Les techniques employées

L’emploi de l’expression d’« analyse du contenu » est entendu, ici, dans un sens strict et opératoire d’

‘« un ensemble de techniques d’analyses de communications visant, par des procédures systématiques et objectives de description du contenu des messages, à obtenir des indicateurs (quantitatifs ou non) permettant l’inférence de connaissances relatives aux conditions de production ou de réception (variables inférées) de ces messages » (Bardin, 1977 (2005), p. 47).’

Cette grille d’analyse du matériau nous a permis d’effectuer des analyses de statistiques lexicales, de prendre en compte le contenu thématique et l’organisation sémantique des discours et de produire des résultats sur les caractéristiques d’un discours. Pour se faire, nous avons codé l’ensemble des discours en les segmentant par des processus lexicaux (proximité lexicographique) et sémantiques (paraphrases, synonymie). Ces opérations de codage ont été finalisées par une ventilation des éléments thématiques au sein de catégories d’interprétation dont l’objectif était une présentation, simplifiée mais fidèle, des données du corpus. Nous avons donc agrégé ces unités discursives33 au sein de rubriques thématiques, elles-mêmes distinguées selon l’objet visé et la figure actancielle concernée (pouvoirs publics, acteurs terroristes, alliés, victimes).

Afin d’intégrer les usages politiques du discours (et notamment comment un fait social est construit et défini en tant que problème pouvant être géré par la puissance publique), nous avons intégré un certain nombre de ressources offertes par la notion de « référentiel ». Le référentiel constitue un ensemble de représentations et d’explications du monde social à partir duquel un fait social est appréhendé, expliqué puis réglé par les acteurs politiques. « Il s’agit à la fois d’un processus cognitif permettant de comprendre le réel en limitant sa complexité et d’un processus prescriptif permettant d’agir sur le réel » ( Muller, 1990 (2006), p. 63). Ce processus correspond à une double opération de codage et de recodage du réel. Le codage s’opère par une mise en transparence du social à la fois descriptive et explicative tandis que le recodage incorpore le problème dans des cadres interprétatifs favorables à une régulation publique (valeurs à défendre et instruments à utiliser au sein de la politique publique). Cet élément inspiré de l’analyse cognitive de l’action publique nous semblait donc pertinent pour mener une catégorisation du contenu des discours antiterroristes.

Nous avons repris quatre des dimensions utilisées : la dimension cognitive qui concerne la description d’un acte donné, la dimension algorithmique qui se rapporte à son explication, la dimension normative qui se rapporte aux valeurs défendues dans les discours et la dimension instrumentale qui décrit les principes d’action publique (Jobert, 1992 ; Muller, 1990 (2006) ; 2000). La notion de « référentiel » nous intéresse également dans la mesure où il nous offre une relation entre une représentation globale et une représentation sectorielle d’un problème public. Le passage d’un référentiel sectoriel (la lutte antiterroriste) à un référentiel global (la régulation politique d’un monde désordonné) est similaire à un processus de politisation entendue comme élargissement de la conflictualité. L’usage de la notion de « référentiel » pour la construction de la grille d’analyse du contenu nous offre également un pont vers l’analyse structurale du récit.

Si cette grille d’analyse nous offre la possibilité de relever des éléments discursifs et stratégiques (effets attendus des discours), nous avons utilisé la notion de cadre telle qu’elle a été élaborée par Erving Goffman pour ancrer l’énonciation dans des représentations culturelles déterminées. Le cadre constitue ainsi un élément sémantique qui accorde du sens à une situation qui n’en aurait pas sans celui-ci.

‘« Dans nos sociétés occidentales, identifier un événement parmi d’autres, c’est faire appel […] à un ou plusieurs cadres interprétatifs que l’on dira primaires parce que, mis en pratique, ils ne sont pas rapportés à une interprétation préalable ou “originaire”. Est primaire un cadre qui nous permet, dans une situation donnée, d’accorder du sens à tel ou tel de ses aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification » (Goffman, 1974 (1991), p. 30).’

Nous n’utilisons pas ici le cadre comme une métaphore théâtrale du lieu d’énonciation mais plutôt comme un accord, entre interlocuteurs, sur la présentation d’une situation. Placés en concurrence, les acteurs luttent pour imposer leurs cadres interprétatifs. Cette compétition se joue, dans et par les actes de langage, au moyen de stratégies de persuasion. Ces stratégies cherchent à rendre les discours efficaces par l’obtention du consentement (Perelman, 1958 ; Breton, 1996 ; Amossy, 2000).

