En 1986, dans un article célèbre et abondamment cité comme une référence de base sur l’analyse du discours antiterroriste en France (Plenel, 1986 ; Wieviorka, Wolton, 1987 ; Cettina, 1994 ; Crettiez, Ferret, 1999 ; Garcin-Marrou, 2001 ; Camus, 2007), Daniel Hermant et Didier Bigo proposaient plusieurs hypothèses pertinentes pour réfléchir aux réponses politiques antiterroristes.
En travaillant sur l’emploi de registres lexicaux particuliers (comme le registre militaire), les auteurs ont adopté une approche fonctionnaliste en insistant sur l’aspect stratégique et régulateur des discours politiques sur le « terrorisme ». D’emblée, ils considèrent les réponses politiques consécutives à un attentat comme incapables de saisir complètement le phénomène « terroriste ». La première réaction des gouvernants consiste en une posture de dénonciation de la « barbarie » des actes violents afin de fournir une réponse rapide et diffusable et de revendiquer un consensus politique (Bigo, Hermant, 1986, p. 511). La seconde réaction prend la forme d’une double stratégie de simulation guerrière ou de dissimulation criminelle du « terrorisme ».
Le premier schéma passe par la simulation qui compare la lutte contre le « terrorisme » à une guerre en globalisant et en dramatisant la menace, notamment par l’exacerbation du rôle des États-sponsors. La plupart du temps, cette stratégie s’arrête au stade de la rhétorique mais elle peut constituer parfois un préalable à des actions militaires.
‘« Dans les années quatre-vingt, l’impact plus fort du terrorisme issu du Proche-Orient a transformé ce qui n’était, malgré tout, qu’un discours en véritable stratégie. […] On retrouve des schémas d’action connus qui rassurent les gouvernants sur leurs capacités de réponse. Désormais, le discours n’est plus simple rhétorique, il précède l’action militaire, comme le montre l’intervention américaine armée en Libye » (Bigo, Hermant, 1986, p. 514).’La seconde stratégie (utilisée principalement dans le cas des séparatismes nationaux ou du terrorisme révolutionnaire) s’illustre dans une criminalisation du phénomène « terroriste » qui lui dénie sa spécificité de violence politique pour la ramener à une criminalité de droit commun. Ce schéma s’illustre dans un refus de reconnaissance de la légitimité de l’interlocuteur violent et se fonde sur l’évidence du discours répressif.
‘« On justifie l’application du droit commun en affirmant que les peines sont individuelles, que la répression doit s’occuper avant tout des actes matériels, et subsidiairement des motifs, que les juges d’instruction locaux connaissent mieux le milieu, et que, de toute façon, si l’acte a une signification politique, tout le monde la perçoit. […] Bref, la dissimulation du phénomène, en le noyant dans une catégorie plus générale, la criminalité, n’est pas une absence de politique. C’est tout simplement une politique qui tire avantage de son absence de spécificité » (Bigo, Hermant, 1986, p. 512).’Plus fondamentalement, les auteurs font l’hypothèse que la communication gouvernementale (quelque soit le parti au pouvoir) sur le terrorisme a une fonction symbolique de régulation de l’ordre social par la conjuration du désordre né de l’attentat.
‘« Les anthropologues […] ont montré comment tout pouvoir politique cherche à faire face au désordre par une ritualisation de la vie sociale qui consacre à chaque fois le lien entre pouvoir politique et société. Ne pourrait-on pas s’en inspirer pour montrer que l’appel au citoyen, la tentative de mobilisation, la simulation guerrière, la volonté de créer un nouvel état d’esprit plus responsable, fonctionnent comme des rituels de conjuration de la peur des calamités et de réaffirmation d’un lien politique ébranlé par la crise due à l’irruption de la violence ? » (Bigo, Hermant, 1986 p. 525-526).’Ces différentes perspectives ont été reprises par de nombreux chercheurs s’inscrivant dans une démarche critique vis-à-vis des discours antiterroristes : soit par leur inefficacité régulatrice, soit par une construction biaisée de la réalité sociale.
Dans leur ouvrage sur les rapports entre le « terrorisme », les médias et le pouvoir politique (Wieviorka, Wolton, 1987), Michel Wieviorka et Dominique Wolton reprennent le schéma de la simulation et de la dissimulation pour souligner les paradoxes des discours antiterroristes. En insérant la parole de l’État dans une relation triangulaire avec les « terroristes » et l’opinion publique (représentée par les médias), les auteurs dénoncent l’incapacité d’un gouvernement à maintenir une communication cohérente20. Cette incohérence est constatée alors que les autorités politiques disposent d’une marge de manœuvre considérable dans la diffusion de l’information soit par la maîtrise des sources (policiers, magistrats) soit par la revendication d’une unité nationale que la presse ne pourrait rompre (Garcin-Marrou, 2001, p. 99).
