« Terrorisme » ou violence politique ?

Michel Wieviorka notait que, dans les études sur le « terrorisme », la définition ne constituait pas forcément le point de départ de la recherche mais son point d’arrivée. « Au lieu de constituer le point de départ des analyses, la définition devrait se présenter comme leur résultat : la conclusion plutôt que le postulat » (Wieviorka, 1995, p. 598). En effet, il faut non seulement de rompre avec les prénotions de la connaissance vulgaire, en utilisant une définition précise de l’objet, mais l’emploi même du mot pose problème au point d’être refusé par certains chercheurs. Quels sont les principaux reproches faits au vocable terrorisme dans la désignation d’un ensemble d’actes violents particuliers ?

Tout d’abord la charge émotionnelle et accusatoire du mot7, conduit à des postures plus morales que scientifiques. Sous la description d’un fait s’immisce une évaluation normative (Tilly, 2004, p. 5). L’usage de cette désignation dans un contexte violent signifie en fait son imposition au terme de processus de luttes politiques et symboliques.

‘« Very often it has been the object of insults and accusations rather than of analyses, giving rise to moralistic positions rather than scholarly discussions. […] In it the descriptive and prescriptive aspects merge inextricably, so that in describing as “terrorist” the behavior of a certain political group, an evaluation is at the same time suggested ; reciprocally, when an action is considered “terrorist”, it is presumed that its structure has also been described » (Bonanate, 1979, p. 197)8.’

La connotation du mot a conduit à une importante multiplicité des définitions du phénomène sans que le débat scientifique ne connaisse d’avancée significative (Laqueur, 1977, 1979 ; Schlesinger, 1991 ; Hoffman, 1999 ; Sommier, 2000 ; Merari, 2004 (2006)). La variabilité des définitions9 et la diversité historique et géographique des organisations désignées par ce terme conduisent à s’interroger sur l’emploi même du mot ; alors même que cette instabilité définitionnelle est loin d’être unique10. L’emploi ou non de ce vocable dans un travail scientifique ne peut être détaché de son utilisation politique.

La qualification terroriste est l’enjeu d’une lutte symbolique et renvoie par conséquent à des stratégies accusatoires et d’exclusion. De fait, étudier le terrorisme ne signifie pas seulement étudier un champ de luttes sociales mais c’est également prendre part à cette lutte.

‘« [Le] terrorisme n’est donc pas simple objet de rhétorique : il faut avant tout le combattre. Refuser de se placer sur le terrain de l’affrontement, c’est se désigner comme “franc-tireur social”, être immédiatement soupçonné de faire le jeu de l’adversaire et de brouiller volontairement les pistes » (Bigo, Hermant, 1984, p. 46). ’

Dans un souci de neutralité axiologique, Isabelle Sommier propose ainsi l’expression de « violence totale » afin d’échapper aux biais de la dénonciation, inhérente au mot terrorisme. L’adjectif total permet de signifier le double héritage de cette violence : un héritage inspiré par le totalitarisme en tant qu’idéologie et pratique de l’indifférenciation absolue ; un héritage contemporain dans lequel la violence est privatisée et adaptée à nos sociétés massifiées et technologiques. La « violence totale » constitue une réplique non étatique de l’indiscrimination des violences extrêmes provoquées par les États. Ce terme permettrait donc d’intégrer des attitudes, vues comme irrationnelles par leur barbarie (les attentats visant les civils), dans une rationalité particulière fondée sur le primat de l’action, une relation sacrificielle à la violence et des contraintes organisationnelles très fortes (Sommier, 2000, p. 112-115)11. Malgré l’intérêt suscité par cette argumentation et la justesse des prises de position sur l’ambiguïté du mot terrorisme, il nous semble que cette dénomination conduise à de nouveaux problèmes.

Ainsi, en dépit du changement de désignation, l’auteur conserve la visée de « terrorisation » de l’acte, c’est-à-dire l’origine étymologique du mot terrorisme, manifestant, pour le coup, une certaine « gymnastique intellectuelle [prêtant] à discussion » (Crettiez, 2000, p. 214). Pour Isabelle Sommier, la « violence totale » renvoie aux attentats aveugles de grande ampleur dans les avions (le 11 septembre 2001, l’attentat de Lockerbie en décembre 1988) ou les transports publics (l’attentat de la gare de Bologne en 1980 ou les attentats à Paris en 1986 et 1995) (Sommier, 2002, p. 528). Qu’en est-il des formes de violences moins meurtrières comme un assassinat, une attaque à la bombe ou un enlèvement ? Selon cette catégorie, elles doivent relever de la violence politique voire de la violence révolutionnaire12. C’est ce que propose également Laurent Bonelli qui refuse l’utilisation scientifique du mot terrorisme au profit de l’expression de violence politique 13. Mais en réintégrant de tels actes au sein de la violence politique, on déplace seulement le problème que l’on tente de résoudre.

