2 – La confusion de l’esthétique et de la morale

Le discours du F.N., en associant systématiquement ces trois termes, confond l’instance esthétique de la médiation culturelle -le rapport aux formes et le jugement esthétique sur les formes-, et l’instance morale de la médiation politique -le rapport aux pratiques et aux normes, et le jugement moral sur la conduite des acteurs sociaux-.

Cette confusion se traduit ainsi par l’expression « Le Beau, le Bien, le Vrai »553. L’utilisation de majuscule et la répétition manifeste de ces trois termes dans les discours culturels renforcent l’idée d’une sublimation d’un idéal. Le parti de Jean-Marie LE PEN se donne une position singulière en adoptant la posture de défenseur du peuple, ce qui est symptomatique des attitudes fantasmagoriques de victimes propres au parti et auxquelles nous faisions écho précédemment.

Ces trois notions constituent des critères de distinction entre l’idéologie défendue par le Front national et celle qui est appliquée par les autres partis politiques. Le Beau s’opposant au laid, le Bien au mal, le Vrai au faux. Tout le travail sémantique du parti s’articule autour de ces distinctions et les questions culturelles n’échappent pas à cette forme de dogme idéologique. « Nos enfants ont besoin d'être éduqués dans le respect des vraies valeurs, dans le respect du Bien, du Beau, du Vrai. C'est là notre premier devoir, comme parents et comme responsables politiques. » 554

Ces valeurs fondamentales symbolisent les logiques culturelles du parti en ce sens où les définitions des termes « Beau », « Bien » et « Vrai » peuvent être considérées comme absconses sur le plan esthétique.

Dans le cadre du F.N., nous pensons que la référence à ces trois notions relève d’une conception dogmatique de la pensée esthétique au sens où elle est déterminée en fonction d’une idéologie politique définie. Ainsi, le Front national a utilisé l’expression « Bien, Bien Vrai » dans le programme de 1993 (5 occurrences), date à laquelle elle apparaît dans le vocabulaire culturel frontiste. Les termes qui la composent ne sont définis dans aucun discours et/ou texte émanant du parti. Cette expression constitue un exemple précis de la technique argumentative du Front national : le vocabulaire utilisé est simple, facilement mémorisable, déclinable sur tous les sujets et renvoie à des valeurs qui sont reconnues par tous. L’objectif étant de renforcer cette singulière contradiction entre son statut de groupe minoritaire et le fait qu’il serait détenteur d’une vérité salvatrice pour le peuple.

Sur le plan culturel, le Front national se présente comme le protecteur du peuple par la promotion d’une politique culturelle, fidèle aux valeurs traditionnelles de la nation. Dans le programme de 1993, 300 mesures pour la renaissance de la France, le terme « Beau » est utilisé isolément pour exprimer les idées suivantes : « [l]a civilisation fait du Beau l’étalon de toute production de l’esprit et de la main » 555 , et « [t]oute belle oeuvre d’art, implicitement ou confusément, recherche le Souverain Beau […]» 556 . L’expression le « Souverain Beau » exprime le jugement esthétique du F.N. basé sur des critères qui transcendent le temps et l’espace. Si l’on traduit cette pensée, l’art doit servir à la représentation d’un idéal sublimé. Le terme « Souverain » est utilisé pour définir le peuple557 et ses logiques esthétiques. Ainsi, tout comme le peuple, « Le Beau, le Bien, le Vrai » est une vérité fondamentale sur laquelle se fonde l’identité politique du F.N.

Dans ses 300 mesures pour la renaissance de la France, le Front national souligne le caractère véritable de son projet culturel en utilisant fréquemment cet adjectif. Le F.N. serait ainsi porteur d’une « véritable culture française » (3 occurrences) qui s’adresserait à un « véritable public » afin de promouvoir « l’art véritable ». Dans la logique du « nous » contre « les autres », cette insistance témoigne d’une constante opposition constante entre les vérités exprimées par le F.N. et les mensonges qui seraient imposés par les gouvernants. L’expression « Le Beau, le Bien, le Vrai » symbolise ainsi cette distinction entre les tenants d’une culture qui rompt avec les traditions populaires, et le F.N. qui serait porteur d’une vérité salvatrice pour le peuple et la nation.

