Dans tout travail d’analyse du discours, la constitution du corpus est intimement liée à la définition du sujet et de la problématique (Honoré, 2002). Ce constat nous semble d’autant plus vérifié ici que nous avons utilisé un critère propre de sélection jouant un « rôle d’entremetteur » dans la fabrication du corpus (Mayaffre, 2005). Ce rassemblement a donc évolué au fur et à mesure des avancées et des tâtonnements de notre réflexion.
Ne travaillant ni sur un genre discursif particulier (le discours de politique générale ou le discours présidentiel par exemple), ni à partir d’un énonciateur unique ou collectif homogène (le discours communiste, gaulliste ou socialiste), nous devons expliciter nos choix35. Notre sélection a été pragmatique et il nous semblait préférable de la contrôler par une explicitation de son processus de production.
‘« Le sens en effet n’est jamais donné. Il est toujours construit lors de parcours interprétatifs complexes que le linguiste est en charge de contrôler et dans lesquels s’articulent écriture et réécriture, textes et contextes, conditions culturelles d’émission, de réception et d’analyse. Précisément, ce contrôle du parcours interprétatif s’effectue autant que possible dans et par le corpus, conçu comme la seule ou l’ultime entité possible d’objectivation du contexte pour la linguistique » (Mayaffre, 2005). ’En partant de la définition de François Rastier qui exige réflexivité et maniabilité du corpus36, nous avons sélectionné des textes représentatifs (diffusion nationale des discours ou reprise du discours dans les médias) et manipulables sans prétendre à l’exhaustivité, ni à l’homogénéité textuelle (cette absence d’homogénéité dans la taille des discours37 réduit la pertinence de l’usage d’une analyse lexicométrique). En effet, ces documents traitent de manière diversifiée du « terrorisme » : pour certains, le « terrorisme » constitue le seul sujet du discours tandis que pour d’autres, le « terrorisme » n’est qu’un sujet parmi d’autres, évoqués au détour d’une question d’un journaliste par exemple.
Le matériau a été récolté à partir de sources diverses. Nous avons rassemblé le corpus à l’aide des archives électroniques des sites officiels de la République Française qui fournissent de manière quasi exhaustive l’ensemble des discours des dirigeants nationaux : www.elysee.fr (Présidence de la République), www.premier-ministre.gouv.fr et www.archives.premier-ministre.gouv.fr (Premier ministre), www.defense.gouv.fr (ministère de la Défense), www.interieur.gouv.fr (ministère de l’Intérieur), www.doc.diplomatie.gouv.fr (moteur de recherche du site du Ministère des Affaires étrangères)38, www.assemblee-nationale.fr (Assemblée nationale), www.senat.fr (Sénat) et de la collection des discours publics (http://discours-publics.vie-publique.fr)39. Au sein d’une sélection de discours explicitée40, la recherche de discours peut se faire de trois manières : à partir d’une recherche simple (à partir d’un mot-clé), d’une recherche avancée (selon plusieurs critères de recherche) ou d’une recherche thématique (selon des thèmes très généraux eux-mêmes subdivisés en sous-thèmes41). Pour notre part, nous avons opté pour une double démarche en utilisant les documents trouvés à partir de la deuxième et la troisième méthode de recherche.
Nous avons effectué une recherche avec les mots-clés terrorisme, ses dérivés terroriste et terroristes (titre et mots-clés du discours) et attentats (au cours de la période 11 septembre 2001 et 11 septembre 2006) et une recherche à partir du sous-thème « lutte contre le terrorisme »42. Concrètement, nous avons sélectionné comme « discours antiterroristes » les discours dont les titres contiennent les mots terrorisme et attentat : cela concerne des textes aussi variés que les réactions à la suite d’attentats, les discours sur la lutte contre le terrorisme mais également certaines déclarations sur la guerre en Afghanistan43.
Le matériau discursif se décompose de 308 discours44 prononcés entre le 11 septembre 2001 et le 11 septembre 2006. Cet ensemble couvre les quatre attentats majeurs sélectionnés dans le cadre de ce travail (attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington, attentat du 8 mai 2002 à Karachi, attentats du 11 mars 2004 à Madrid et attentats du 7 et du 22 juillet à Londres) et deux réformes législatives importantes dans le domaine de la lutte antiterroriste (amendements antiterroristes à la loi sur la sécurité quotidienne du 15 novembre 2001 et loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme). Notre délimitation temporelle est assez étendue pour permettre une comparaison valable entre les discours.