Dans ce cas, c’est la catégorie de la « violence politique » qui souffre d’une grande diversité : peut-on conserver au sein d’une même dénomination, une manifestation qui dégénère en affrontements avec des policiers et une bombe qui explose contre un bâtiment des impôts ? Plus fondamentalement, le problème de la neutralité axiologique n’est toujours pas résolu car le chercheur ne peut se départir complètement de son ancrage social. Un chercheur est toujours situé socialement conduisant au fait qu’« il n’y a pas d’objet qui n’engage un point de vue, s’agirait-il de l’objet produit dans l’intention d’abolir le point de vue » (Bourdieu, 1984, p. 17). Refuser d’employer le mot terrorisme afin de refuser de s’inscrire dans les positionnements de l’espace académique sur le « terrorisme » conduit in fine à s’inscrire dans cet espace : refuser le terme terrorisme conduit à positionner l’analyste dans une tradition critique14.

Second élément, la constitution de notre objet de recherche nous pousse à conserver le terme terrorisme, une fois celui-ci défini de manière rigoureuse. Notre travail traite des discours politiques sur le « terrorisme » et non, du « terrorisme » comme fait social. Nous traitons des stratégies discursives, produites par des acteurs politiques au sujet de situations sociales préalablement labellisées comme « terroristes ». Notre problème n’est pas de vérifier la pertinence de cette dénomination car le « terrorisme » s’inscrit en tant qu’objet de corpus et non comme un concept à réfuter ou à approuver.

‘« On peut aussi prendre pour point de départ un état de fait : il existe dans un moment (1981-1988), en un lieu donné (la France), un phénomène qu’on appelle “terrorisme” et des gens qu’on qualifie de “terroristes”. Le fait d’utiliser ces termes ne renvoie pas à un jugement mais à une constatation. L’analyse de ce que ces vocables recouvrent, et du jeu des pouvoirs qui les utilisent, vient ensuite » (Quadruppani, 1989, p. 29-30). ’

Deux autres arguments viennent renforcer notre option terminologique.

Par sa circulation au sein des discours, des articles de presse ou des journaux télévisés, le terme se constitue en une réalité matérialisée dans un langage que les individus approuvent, critiquent ou dénoncent ; une réalité à laquelle ils donnent corps en en faisant le sujet de leurs discours en dépit de ses imperfections heuristiques. Par ce processus, le terme prend une réalité qui s’impose à l’observateur, à l’instar de la notion de prière chez Marcel Mauss.

‘« Du moment que la prière, partie intégrante du rituel, est une institution sociale, l’étude a une manière, un objet, une chose à quoi elle peut se rattacher. En effet, tandis que, pour les philosophes, les théologiens, le rituel est un langage conventionnel par lequel s’exprime, imparfaitement, le jeu des images et des sentiments intimes, il devient, pour nous, la réalité même. Car il contient tout ce qu’il y a d’actif et de vivant dans la prière : il garde en réserve tout ce qui fut mis de sens dans les mots, il contient en germe tout ce qu’on pourra déduire, même par des synthèses nouvelles : les pratiques et les croyances sociales qui y sont condensées sont lourdes du passé et du présent, grosses de l’avenir. Donc, quand on étudie la prière de ce biais, elle cesse d’être quelque chose d’inexprimable, d’inaccessible, Elle devient une réalité définie, une donnée concrète, quelque chose de précis, de résistant et d’arrêté qui s’impose à l’observateur » (Mauss, 1968, p. 130).’

En outre, nous reprenons à notre compte la remarque ancienne d’Émile Durkheim sur l’intelligibilité des définitions scientifiques. En dépit de la rupture consommée avec la connaissance vulgaire, la dénomination du fait scientifique peut rester identique, facilitant la réception de l’objet de recherche.

