1 – L’usage de l’émotion dans la rhétorique du Front National

La singularité du F.N. en tant qu’éternel parti d’opposition, sans réel pouvoir politique dans l’espace public, explique la recherche d’une visibilité. Le propre de la communication politique est dans l’opposition, dans le conflit. Le langage politique, tout comme l’identité politique implique le conflit.

L’absence de pouvoir implique au F.N. la mise en œuvre d’une politique de communication principalement articulée autour de la dénonciation d’un complot. Ainsi, et malgré des victoires électorales, le F.N. accorde énormément d’importance à sa communication politique dans la mesure où celle-ci a pour finalité de faire prévaloir des représentations du réel.

Selon Bernard LAMIZET, l’émotion esthétique constitue une forme singulière de médiation qui donne « sa consistance réelle effective à la mise en œuvre d’un langage esthétique. » 572 Ce langage, dans le cadre des politiques culturelles du F.N., est composé des expressions, que nous avons présentées précédemment, et qui expriment son identité politique : « culture populaire », « enracinement », etc… Le Front national a ainsi investi la sphère culturelle en développant notamment un langage composé de termes faisant appel au sensible : d’une part dans une logique de dénonciation par l’utilisation de ce que nous nommons le vocabulaire de la peur (« Dans le carré diabolique de la destruction de la France menée par les politiciens de l’Etablissement, après l’extinction biologique (la dénatalité française), la submersion migratoire (l’immigration du peuplement), la disparition de la nation (l’euromondialisation), le quatrième côté est celui du génocide culturel» 573 ), et d’autre part dans une logique de diffusion et de reconnaissance d’une identité nationale qui serait l’expression du peuple et dont le Front national serait le représentant le plus légitime (« Nous savons que la France est riche d’une civilisation exceptionnelle qui a mêlé, pour le meilleur, la Nature et la Grâce : il nous suffit d’être fidèles à cet héritage » 574)

Il est symptomatique que les municipalités Front national aient fait de la culture et de l’éducation les fers de lance de leur politique en tentant de se réapproprier le thème du « réenracinement ». Dans les trois derniers programmes du Front national, l’un des cinq principes pour une « politique culturelle nationale » est « l’enracinement ». « Toutes les grandes civilisations ont laissé des œuvres universelles, qui marquent parce qu’elles sont l’expression de la fécondité créatrice du peuple qui les a produites. Il n’y a pas de civilisation sans un sol qui lui fournisse l’homme, les conditions naturelles, le surplus propice à l’épanouissement des œuvres de l’esprit et de la main. » 575 « L’enracinement » fait appel à un vocabulaire naturaliste symbolisé par la loi naturelle et l’ordre naturel des choses, ce qui accentue le fantasme de « l’identité naturelle ».

« [P]our le Front national, l’Etat a pour mission de défendre la langue, la culture, le patrimoine, les traditions, y compris morales, de la nation. Défendre, c’est-à-dire protéger et étendre et pour cela prendre parti pour la vie, pour l’enracinement, pour la continuité, pour l’inscription du futur dans le passé » 576. Le Front national exprime ainsi sa volonté d’inscrire dans le temps son action et au-delà, son idéologie. Le terme « enracinement » participe à la diffusion d’une identité politique fondée non pas sur un engagement porteur de médiation symbolique et d’engagement effectif dans l’espace public, mais sur une logique imaginaire et fantasmatique.

Nous avons relevé tout au long de ces travaux que la rhétorique frontiste répond à plusieurs principes : la répétition, l’absence de détails dans l’argumentation, la logique discursive dépendant de son statut de parti d’opposition -« nous » détenteurs du bien face aux « autres » détenteurs du mal-, la construction et le développement d’une « contre-société » minoritaire, etc…

Ces principes nous amène à penser que l’émotion occupe une place essentielle dans la rhétorique frontiste dans la mesure où elle participe à constitution d’une identité politique paranoïaque.

Le F.N. exprime la contestation du pouvoir en place en développant notamment une théorie du complot et une forme obsessionnelle d’expression de l’identité du peuple.

En se positionnant comme un groupe d’opposition, minoritaire dans la sphère politique, le F.N. tente de légitimer sa politique de « renaissance culturelle » dont l’objectif serait de libérer le peuple des politiques culturelles qui seraient imposées par les gouvernants.

C’est dans cette perspective que le Front national a établi son « programme de gouvernement » en 1993 en proposant ses 300 mesures pour la renaissance de la France.

Cette politique de « renaissance culturelle » apparaît également au travers de l’utilisation des termes « rééquilibrage »  et « pluralisme » des bibliothèques : le F.N. entend à nouveau à dénoncer un complot qui viserait à empêcher la diffusion de sa culture politique dans les bibliothèques publiques. Ainsi, le F.N. a élaboré sa politique culturelle locale par l’application d’une rhétorique qui lui est propre : « rendre le pouvoir au peuple » afin de le faire passer du statut de victime à celui d’acteur.

Notes
572.

LAMIZET (2000), p.158

573.

FRONT NATIONAL (1993), « Le génocide culturel »

574.

FRONT NATIONAL (1993), « Le Beau, le Bien, le Vrai»

575.

FRONT NATIONAL (1993)

576.

LE PEN (1982), pp.170-171