Le discours en science politique : choix méthodologiques et épistémologiques

Le choix de travailler sur un matériau discursif public procède de deux facteurs différents : l’un est méthodologique, le second épistémologique. Tout d’abord, le choix d’une période contemporaine (2001-2006) et d’un sujet relevant de la sécurité nationale, les archives étaient indisponibles. L’état du versement du Ministère de l’Intérieur au Centre des Archives Contemporaines précise que la plupart des documents internes (circulaires officielles, compte-rendus de réunions des services antiterroristes, procès-verbaux des comités interministériels, statistiques sur la criminalité, études et notes sur les mouvements clandestins, etc.) s’arrête à la fin des années 198029.

Pour les mêmes raisons, des entretiens menés auprès de dirigeants politiques n’auraient pas été très efficaces dans la mesure où ces derniers, parfois encore en poste, ne pouvaient pas évoquer des sujets couverts par le « secret-défense », ou, dans le meilleurs des cas, ne pouvaient pas s’éloigner du discours convenu du dirigeant élu en situation de représentation et donnant à voir son rôle public (Le Bart, 1998, p. 48). Le second facteur d’ordre épistémologique est la place accordée au discours dans l’étude de l’action politique.

Nous nous inscrivons ici dans un sillon largement labouré qui fait du langage le lieu de déploiement de l’activité politique. Si la consubstantialité entre le langage et la politique a été avancée dès la période antique par Aristote, la nature discursive des faits politiques a été réaffirmée depuis.

‘« On comprend [que] […] l’action politique peut être définie comme une lutte pour l’appropriation de signes-pouvoirs […]. L’homme politique cherche aussi, insidieusement, à prendre langue. Cela signifie, une fois acquise la légitimation médiatique, légiférer avec et donc sur la langue, imposer son consensus de significations et de valeurs, imposer ses symboles et ses rites discursifs, bref “faire la loi” linguistique » (Bonnafous et Tournier, 1995, p. 68).’

Pour une part déterminante, la politique prend la forme d’une mise en mots (Bon, 1985, p. 537) conduisant à faire des pratiques discursives des pratiques sociales analysables en tant que telles. D’ailleurs, les faits observés (les discours) ne sont pas des faits bruts ou dépourvus de toute interaction sociale (compte tenu des processus préalables de sélection et de publicisation30), ils constituent une activité sociale qui cristallise dans l’énonciation une interprétation de la réalité sociale. D’autant que les caractéristiques contemporaines du champ politique conduisent à une production collective des prises de parole. Les textes des discours circulent à l’intérieur des cabinets ministériels : l’écriture est réalisée par un écrivant (à partir de notes de conseillers ou de ses propres lectures) puis le texte effectue plusieurs allers-retours avec le directeur de cabinet ou le ministre lui-même. Le discours diffusé est donc le produit d’un travail collectif qui lui confère une valeur par ses investissements préalables et les modifications successives qui ont y été apportées (Olliver-Yaniv, 2003).

Une analyse du discours politique participe d’une sociologie du travail politique31 si l’on considère ce dernier comme une activité de représentation du monde.

‘« La politique apparaît pour ce qu’elle est devenue : l’ensemble des activités, des transactions et des résultats des transactions de tous ceux qui, entrés dans son cercle enchanté, se dépensent dans un travail multiforme de construction des groupes et du monde pour faire servir à leur cause les visions du monde et des groupes qu’ils légitiment en investissant dans ce travail, sous l’effet des rétributions pratiques et symboliques qui les font vivre à tous les sens du terme, leurs capitaux, leurs ressources et leur personnes » (Lacroix, 2006, p. 32).’

Ce qui est important dans le champ politique, ce n’est pas la matérialité ou la réalité d’un fait mais la manière de le raconter, le fait qu’il peut être cru. Michel Foucault avançait ainsi que le contrôle du discours participait de l’exercice du pouvoir.

‘« Le discours, en apparence, a beau être bien peu de chose, les interdits qui le frappent révèlent très tôt, très vite, son lien avec le désir et le pouvoir. (…) Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on chercher à s’emparer » (Foucault, 1971, p. 12).’

Pierre Bourdieu avait prolongé ce constat en montrant que les échanges linguistiques sont des lieux de lutte symbolique où s’actualisent des rapports de forces entre locuteurs et groupes respectifs (Bourdieu, 1982). La lutte pour la diffusion32 d’une représentation du monde social est une action sur ce monde par la modification qu’elle engendre sur les représentations communes des citoyens (Bourdieu, 1981).

