Un des premiers auteurs à avoir élaboré une typologie des discours politiques antiterroristes fut Philip Schlesinger dans Televising Terrorism : Political Violence in Popular Culture (Murdock, Elliott, Schlesinger, 1983). Les auteurs de l’ouvrage considéraient que la communication était un élément déterminant du dispositif de lutte contre le « terrorisme » et que l’objectif des locuteurs politiques était de persuader leur auditoire afin d’obtenir des soutiens. Cette typologie était construite essentiellement à partir de l’appartenance partisane des locuteurs et de leur positionnement dans l’espace politique (membre du gouvernement, membre de la majorité parlementaire, membre de l’opposition, etc.).
Dans sa contribution, Philip Schlesinger distingue quatre catégories discursives à partir de l’analyse des déclarations des dirigeants britanniques sur le conflit en Irlande du Nord : le discours « officiel » qui rassemblait les déclarations tenues par des membres du gouvernement ou des partisans de la majorité parlementaire défendant les intérêts de l’État ; le discours dit « populiste » au sein duquel des députés revendiquaient la peine de mort contre les assassins au nom d’une « juste vengeance » ; le discours « alternatif » qui, tout en condamnant le « terrorisme », précisait que la riposte devait respecter strictement les droits de l’homme ou les libertés civiles ; et enfin, le discours « d’opposition » qui émanait principalement des partisans des paramilitaires nord-irlandais ou d’adversaires politiques plus ou moins déclarés du régime. Ces derniers justifiaient le recours à la violence politique, ou tout au moins, ne la condamnaient pas.
En dépit de l’attrait de cette catégorisation, notamment dans la répartition des discours issus de l’opposition, l’approche uniquement partisane du découpage opéré conduisait à assimiler un type de discours et un positionnement au sein du champ politique. D’autres situations historiques ont montré au contraire une transversalité des arguments qui transcendaient les clivages partisans. Cette typologie ne prend en compte qu’une visée stratégique dans les prises de positions antiterroristes, minorant l’influence des cadres culturels. Dans une recherche dont l’objet n’est pas exclusivement le discours politique18, Clotilde Marchetti offre une typologie prometteuse mêlant éléments culturels et stratégiques (Marchetti, 1999 ; Marchetti, 2003).
Caractérisée par une temporalité propre (passé, présent, futur), un lieu de production dominant mais non exclusif, un référent identitaire intrinsèque et un objectif spécifique vis-à-vis du terrorisme, cette classification distingue trois types de discours : un langage émotionnel, un langage expert et un langage institutionnel. Les discours sont conditionnés par des logiques internes d’expression (c’est-à-dire la norme qui fixe la manière dont parlent les différents acteurs) et l’auteure considère chaque type de discours comme une sorte de cadre structuré avec ses lieux communs et ses lieux production. Elle tente de révéler des « grammaires » antiterroristes (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 86) afin de mettre en évidence la dimension stratégique de chaque type des discours.
Tenu par les journalistes, les associations de victimes ou les hommes politiques, le discours émotionnel s’ancre dans le présent afin de dénoncer le terrorisme et de soutenir les victimes. Il est dominé par le registre de la réprobation et de l’émotion. Le second discours est marqué par le vocabulaire de la compétence et de la connaissance et son objectif est d’interpréter les causes profondes d’un attentat, appréhendé comme un phénomène à mettre à distance et à expliquer. Ce discours d’expertise est l’œuvre majoritairement de chercheurs, de policiers ou de magistrats. Le dernier discours à forte résonance juridique et centré sur les mesures à prendre, voit le « terrorisme » comme un problème à résoudre et s’inscrit résolument dans le futur. Le référent commun à ses locuteurs (principalement les dirigeants politiques) est la nature démocratique du gouvernement.
Pour l’auteure, cette typologie s’inscrit à la fois dans un contexte culturel donné, au sein duquel chaque discours vient puiser ses représentations, et dans une perspective stratégique ; chaque locuteur conférant un intérêt à sa prise de parole (la légitimité pour le discours émotionnel, l’autorité pour le discours d’expertise et la stabilité pour le discours institutionnel). Cette recherche innovante nous a inspirés sur de nombreux points même si notre approche se veut décalée, notamment par l’insertion des locuteurs politiques au sein des trois types discursifs. Par exemple, l’auteure intégrait les locuteurs politiques dans le discours émotionnel mais ils demeuraient écartés de la catégorie experte dont les acteurs sont des professionnels, spécialisés dans la lutte contre le « terrorisme » : magistrats, policiers, militaires, journalistes d’investigation ou encore universitaires (Marchetti, 2003, p. 26-27). Sans nier l’influence de ces acteurs sur les responsables politiques, nos recherches ont montré que l’objectif didactique n’était pas absent, loin de là, des interventions politiques. Au contraire, la manière dont les acteurs politiques expliquent le surgissement des attentats, conditionne fortement les mesures à prendre. Par ces explications, les dirigeants politiques fournissent également une grille d’interprétation de la réalité sociale. En outre, la distinction linguistique et/ou énonciative entre chaque type de discours, évoquée dans la construction de la typologie, n’est pas approfondie dans la suite du travail19.
L’objectif de typologisation ne constitue pas la veine principale des autres travaux centrés sur des analyses thématiques et qui visent à révéler les fonctions régulatrices des discours antiterroristes.
La thèse traite également du discours médiatique à travers l’analyse d’articles de la presse française et britannique et, le discours « expert », à travers les travaux d’un certain nombre d’auteurs de « l’antiterrorisme » et de discours de magistrats ou de policiers. Si l’étendue de ce corpus offre un panorama très complet des acteurs antiterroristes, elle conduit également à amalgamer des discours, produits par des locuteurs aux statuts, aux intérêts et à la légitimité différents.
Même si Clotilde Marchetti reconnaît l’arbitraire de toute typologie, elle n’apporte pas de vérifications quantitatives, même minimales, aux différents contenus ou à la tonalité des discours.