultats de l’application du programme frontiste, a entraîné de nombreuses mobilisations régionales et nationales. Cette médiatisation a permis de mettre en lumière les actions mises en œuvre par Jacques BOMPARD et son équipe afin de mobiliser l’opinion publique. Ainsi, des manifestations de soutien furent organisées dans de nombreuses villes françaises et des pétitions furent diffusées auprès de bibliothèques municipales et universitaires.

Notes
438.

Cf. Annexe n°12, « Rapport de l’Inspection générale de Bibliothèques, Mission d’inspection de la bibliothèque municipale d’Orange, réalisé par M.PALLIER, mai 1996 ».

439.

Cf. Annexe n°13, Rôle et missions de l’Inspection Générale des Bibliothèques

440.

Décret 88-1037 du 9 novembre 1988 -Contrôle technique de l'Etat sur les bibliothèques des collectivités territoriales

Article R 341-6

« Le contrôle technique de l'Etat sur les bibliothèques des communes porte sur les conditions de constitution, de gestion, de traitement, de conservation et de communication des collections et des ressources documentaires et d'organisation des locaux. Il est destiné à assurer la sécurité des fonds, la qualité des collections, leur renouvellement, leur caractère pluraliste et diversifié, l'accessibilité des services pour tous les publics, la qualité technique des bibliothèques, la compatibilité des systèmes de traitement, la conservation des collections dans le respect des exigences techniques relatives à la communication, l'exposition, la reproduction, l'entretien et le stockage en magasin. »

Article R 341-7

« Le contrôle technique de l'Etat sur les bibliothèques des communes est exercé de façon permanente sous l'autorité du ministre chargé de la culture par l'inspection générale des bibliothèques. Le ministre peut également confier des missions spécialisées à des membres du personnel scientifique des bibliothèques ainsi qu'à des fonctionnaires de son ministère choisis en raison de leur compétence scientifique et technique. »

441.

PALLIER (1996), p.11

442.

Directeur de cabinet de Bruno MEGRET et candidat déclaré aux législatives dans la circonscription de Bernard TAPIE, la 6e circonscription de Marseille.

443.

NIVELLE, Libération, 14 et 15 septembre 1996

444.

Cf. Cinquième partie, p.284

445.

Voici quelques titres de la collection « Bibliothèque verte » : Les six compagnons, de Paul-Jacques BONZON ; Langelot , du Lieutenant X ; Larry J. Bash , de Larry J. BASH ; Bennett et Mortimer, d'Anthony BUCKERIDGE ; Michel, de Georges BAYARD ; et Cécile, de Georges BAYARD.

446.

CANAZZI (2005)

447.

Serge DALENS, créateur de cette série, est un membre du comité central du Front national.

448.

Les six volumes, dont le dernier a été édité en 1992 aux éditions Fleurus, ont été édités à plus d’un million d’exemplaires chacun.

449.

NIVELLE, Libération, 14 et 15 septembre 1996

450.

Cf. Annexe n°14, Eléments bibliographiques « Fascismes d'hier et d'aujourd'hui »

451.

Cf. l’introduction du présent bulletin.