‘« Ce n’est pas, sans doute, que le concept vulgaire soit inutile au savant ; il sert d’indicateur. Par lui, nous sommes informés qu’il existe quelque part un ensemble de phénomènes qui sont réunis sous une même appellation et qui, par conséquent, doivent vraisemblablement avoir des caractères communs ; même, comme il n’est jamais sans avoir eu quelque contact avec les phénomènes, il nous indique parfois, mais en gros, dans quelle direction ils doivent être recherchés » (Durkheim, 1894 (1988), p. 130).’

Une explicitation similaire nous semble nécessaire avant de désigner les organisations « islamistes » ou d’évoquer « Al-Qaïda ». En dépit de l’insatisfaction produite par ces appellations, nous utiliserons ces dénominations puisqu’elles sont présentes dans les discours politiques et circulent dans l’espace politique et médiatique. Par leur répétition et leur récurrence, ces désignations contribuent à donner une substance à des phénomènes différents sur le plan des visées politiques, des modes d’action violente ou des lieux de perpétration des attentats ; bien souvent, leur seul point commun se trouvant dans les regards politiques et/ou médiatiques.

La première difficulté de l’observateur n’est pas donc seulement de se détacher de ses prénotions, mais au contraire, d’appréhender ces truismes, de saisir d’un œil critique ces discours moralement irréprochables dénonçant la violence et valorisant la liberté et les droits de l’homme. Une nouvelle fois le phénomène de l’antiracisme éclaire les difficultés de l’entreprise car bien souvent, le racisme est récusé sans analyse préalable.

‘« C’est […] l’attitude des antiracistes face au “racisme”, qu’ils récusent et combattent sans analyse préalable, sans même percevoir le caractère problématique de l’expression toujours mise au singulier : le “racisme”. Comme s’il s’agissait d’un phénomène bien identifié, doté d’une permanence dans le temps, d’une homogénéité en toutes ses manifestations, d’une unité et d’une unicité » (Taguieff, 1995, p. iv).’

Plus de vingt ans après l’émergence d’un mouvement social d’ampleur autour de ce thème, le maintien à un niveau très élevé des discriminations raciales15 oblige à interroger les limites du discours antiraciste. Son décalage par rapport à la réalité plurielle et changeante des racismes et sa visée commémorative ou conjuratoire conduisent à un discours figé et inadapté (Taguieff, 1995, p. iv). Depuis le milieu des années 1980, des reproches similaires ont été faits à l’encontre des discours antiterroristes ; recoupant pour une part les critiques générales adressées à l’encontre du langage politique16.

Didier Bigo et Daniel Hermant ont critiqué la redondance de leur contenu et leur méconnaissance du phénomène (Bigo, Hermant, 1986), le journaliste Edwy Plenel a dénoncé leur « vacuité » (Plenel, 1986) tandis que Dominique Wolton et Michel Wieviorka regrettaient que la communication gouvernementale soit toujours décalée par rapport au phénomène « terroriste » (Wolton, Wieviorka, 1987). Pour sortir de ces apories, il faut faire avec l’« antiterrorisme », un mouvement similaire à celui proposé par Pierre-André Taguieff au sujet de l’antiracisme : adopter une approche plurielle au détriment d’une signification homogénéisante. Cette pluralité dans l’approche de l’objet vise à appréhender la complexité d’un phénomène social pour en améliorer la connaissance.

‘« Faire de l’antiracisme une question. Lui faire perdre sa présomption d’évidence et de transparence. La découverte de la pluralité et de l’antagonisme des fins, dans la “lutte contre le racisme”, indique le chemin à suivre : celui de la connaissance des problèmes sans assurance de solutions » (Taguieff, 1995, p. ii).’

C’est pour cette raison que notre recherche s’ouvre par un retour sur les différentes acceptions du « terrorisme » dans les milieux académiques et juridiques. Les discours antiterroristes ont également été appréhendés par différents types de recherches.

Notes
7.

« Trouver une définition du terrorisme politique qui serait acceptable par le plus grand nombre se heurte à un obstacle majeur, celui de la connotation émotionnelle négative de cette expression. Le mot “terrorisme” est devenu un terme comportant purement et simplement un discrédit plutôt qu’un terme décrivant un type spécifique d’activités » (Merari, 2006, p. 24).

8.

Pour Michael Walzer, la désignation « terroriste » est le résultat d’une lutte symbolique entre des forces politiques. « Le mot “terrorisme” est le plus souvent utilisé pour décrire la violence révolutionnaire. C’est là une petite victoire pour les champions de l’ordre, parmi lesquels l’usage de la terreur n’est pourtant pas inconnu » (Walzer, 1977 (1999), p. 275).