Si on remarque une surreprésentation de l’année 2001 (57,5% des discours) par rapport aux autres années (2004 : 14,3% ; 2005 : 11,4% ; 2002 : 10,7%), les limites temporelles permettent d’englober deux législatures différentes successivement dominées par une majorité de gauche puis une majorité de droite (1997-2002 : gouvernement de gauche à « majorité plurielle »45 dirigé par Lionel Jospin, 2002-2005 : gouvernement de droite dirigé par Jean-Pierre Raffarin, 2005-2006 : gouvernement de droite dirigé par Dominique de Villepin46). Pour des raisons pratiques, l’analyse de contenu a cependant été effectuée sur un corpus plus restreint (138 discours répartis entre le 11 septembre et le 7 octobre 2001, le 8 et le 13 mai 2002 et le 11 et le 25 mars 2004)47.
Les discours du corpus sont de nature différente (discours, interviews dans les médias, conférences de presse, communiqués) mais la plupart ont connu une médiatisation importante soit en étant produit directement au sein de médias (51,2 % du corpus correspond à une interview à la presse écrite, à la radio, à la télévision ou à une tribune dans la presse), soit par des reprises dans la presse écrite. Le corpus illustre une représentation équitable entre la droite et la gauche (54,5% des discours ont été tenus par des locuteurs de droite48 et 44,8% par des locuteurs de gauche49) mais il correspond à une surreprésentation des discours gouvernementaux (71,1% du total) vis-à-vis des discours de la majorité parlementaire (16,9%) et de l’opposition (12%)50. La centralisation de l’objet de la recherche sur les discours politique et l’espace français s’explique par plusieurs raisons qui donnaient une valeur particulière aux discours nationaux.
Malgré leur diversité et leurs désaccords, l’ensemble des travaux sur le « terrorisme » a montré la centralité de la communication dans le fait « terroriste » ; tant pour les « terroristes » que les autorités qui les combattent. En outre, la nature discrète des services spécialisés dans la lutte antiterroriste gêne la visibilité publique des politiques de lutte contre le « terrorisme » (à la fois comme moyen de publicité de l’action gouvernementale et de vérification par d’autres acteurs) et conduit à considérer le langage politique comme une partie de l’action à étudier. Bien que les attentats n’aient pas eu lieu sur le territoire français (tout en faisant des victimes françaises), leur importance et leur centralisation au cœur des politiques communautaires ou internationales (sans même évoquer la centralité médiatique conférée aux attentats du 11 septembre 200151) a fait émerger ce problème social auprès des responsables politiques français. L’intérêt du matériau discursif est aussi renforcé par ces situations qui contraignent le gouvernement à gouverner par « la parole ». Pour les attentats cités, les réponses françaises les plus représentatives et les plus visibles se sont limitées à l’usage du discours.
Notre attention sur le cas français s’explique enfin par la singularité de la lutte antiterroriste en France depuis les années 1980. Cette spécificité a été consacrée par les attentats des années 2000 dans la mesure où d’autres pays (dont les États-Unis) ont regardé avec intérêt les caractéristiques de ce système. En outre, les gouvernements successifs n’ont modifié qu’à la marge la législation existante. Ces modifications limitées consacrent a contrario la légitimité de l’approche française. Il nous semblait donc pertinent de voir de quelle manière des bouleversements profonds dans la lutte antiterroriste au niveau mondial ont été interprétés par les dirigeants français dans une logique de continuité.
Si tout objet social est un accord figé à un moment donné de l’histoire des interactions sociales (Becker, 1998 (2002), p. 94), il convient de souligner la manière dont il est advenu. Avant d’aborder l’analyse des discours antiterroristes contemporains, il nous a semblés nécessaire d’ancrer les représentations politiques du « terrorisme » à partir de champs sociaux différents qui ont fait évoluer les perceptions de ce phénomène. La première partie de notre travail nous rappelle donc la plasticité sociale du terme « terrorisme ».
