Le discours antiterroriste : un lieu de déploiement d’une revendication du consentement politique

Une analyse du discours politique sur le « terrorisme » est en fait une analyse du traitement politique de la question du « terrorisme ». « En effet, comme tout fait social, la sécurité et l’insécurité ne sont pas des données qui s’imposeraient objectivement, mais sont le produit d’un ensemble de médiations au sein de l’espace public » (Macé, 2002, p. 33). En outre, nous pouvons estimer que les questions de « terrorisme » relèvent de processus de codage particuliers dans la mesure où, si les dirigeants politiques n’ont pas l’initiative dans le déclenchement d’un attentat, le pouvoir politique n’est pas dénué de capacités d’énonciation du problème du « terrorisme ».

En effet, la moindre tentative ou menace d’attentat suscite une médiatisation importante (pour les périodes très récentes, affaire « AZF » en 2004 et attentats contre des radars fixes en 200724) et souvent une récupération politique (lettre de menaces d’un groupuscule inconnu en mars 2004, découverte de bâtons de dynamite dans un grand magasin parisien en décembre 2008). Cette présence médiatique du « terrorisme » et la forme doxique des discours antiterroristes tendent à masquer les processus de codage et de construction effectués par les acteurs politiques afin de leur donner du sens. En France, ce type de violence demeure incomparablement moins meurtrier que les accidents de la route ou les infections nosocomiales : entre 1966 et 2005, on estime à 192 le nombre de morts dus à des attentats sur le territoire national25 contre 4620 personnes décédées sur la route26 et 4200 décès environ imputables à une infection nosocomiale contractée dans un établissement hospitalier27, pour la seule année 2007. La matérialité de l’acte « terroriste » n’est donc pas la seule raison pour comprendre sa retraduction dans les discours antiterroristes.

Ainsi, les discours antiterroristes sont tributaires des contraintes et des contenus propres au champ politique même si ces derniers sont parfois difficiles à discerner (Fiala, 2007, p. 76). On peut donc estimer qu’il y a un travail de construction sociale et politique de l’enjeu « terroriste ».

‘« [La légitimation d’un problème social] n’est pas nécessairement induite de la simple reconnaissance publique du problème mais implique une véritable entreprise de promotion pour l’insérer dans le champ des préoccupations “sociales” du moment. Bref, à ces transformations objectives, sans lesquelles le problème ne se poserait pas, s’ajoute donc un travail spécifique d’énonciation et de formulations publiques, en somme, une entreprise de mobilisation : les conditions sociales de cette mobilisation et de son succès sont un autre aspect de l’analyse sociologique des problèmes sociaux » (Lenoir, 1989 (1999), p. 77).’

Le travail de construction du discours politique sur le « terrorisme » nous conduit à l’interpréter à partir des perspectives générales du champ politique, notamment la visée persuasive du discours politique (Danblon, 2006).

Au sein des systèmes politiques représentatifs, les discours des dirigeants politiques sont fondés sur la persuasion et remplissent une fonction de production du consentement.

‘« La simple définition du gouvernement représentatif comme gouvernement par la discussion est ainsi inadéquate. Elle dissimule le fait que dans cette forme de gouvernement la discussion persuasive remplit une fonction spécifique qui n’est ni de faire la décision, ni nécessairement d’engendrer les propositions de décision, mais seulement de produire le consentement, dans une situation où aucune volonté n’a par elle-même de titre à imposer aux autres » (Manin, 1995, p. 245).’

