1 – La « rhétorique de l’imaginaire » dans les politiques culturelles du Front national

Cette analyse a été réalisée à partir du corpus de textes suivant :

  • Jean-Marie LE PEN, Pour la France (1982)
  • Bruno MEGRET et les Comités d’Action Républicaine [CAR], L’impératif du renouveau, les enjeux de demain (1986)
  • Bruno MEGRET, « Débat culturel et combat politique », in Jean-Marie LE PEN, Une âme pour la France (1987)
  • 300 mesures pour la renaissance de la France : l'alternative nationale : programme du gouvernement (1993), 6e partie « Liberté » (dont fait partie la culture)

Ces textes sont, selon nous, les plus pertinents dans l’analyse des représentations culturelles de l’identité politique du F.N. car ils répondent à plusieurs critères : ils ont été rédigés par les deux personnalités les plus influentes au sein du F.N. durant la période que nous avons choisi d’étudier, ils couvrent la période étudiée, enfin les trois premiers peuvent être considérés comme étant à l’origine de la réflexion du parti sur les questions culturelles, qui se concluent par la rédaction du programme de 1993.

L’ouvrage de Jean-Marie LE PEN, Pour la France, rédigé notamment à l’occasion des élections municipales de 1983, fut « élaboré par les commissions et approuvé par la Congrès du Front national », avait comme objectif d’analyser les « raisons de notre décadence » et de d’apporter « des propositions concrètes pour combattre le chômage, l’insécurité, la dénatalité, l’immigration, l’étatisme bureaucratique et fiscaliste, le laxisme moral » 532 .

Le treizième, des quinze chapitres proposés, s’intitule « La réforme intellectuelle et morale » et est composé de neuf sous parties533 dans lesquelles Jean-Marie LE PEN utilise les mots suivants : « Décadence », « menace », « faiblesse », « perversion », « intolérance », « épidémies », « avilissement », « gaspiller », « gouffre »534. Ces termes sont surtout utilisés pour critiquer les stratégies et les pratiques des partis au pouvoir depuis l’avènement des politiques culturelles françaises. En habile manipulateur des mots, il estime que ce qu’il appelle la « culture officielle », en l’occurrence la culture subventionnée par l’Etat, serait une « veulerie de l’âme ». Pour parler du Centre Pompidou, Jean-Marie LE PEN utilise l’expression « verrue de fer ». Puis suivent les expressions : « lavage de cerveau », « rupture avec les valeurs traditionnelles », « couper les citoyens de leurs racines », « déposséder [les citoyens] de leur identité », « Yalta culturel », « intolérance des autres art de rupture », « ciseaux des censeurs de gauche ».

Toutes les critiques émises à l’encontre de la culture sont rarement fondées, mais sont surtout marquées d’une absence totale d’argumentation, de détails et d’explications susceptibles de légitimer les propos tenus par le F.N. Les discours et programmes culturels démontrent le manque de réflexion quant à l’analyse des politiques culturelles françaises. Bien que l’arrivée au sein du F.N. de Bruno MEGRET et d’une partie du courant néo-droitier, entre 1985 et 1987, marque la priorité accordée par le parti à l’axe culturel, les commentaires associés aux politiques culturelles sont dénuées de toutes formes de réflexion. Le vocabulaire utilisé n’est pas de type argumentatif, mais mobilise bel et bien l’imaginaire par des notions négatives faisant référence à la peur et à l’utopie.