‘« But even if making stories foundational to thought seems a stretch, there’s ample evidence that stories influence our ability to recall events, motivate people to act, modulate our emotional reactions to events, cue certain heuristics and biases, structure our problem-solving capabilities, and ultimately perhaps even constitute our very identity » (Juarrero, 1999, p. 213).’

Notre travail porte donc sur les processus de légitimation produits dans et par les discours ; processus qui visent à relier des représentations du monde et des actions et des décisions publiques.

Fondamentalement, la légitimité politique correspond à la diffusion d’une mise en scène de perceptions du monde. « La nécessité et l’utilité du pouvoir, autant que son caractère sacré, ne peuvent être montrés que par référence à un système de représentations – système de compréhension du monde, système de normes et de finalités hiérarchisées » (Lagroye, 1985, p. 459). La validité d’une telle activité symbolique ne peut se comprendre qu’au sein d’un cadre culturel donné. Le processus de légitimation est situé historiquement et culturellement afin que les représentations soient assimilées par les membres de la société.

‘« On ne saurait trop insister sur le fait que les agents de légitimation et les dirigeants peuvent rarement imposer une représentation de la vie sociale et du pouvoir qui s’écarte des conceptions reçues, modelées par l’histoire, transmises par la culture commune, et largement diffusées dans tout le corps social » (Lagroye, 1985, p. 409). ’

Cette représentation légitime du monde social, produite par le pouvoir, constitue une mise en forme discursive du monde. Les problèmes publics donnent à voir le déploiement d’intérêts multiples qui, tout en s’exprimant, engagent à la fois des représentations de l’ordre social et l’attachement des groupes concernés à certaines conduites d’action.

Les discours politiques antiterroristes diffusent une certaine conception de l’ordre social et l’expression d’intérêts propres aux acteurs politiques. Analyser les processus de légitimation des discours antiterroristes nous renseigne sur les représentations des décideurs plutôt que sur les raisons pour lesquelles les individus obéissent.

‘« Les procédures de légitimation nous renseignent par conséquent davantage – ce qui ne veut pas dire exclusivement – sur les représentations que les dirigeants et leurs interlocuteurs habituels ont des fondements de la légitimité, que sur les “raisons” pour lesquelles les groupes ou les individus consentent effectivement à l’exercice d’un pouvoir politique et lui donnent ainsi son soutien » (Lagroye, 1997 (2002), p. 443).’

La question de la légitimité est en cela la question essentielle de la « relation terroriste ». Cette interaction symbolique regroupe tout à la fois une organisation clandestine, des pouvoirs publics, des moyens médiatiques et une « opinion publique » qui n’est que la caution légitimante de la production de discours, revendiquée par les trois acteurs de la relation terroristes suivant des caractéristiques différentes (Bigo, Hermant, 1984). Le « terrorisme » constitue donc un sujet privilégié pour traiter du discours politique.

Notes
29.

Seuls les comptes-rendus des réunions hebdomadaires de l’UCLAT allaient jusqu’à une date très récente (janvier 2001) mais ne couvrant notre limite temporelle (« Terrorisme - Bilan du versement du Ministère de l’Intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales conservés au Centre des Archives Contemporaines », 31 décembre 2005).

30.

« [L]e chercheur ne travaille jamais sur la réalité dans son authenticité ; les matériaux empiriques qu’il utilise renvoient toujours à une réalité reconstruite en fonction d’une part des objectifs poursuivis et d’autre part des propriétés sociales inhérentes à l’instrument d’observation. Il faut abandonner l’idée de l’existence possible d’une sorte d’observation étalon qui traduirait l’exacte réalité du monde social » (Denni Bernard, 1985, « Outils et techniques de recherche de la science politique » in Grawitz Madeleine, Leca Jean (dir.), Traité de Science Politique, Paris, PUF, p. 241-282, p. 277-278.

31.

« Le rassemblement de textes, discours ou productions écrites en corpus pertinent, la structuration de celui-ci en un ensemble précisément délimité, son organisation en classes, son découpage en sous-ensemble, son codage en catégories lexicales, etc., sont autant d’opérations qui font partie intégrante du travail sociologique. A ce titre, elles doivent être explicitées en référence à des principes clairs, elles doivent être effectuées selon des règles précises » (Demazière, Brossaud, Tabal, 2006, p. 19).

32.

Le terme de diffusion nous semble plus approprié que celui d’imposition compte tenu des contraintes de déperdition, de réappropriation ou de reformulation liées aux pratiques de réception médiatique. Pour un panorama très complet sur les apports et les courants du champ de la sociologie de la réception, voir (Le Grignou Brigitte, 2003).