9.

Pour Isabelle Sommier, cette pluralité provient de la structuration particulière des recherches sur le terrorisme. Cet espace comprend des acteurs, au carrefour de plusieurs champs (académique, politique, professionnel), dont la production joue de l’ambiguïté entre recherches scientifiques, expertises ou aides à la décision (Sommier, 2006, p. 67-84). C’est le cas, par exemple, de Paul Wilkinson, professeur émérite au Centre for Study of Terrorism and Political Violence de l’université Saint-Andrews (Écosse), qui avertissait les gouvernements occidentaux des menaces représentées par le terrorisme, tout en se plaçant dans le champ académique (Wilkinson, 1977). Dans son travail de thèse, Clotilde Marchetti avait fait un travail très complet sur le positionnement social des chercheurs travaillant sur le « terrorisme » (Marchetti, 2003).

10.

Le « terrorisme » n’est pas la seule notion en sciences sociales souffrant d’une multiplicité de définitions. Le concept d’État comptait plus de 150 définitions dès 1931 (Linhardt, Moreau de Bellaing, 2006, p. 279) sans que son usage scientifique n’en souffre. De même pour de nombreux auteurs, la notion de sécurité est un « essentially contested concept » ce qui rend extrêmement difficile sa définition en raison de son caractère politique inhérent (Ceyhan, 1998).

11.

« La violence totale [est] une stratégie délibérée de violence aveugle, frappant la population civile suivant le principe de disjonction entre les victimes directes de l’attentat (des “non-combattants”, des “innocents”) et la cible politique visée (le pouvoir étatique généralement », (Sommier, 2002, p. 528).

12.

Dans un ouvrage récent, Isabelle Sommier définit comme « violence révolutionnaire », les violences commises par les groupes clandestins d’extrême-gauche pendant les années 1970. Le refus de procéder à des attentats contre la population civile et le recours privilégié à l’assassinat politique motivent cette différenciation (Sommier, 2008, p. 17). Pourtant, elle écrivait précédemment que l’assassinat politique partage une « relation évidente avec le terrorisme » : « De son origine historique et sémantique, l’assassinat a gardé les connotations négatives d’une action de l’ombre perfide et immorale qui signerait le manque de courage de ses auteurs. Connotations que partage le terrorisme » (Sommier, 2000, p. 105).

13.

« D’abord, parler de “violence politique” et non de “terrorisme” permet d’éviter les impasses auxquelles conduit immanquablement l’usage de ce terme politiquement et moralement connoté », (Bonelli, 2005, p. 102).

14.

Richard Jackson, « Why We Need Critical Terrorism Studies », E-international relations, 4 août 2008, [en ligne], http://www.e-ir.info/?p=432#_edn1 , site visité le 14 septembre 2008.

15.

Ainsi quelques chiffres qui n’ont pour vocation que d’illustrer la prégnance de pratiques ou de sentiments racistes au sein de la population française. « Un homme qui porte un prénom et un nom maghrébin, résidant à Paris, d’apparence standard, a cinq fois moins de chance qu’un homme aux nom et prénom français, “blanc de peau”, “d’apparence standard”, d’obtenir une convocation à un entretien d’embauche après envoi d’un CV similaire », Fauroux Roger, 2005, « La lutte contre les discriminations ethniques dans le domaine de l’emploi », Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité, juillet [en ligne] http://www.halde.fr/IMG/alexandrie/23.pdf , site visité le 4 décembre 2008. Un sondage BVA informait que près de neuf Français sur dix estimait que le racisme était une chose répandue (25% disant qu’il est “très” répandu et 65% “plutôt” répandu) tandis que 42% des sondés jugeaient « trop important » le nombre d’immigrés en France, « Xénophobie, antisémitisme, racisme et antiracisme en France », institut BVA, sondage réalisé entre le 24 et le 26 novembre 2004, [en ligne] http://www.bva.fr/sondages.php?id=261 . Consulté le 8 décembre 2008.

16.

« Le discours politique n’a pas bonne réputation. Stigmatisé aussi bien pour ses lourdeurs formelles que pour son caractère mensonger (il suffit de penser à la fortune de l’expression “langue de bois”), il semble aujourd’hui condamné au mépris, sinon l’insignifiance. “Vide”, “creux”, “prévisible”, il cumule les handicaps au point d’apparaître comme l’attribut le moins honorable de ceux qui se livrent à l’activité politique » (Le Bart, 1998, p. 3).