Le discours antiterroriste remplit cette fonction de production du consentement d’une manière d’autant plus affirmée que la violence « terroriste » peut s’inscrire, dans les cas extrêmes, dans une logique de subversion qui vise à déstabiliser les principes fondateurs du régime politique démocratique. L’attentat désorganise concrètement et symboliquement le pouvoir. « Il provoque un état de peur et d’angoisse par l’utilisation de la violence diffuse, il désorganise, affaiblit les pouvoirs […]. Ses acteurs sont des techniciens du désordre » (Balandier, 1988, p. 203). Pour éviter que le désordre n’entraîne une désaffection des citoyens par la révélation d’un sentiment d’impuissance, l’État répond par une revendication d’ordre. En effet, le discours de réprobation que constitue le discours antiterroriste s’affirme à un double niveau : celui de la dénonciation du crime puis celui, du renforcement d’un système global de contrôle social. Le discours antiterroriste est un discours de persuasion qui vise la reconnaissance du consentement du pouvoir à l’aide de trois modes principaux de légitimité. Nous faisons donc l’hypothèse que les dirigeants politiques cherchent à réguler le désordre en visant trois effets sur l’auditoire : mobiliser la population, réduire l’incertitude et expliquer le problème social en le politisant.

Cette légitimation s’organise selon une temporalité propre similaire à celle de situations de crise28. L’horreur de la violence suscite de la réprobation puis l’effet de choc se dissipe et la réponse est réinscrite dans des formes policières et judiciaires, y compris avec la transcription de l’exception dans la loi (Balandier, 1988, p. 206). En évoquant les attentats et leurs conséquences, les responsables politiques diffusent également des grilles de lecture fondées sur leur propre système de valeur et leurs intérêts politiques. Ce sont ces processus de formulations, de mises en forme discursives du « terrorisme » que nous souhaitons analyser dans ce travail.

La recherche du consentement se déploie dans trois visées argumentatives différentes : mobiliser, rassurer et expliquer. La mobilisation s’effectue par le partage d’éléments fondés sur un système de valeurs communes, le rassurement par la présentation d’une maitrise de l’action publique (à la fois dans la protection du territoire et dans la répression antiterroriste) tandis que l’explication prend la forme d’une politisation de l’objet « terroriste » par son inscription dans un récit plus général. Ces trois logiques sont observables à un double niveau : un niveau énonciatif (syntaxe, lexique, modalisation, etc.) et un niveau sémantique (qui s’obtient par une analyse des connotations et de la narration).

Notes
24.

Une seule personne est à ce jour suspectée d’avoir réalisé ces attentats. Après avoir été blessée dans l’explosion d’une de ses bombes, elle a été mise en examen et écrouée pour avoir perpétré près d’une dizaine d’attentats. Cet épisode illustre le caractère malléable de la législation antiterroriste ; fondée sur l’incrimination d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (AMT), cette dernière permet également l’inculpation d’un individu unique agissant sans organisation.

25.

Sur la même période, l’IRA a causé près de 1700 victimes et l’ETA plus de 800 (La France face au terrorisme, 2006, p. 87). Selon des statistiques officielles, le conflit en Irlande du Nord a provoqué 3286 morts et 42 304 blessés entre 1969 et 1998, Conflict and Politics in the Northern Ireland, CAIN (Conflict Archive on the Internet), [en ligne] http://cain.ulst.ac.uk/ , site visité le 23 mars 2005.

26.

« Le bilan de l’accidentologie, 2007 », Observatoire national interministériel de sécurité routière, 2008, [en ligne] http://www2.securiteroutiere.gouv.fr/IMG/Synthese/SY_GEN.pdf , site visité le 4 décembre 2008.

27.

« Programme national de lutte contre les infections nosocomiales, 2005-2008 », 2008, ministère de la Santé et de la Protection Sociale, [en ligne] http://www.sante.gouv.fr/htm/actu/infect_nosoco181104/prog.pdf , site visité le 4 décembre 2008.

28.

Si, au cours de la période considérée (2001-2006) aucun attentat d’ampleur n’a eu lieu en France au point de conduire à une désorganisation des pouvoirs publics, la notion de crise peut être utilisée si on lui confère un sens proche des « conjonctures politiques fluides » de Michel Dobry. Ces situations de passage à des états critiques se caractérisent par des transformations de systèmes produites par des mobilisations multisectorielles (Dobry, 1986, p. 39-40). En ce sens, les discours politiques font de la période ouverte par les attentats du 11 septembre 2001 une crise puisque cet état est provoqué par des facteurs multiples à la fois conjoncturels et structurels, voir chapitre 8 supra.