Le thème du « combat culturel » qui sera utilisé par Bruno MEGRET et la Nouvelle Droite apparaît dans le livre, L’impératif du renouveau, les enjeux de demain, écrit par Bruno MEGRET en 1986. « Toute stagnation culturelle est régression et impuissance. Toute indifférenciation conduit à la grisaille et à la mort. Notre devenir s’inscrit dans notre culture. Elle est la source de notre puissance. » 535 La « vie » et le « devenir », autrement dit l’avenir, la projection de l’utopie politique sur le futur, sont confondus par le discours de Bruno MEGRET avec le concept de « puissance ». L’articulation de la culture et de la puissance définit une approche du politique et de la culture non en termes de médiation, mais en termes d’affrontement et de rapport de forces. Il s’agit-là d’une approche intéressante de la médiation culturelle de l’identité politique, que nous souhaitons approcher de la réflexion de Jean-Marie LE PEN : « [p]our le Front national, la vie vaut plus que la mort ; l’art enraciné dans les traditions de notre pays, vaut plus que l’art de rupture ; l’art situé dans notre culture vaut davantage que l’art international qui est de partout donc de nulle part » 536. Cette idée d’une forme d’art de « nulle part », sans racines ni territoire propre, exprime la conception fermée de la culture frontiste caractérisée par le refus de tout dialogue interculturel. Le F.N. développe ainsi l’idée d’une « culture officielle » comme signe de la puissance nationale et donc comme élément déterminant à la survie de la civilisation, ce qui révèle, selon nous, l’approche vitaliste des conceptions culturelles frontistes. Cette approche peut être considérée comme une déclinaison de la théorie néo-droitiste, selon laquelle on accède au pouvoir grâce à la culture, qui commence à s’imposer au travers des discours et des écrits du futur numéro 2 du parti. Aussi, Bruno MEGRET, lors de sa participation à l’ouvrage de Jean-Marie LE PEN, Une âme pour la France , en1987, imposera définitivement l’idée d’un « Débat culturel et combat politique ».

Nous avons relevé les termes suivants dans cet article : « identité » (6 occurrences), « laxisme », « nivellement », « déracinement », « hédonisme », « déclin » (2 occurrences), « agressions », « guerre » (8 occurrences), « extinction », « menace », « aveuglement », « traumatisme », « choc », « domination », « colonisation », « aliénation », « cassure », « perversion » (3 occurrences), « attaques » (3 occurrences), « dégénérescence ».

La rhétorique du parti, pour qui « les mots sont des armes », est pleinement appliquée ici tant au sens propre qu’au sens figuré : d’une part, du fait de l’usage de termes issus du vocabulaire militaire, et d’autre part du fait de l’utilisation de termes propres à amplifier la théorie du complot (en l’occurrence les mots « agressions », « extinction », « menace », « attaques ») et à fédérer l’identité politique du F.N. Celle-ci consiste à ne pas définir l’identité politique sur la base d’un projet, d’un engagement ou de pratiques politiques particulières, mais seulement sur la base de pratiques politiques différentes de celles des autres acteurs politiques, voire opposées à elles. L’identité politique du F.N. se définit aussi, et surtout, sur la base d’une identité placée au centre du dispositif symbolique de l’espace public et en proie aux oppositions et aux attaques des autres acteurs politiques. Nous estimons que l’identité politique du F.N. est paranoïaque dans la mesure où il s’agit d’une identité qui ne se fonde que par rapport à…

Sur le plan culturel, cela se traduit comme nous l’avons vu précédemment, par l’absence de définition du terme « culture » qui soit propre au parti de Jean-Marie LE PEN. La priorité est donnée à l’art de convaincre. Et pour ce faire, les cadres du F.N. possèdent une pléthore d’argumentaires préconisant l’utilisation de termes spécifiques. Un an après son arrivée au sein du F.N., Bruno MEGRET a utilisé ces argumentaires, en agissant sur l’émotionnel par le biais de la peur, pour donner une nouvelle définition de la culture : « Une culture ne vaut que par le peuple qui l’a sécrétée et qui la porte en lui. Faute de peuple, notre culture peut disparaître» 537 . Cette définition de Bruno MEGRET sert à démontrer que, selon lui, « notre culture » serait menacée par une « immigration-invasion »538 qui imposerait ses références culturelles au peuple français.

L’utilisation du terme « sécrété », par Bruno MEGRET, postule que la culture fait partie de l’essence même de notre civilisation, de nos origines, des nos « entrailles ». Il s’agit-là d’une approche vitaliste de la culture en ce sens où elle est considérée comme un phénomène à la fois naturel et vital à la survie de l’homme. Cette approche rappelle les conceptions vitalistes de Maurice BARRES caractérisées par les notions d’héroïsme, de nation, et d’âme et qui appartiennent également à l’idéal politique du F.N., notamment lorsque, par le biais de son président, le parti rappelle que le rôle de l’Etat est de « [d]éfendre, c’est-à-dire protéger et étendre et pour cela prendre parti pour la vie, pour l’enracinement […] » 539. L’Etat a donc pour mission de mettre en œuvre une politique de défense de la communauté nationale dont l’identité serait menacée de destruction, ce qui est exprimé par la thématique de la décadence.