La culture populaire nationale défendue par le F.N. s’oppose ainsi à la culture officielle. L’utilisation de l’adjectif « véritable » a comme effet de suggérer le complot pratiqué à l’encontre du peuple français, au sens où « véritable » s’oppose à « fausse ». Cette opposition de termes suggère, au-delà du complot, la volonté exercée par les gouvernants, les membres de l’« établissement », de mentir au peuple en lui imposant une culture qui ne correspond ni à ses attentes, ni aux valeurs et aux traditions de la nation.

Nous évoquions l’absence d’argumentation dans les critiques émises à l’encontre des politiques culturelles françaises. Les actions sont critiquées car elles ne correspondent pas aux critères esthétiques du F.N. et non pas en fonction de jugements approfondis. Le F.N. parle de « vraie culture » contre par exemple « une musique malodorante »558 lorsqu’il évoque le rap, mais ne développe jamais ses propos. Une fois encore il s’agit de jouer avec les mots pour agir sur le symbolique en le confondant avec de l’imaginaire. Selon le F.N., l’odeur symbolise les immigrés, qui dans l’imaginaire de certaines personnes seraient « malodorants », ce qui renverrait notamment à des problèmes d’hygiène, donc par effet boule de neige à des microbes puis à des maladies qui pourraient toucher le peuple français. D’autre part, Jean-Marie LE PEN fait également de la provocation en faisant référence indirectement à l’expression « le bruit et l’odeur » prononcée par Jacques CHIRAC559.

La quatrième partie du programme du F.N., intitulée « La rue de Valois contre le Beau, le Bien et le Vrai», est un nouvel exemple de critiques non argumentées à l’encontre de la « culture officielle ». Cette expression résume l’idée selon laquelle le Ministère de la culture, depuis sa création, n’aurait mis en application que des actions et des textes de lois contraires à l’idéologie de défense et de promotion de l’identité française revendiquée par le F.N. Cette partie est composée de critiques à l’égard de certains hommes et partis politiques quant à leurs actions culturelles. « Jacques Toubon (premier ministre de la Culture à subventionner le rap et à trouver du talent au groupe NTM...), pose ostensiblement dans son bureau parisien devant des toiles d’Alberola, un des peintres favoris de la culture néo-socialiste. Quant à Philippe Séguin, il a doté la ville d’Épinal d’un Buren et d’un César. » 560 Les noms des personnalités et des œuvres sont cités, mais le F.N. se limite ainsi à jouer sur les mots sans émettre de jugements esthétiques.

Les œuvres relevant de cette expression esthétique ne seraient que le reflet d’un idéal politique constitué de valeurs exprimées autour de cette expression frontiste de « Beau, Bien, Vrai ».

L’élaboration des représentations culturelles de l’identité du Front national ne reposerait pas sur des critères esthétiques mais bel et bien sur des critères moraux, conformes à son idéologie.561

Le vocabulaire utilisé par le F.N. exprime, au-delà d’une forme d’imaginaire de la peur, une logique morale, susceptible de mobiliser les partisans du F.N. La mobilisation de l’imaginaire va permettre au parti d’atteindre les citoyens en intervenant sur la subjectivité.

Notes
553.

Ces trois termes sont apparaissent majoritairement dans les discours frontistes sous la forme de cette expression.

554.

Discours de Jean-Marie LE PEN lors de la 17ème Fête des Bleu-Blanc-Rouge, 1997

555.

FRONT NATIONAL (1993), « Civilisation ou culture »

556.

FRONT NATIONAL (1993), « l’Universel »

557.

Cf. p.6 de cette partie.

558.

Ibid

559.

L'expression « le bruit et l'odeur » vient d'un discours de Jacques CHIRAC prononcé, le 19 juin 1991, à l'occasion d'un dîner-débat du R.P.R. à Orléans. Jacques CHIRAC, président de ce parti et maire de Paris, fit une allocution sur un éventuel recadrage de la politique d'immigration française, dont voici l’extrait incriminé : « Comment voulez-vous que le travailleur français qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler... si vous ajoutez le bruit et l'odeur, et bien le travailleur français sur le palier devient fou. Et ce n'est pas être raciste que de dire cela... ».

560.

FRONT NATIONAL (1993)

561.

Nous démontrerons ce point dans le cadre de la cinquième et dernière partie dans laquelle nous traiterons des logiques esthétiques et des références culturelles du Front national dans le champ de la médiation culturelle.