Enfin, nous avons également utilisé les ressources offertes par la sémiotique du langage (Greimas, 1983 ; Courtès, 2003). Tout récit est articulé par une opposition première entre permanence et changement. Le récit qui relève de la narrativité, part d’un déséquilibre initial pour atteindre un équilibre final (Courtès, 2003, p. 69). Un récit minimal consiste en la transformation située entre deux états successifs (ou réversifs) et différents. La notion de succession met en exergue la composante temporelle du récit (structurée autour de la relation avant/après). A partir des ressources offertes par la sémiotique greimasienne, nous pouvons faire l’hypothèse que tout discours narratif s’interprète comme une quête de sens qui se structure selon trois étapes mettant en scène un sujet (l’État) et un anti-sujet (les « terroristes ») : une étape qualifiante qui donne au héros les moyens de réaliser son projet, une étape décisive où le héros se confronte à l’anti-sujet et enfin, l’étape glorifiante qui sanctionne l’action du héros. Pour Greimas, cette dernière étape comporte un autre actant, le destinateur qui sanctionne l’action du héros en fonction du contrat initial (appelé aussi la manipulation).

Dans notre travail, le destinateur-judicateur est la population qui a passé un contrat initial avec le destinataire (sa sécurité). L’étape initiale de manipulation est décisive car elle consiste dans la définition d’un problème et dans l’identification d’un destinateur doté de la capacité de « faire faire » (l’État et les services antiterroristes) c’est-à-dire d’instituer une intervention susceptible de modifier l’état problématique initial. Dans le cas présent, ce travail consacre l’État comme destinateur du règlement du problème par les stratégies discursives de mobilisation et l’interprétation préalable du « terrorisme » comme une violence anti-étatique. La capacité à « faire faire », c’est-à-dire à lutter contre le « terrorisme », est construite comme une action relevant des services policiers et judiciaires spécialisés à partir d’arguments fondés sur leur efficacité historique et la nature équilibrée de la répression.

En faisant l’hypothèse que tout récit est traversé par une dynamique de changement entre un état initial et un état final, nous pouvons mettre en exergue les actions syntaxiques effectuées par l’actant étatique pour atteindre son objectif (étape qualifiante, étape décisive et étape glorifiante). L’étape finale est soumise à la sanction d’un destinateur (la population) qui sanctionne et oriente le parcours narratif de l’actant étatique en fonction d’un contrat initial. Cet aspect dynamique permet d’illustrer la séquentialité des discours politiques qui joue un rôle dans la légitimité des décisions publiques. Ces outils sémiotiques nous ont permis d’intégrer les discours antiterroristes dans une trame narrative dévoilant un méta-récit du désordre (Roe, 1994 ; Radaelli, 2000). Notre démarche s’effectue dans le sens inverse du schéma narratif classique car nous partirons des étapes de la performance (les actions antiterroristes) pour analyser, dans la dernière partie, la manipulation initiale (les relations causales expliquant l’établissement des compétences des actants).

Nous espérons que ces ressources multiples puissent répondre aux différents niveaux linguistiques de nos hypothèses : quelles sont les techniques de persuasion utilisées par les locuteurs pour obtenir le consentement de la population (analyse argumentative) ? Quelles sont les significations des mots employés et de l’organisation des discours (analyse lexicale, analyse énonciative) ? Quelles sont les thématiques privilégiées (analyse du contenu et statistiques lexicales34) ?

L’étude des discours politiques a été complétée par une analyse d’agenda médiatique (à l’aide d’une revue de la presse nationale française ainsi que de la lecture d’essais ou de biographies politiques) qui donnera des indications sur la réception des différents discours politiques dans l’espace médiatique. Il s’agit de montrer l’influence du contexte d’énonciation et des interactions entre acteurs politiques et médiatiques dans la perspective d’une compréhension plus grande des discours politiques. Enfin, l’analyse discursive sera mise en relation avec les applications concrètes de la lutte contre le terrorisme telles qu’elles sont décelables dans les médias français ou dans des rapports parlementaires.

Notes
33.

C’est la signification de l’unité concernée qui a déterminé sa clôture ce qui fait que l’unité de base peut être un mot simple ou un syntagme (n’excédant jamais les limites de la phrase en longueur).

34.

L’ensemble des discours du corpus (les 308 discours) a été intégré à un logiciel d’analyse de données (Filemaker). Le corpus a ainsi pu être soumis à différentes opérations mathématiques.