Aussi, nous estimons que les politiques culturelles du F.N. organisent les représentations esthétiques et culturelles du peuple dans l’espace public en s’articulant autour de la défense de l’identité.

Comme nous le précisions précédemment, les trois premiers textes ont servi de base de réflexion à la rédaction du programme de 1993 qui rassemble la totalité du vocabulaire frontiste, tant d’un point de vue des termes récurrents, que de celui d’expressions critiques. Parfaite illustration de l’imaginaire frontiste, les mesures pour la « renaissance de la France » relatives aux questions culturelles expriment la dimension paranoïaque et fantasmagorique de l’identité politique du parti.

Les six premières pages de ce programme culturel (qui en contient 14), sont consacrées à une critique des politiques culturelles mises en œuvre par les partis au pouvoir.

Divers termes et expressions expriment le regard du F.N. sur ce qu’il nomme « la culture officielle »540. La « culture » (67 occurrences) qualifiée d’« officielle » (8 occurrences) aurait abouti à rendre le peuple « abêti », « hébété », « soumis » et « assoupi ». La référence au peuple, telle qu’elle est revendiquée par le F.N. symbolise une « civilisation » (16 occurrences) réunie autour de valeurs communes, qui dans le champ esthétique et culturel doivent répondre du « Beau » (8 occurrences), du « Bien » (5 occurrences), et du « Vrai » (7 occurrences). L’utilisation des termes « véritable » (6 occurrences), « populaire » (4 occurrences), « identité » (3 occurrences), « beauté » (3 occurrences), « renaissance » (2 occurrences) reflètent également les revendications du parti. Ainsi, le F.N. se réclame d’une politique culturelle dont l’objectif serait de promouvoir l’enracinement du peuple, et qui est illustré par les termes « racines » (2 occurrences), « enracinement » (1 occurrence) et le verbe « enraciner » (3 occurrences).

« Devant cette dégénérescence de l’art et de notre culture, il faut accepter de mener le combat culturel […] en assurant partout et systématiquement la promotion de nos valeurs face à celle de l’adversaire», à savoir les valeurs « enracinées » qui « confortent notre culture et notre civilisation » 541 .

La rhétorique de l’imaginaire pratiquée par le F.N. exprime les fantasmes de persécution symptomatique de son identité politique en symbolisant les quatre agressions majeures dont la culture serait soumise : l’effondrement démographique de la France, l’immigration, la menace culturelle américaine, la gauche et le marxisme542. La dénonciation de ces agressions constitue un nouvel exemple de l’amalgame pratiqué par le F.N. dans ses discours et dans ses écrits : ces quatre facteurs du déclin de la France servant de preuves au parti quant à la légitimité de sa politique culturelle nationale.

Notes
532.

LE PEN (1982), quatrième de couverture

533.

A savoir (dans l’ordre d’apparition dans le texte) : « Quand les contribuables financent la décadence », « Dénoncer le « Yalta culturel » », « La politique ne peut se désintéresser des valeurs », « Le redressement intellectuel et moral », « Les principes d’une politique culturelle nationale », « Défendre et enrichir le patrimoine », « Préserver la beauté de la France », « Pour une écologie nationale », et « Mécénat d’état et générosité privée ».

534.

Dans l’ordre d’apparition dans le texte.

535.

MEGRET (1986), p.111

536.

LE PEN (1982), p.168

537.

MEGRET in LE PEN (1987), p.103

538.

Discours de Jean-Marie LE PEN lors de la 17ème Fête des Bleu-Blanc-Rouge, 1997

539.

LE PEN (1982), pp.170-171

540.

Cf. Annexe 20

541.

MEGRET, in LE PEN, pp.113-114

542.

Ces quatre agressions sont présentées dans l’article de Bruno MEGRET, « Débat culturel et combat politique », paru dans l’ouvrage de Jean-Marie LE PEN, Une âme pour la France, pp.102-109.