Les réactions politiques sont toujours en décalage par rapport aux actions concrètes ou aux attentes de l’opinion publique (notamment dans les situations où l’origine de la violence se situe hors du territoire national). Le gouvernement hésite toujours entre le trop-plein qui peut conduire à ouvrir une brèche entre les discours dramatisants et des pratiques contradictoires21, et l’absence qui prend le risque de ne pas répondre aux inquiétudes de la population.
‘« Gestionnaire d’une collectivité, un gouvernement ne peut dissocier l’action anti-terroriste du souci constant de prouver à l’opinion publique qu’il prend en considération ses demandes en matière de sécurité. Deux stratégies s’offrent à lui. Ou bien réduire le sentiment d’insécurité en banalisant la menace, ce qui n’est possible que si la violence est relativement limitée […]. Ou bien rassurer en montrant l’ampleur des moyens mis en œuvre pour prévenir et réprimer le danger, même s’il y a un décalage entre le discours et les actes et si, en réalité, les propos martiaux masquent mal une réelle impuissance. Il n’y a pas nécessairement coïncidence entre les exigences de la lutte antiterroriste et celles que dictent au pouvoir politique les attentes réelles ou supposées du public. Se lancer dans des rodomontades où il est question de “terroriser les terroristes” ou, inversement, se contenter, en réponse à un événement meurtrier, du discours plat de l’indignation et de l’affliction, est peut-être ce qu’attendent les citoyens. Mais du côté des acteurs terroristes, les déclarations affligées apparaissent comme un aveu de faiblesse et la reconnaissance que le coup a porté » (Wieviorka, Wolton, 1987, p. 133).’A cause de la dissymétrie de temporalité entre l’action « terroriste » et la répression (réaction immédiate et/ou action en profondeur ?), les auteurs reconnaissent l’impuissance fondamentale d’un gouvernement à gérer la violence « terroriste » à l’aide d’une politique publique cohérente.
‘« Le terrorisme appelle une politique antiterroriste, c’est-à-dire une construction intégrée, visant à maîtriser une dynamique qui concerne divers acteurs s’efforçant chacun d’orienter le changement en sa faveur. Mais la mise en forme d’une telle politique constitue un défi intermittent, sans cesse renouvelé, soumis à des lourdes contraintes et imposant la prise en compte de temporalités distinctes. C’est pourquoi le pouvoir politique semble incapable d’assurer la gestion articulée qu’exige le phénomène » (Wieviorka, Wolton, 1987, p. 136).’Ce constat a été confirmé par Edwy Plenel qui évoque même la vacuité de la réflexion politique sur le « terrorisme »22. Face au constat d’inefficacité du discours antiterroriste dans la gestion d’un attentat, d’autres travaux ont pointé au contraire sa contribution à une légitimation du pouvoir politique.
« Les actes et les propos gouvernementaux, face au terrorisme, semblent rarement à la hauteur du problème. Dans certains cas, l’action est assimilée à la guerre : assimilation le plus souvent verbale, sans traduction militaire et politique, et rarement mise en pratique. Le passage à l’acte […] entraîne pour ses responsables de telles tensions internationales que la logique de guerre est vite abandonnée. Dans d’autres cas, à l’inverse, la menace est minimisée et surtout dépolitisée au profit d’un traitement exclusivement judiciaire et policier » (Wieviorka, Wolton, 1987, p. 131).
Telles que la négociation avec les groupes clandestins ou l’adoption d’une stratégie de sanctuarisation.
« Dénonciatrice ou rassurante, elle reste aveugle à ses spécificités. Qu’il l’exacerbe ou le minimise, le démonise ou le banalise, le discours politique français sur ce thème offre, le plus souvent, une figure du même. Par delà le clivage droite/gauche, les responsables gouvernementaux semblent dans la redite, hésitant entre la conjuration verbale et une pédagogie de la fatalité, offrant à l’opinion un va-et-vient entre les gesticulations guerrières et les aveux d’impuissance, les pétitions de principe et les phrases d’apaisement, les appels à la résistance et les appels au calme » (Plenel, 1986, p. 921).