Nous traiterons de cette violence politique à partir de trois perspectives : une perspective académique au sein de laquelle le « terrorisme » peut être interprété dans une dialectique de continuité/discontinuité issue de la sociologie de l’action collective52, une perspective juridique qui montrera l’indétermination de l’incrimination pénale de « terrorisme » tant dans le droit interne qu’international et enfin, une perspective historique qui rappellera les spécificités et les contextes de production du système français de lutte contre le « terrorisme ». Cet héritage multiple révèlera les domaines du possible dans lesquels les discours antiterroristes se sont déployés. Après un bref retour sur les registres sémantiques utilisés en 1986 et 1995 par les dirigeants français, nous rentrerons de plein pied dans la mise en forme discursive du « terrorisme ».
Dans une seconde partie, nous traiterons des discours de mobilisation qui se fondent sur les registres de la pitié et de l’indignation. Ces discours dénoncent l’immoralité de la violence « terroriste » et réaffirment la cohésion nationale et partisane. Cette mobilisation permet la revendication d’une vigilance populaire dans la prévention de la violence. Dans un second temps de notre démonstration, nous nous attarderons sur les illustrations discursives du pouvoir politique cherchant à rassurer les citoyens par sa maitrise de la situation ; une maitrise réelle par la présence visible de forces de sécurité dans l’espace public et une maitrise symbolique par la diffusion d’un ethos raisonnable et la réappropriation de l’agenda politique. A partir de là, la réponse à la violence passe en France par une recherche de l’équilibre et l’inscription dans une lutte policière et judiciaire. Ce choix est justifié à la fois par des principes de nécessité (rappelés par un discours sur la menace) et des principes démocratiques.
Les discours rassurants s’inscrivent dans des cadres interprétatifs généraux qui tentent d’expliquer le « terrorisme » en le politisant. Nous partirons de l’hypothèse de Greg Bankoff selon laquelle la nouvelle rhétorique du « risque terroriste » ne serait qu’une partie d’un discours occidental plus large et plus ancien, inscrit dans une longue histoire des représentations d’un Orient composé de régions dites « à risques » (Bankoff, 2003). La lutte contre le « terrorisme » est interprétée au sein d’un conflit général opposant l’ordre au désordre. A travers une lecture causale des phénomènes « terroristes », les dirigeants intègrent les attentats dans un récit historique marqué par le désordre et contribuent à modifier certaines perspectives stratégiques. Les discours politiques passent alors d’un référentiel local du « terrorisme » à un référentiel global du « désordre » qui subsume de nombreux domaines de l’action publique (sécurité intérieure, économie, etc.).
Le critère officiel « lutte contre le terrorisme » s’est révélé rapidement insuffisant alors qu’un rassemblement de discours effectué à partir du mot-clé terrorisme a été abandonné pour des raisons inverses (près de 5000 discours publics contiennent au moins une occurrence de terrorisme entre 2001 et 2006).
« Un corpus est un regroupement structuré de textes intégraux, documentés, éventuellement enrichis par des étiquetages, et rassemblés de manière théorique réflexive en tenant compte des discours et des genres, et de manière pratique en vue d’une gamme d’applications », Rastier François, 2002, « Doxa et lexique en corpus – pour une sémantique des “idéologies” », in Actes des Journées Scientifiques en linguistique, mars, CIRLLEP 22.
Les discours utilisés pour l’analyse de contenu comportent une moyenne de 1100 mots environ avec une amplitude de 61 mots pour le discours le plus court et de 5800 mots pour le discours le plus long.
Bien que moins exhaustifs, les sites des différents partis français ont également permis de récolter quelques discours.
Cette base de données regroupe l’ensemble des discours officiels (discours, allocutions, entretiens, conférences de presse, tribunes, lettres, communiqués) émanant de la présidence de la République, du gouvernement, des partis politiques et des syndicats depuis 1974. La fiche de présentation du site dénombre près de 170 000 documents à la disposition du public répartis entre 72 000 discours officiels (43 000 déclarations gouvernementales, 22 000 déclarations de responsables politiques et 7 000 déclarations syndicales et patronales), 75 000 dépêches chronologiques rédigées par les services de La Documentation Française, 16 700 communiqués officiels (dont ceux des conseils des ministres) et enfin, 6 130 déclarations présidentielles.
La présence des partis politiques est due à un ensemble de critères : « représentativité à l’Assemblée nationale, importance du parti comme acteur du débat politique, notamment par le biais des médias, positionnement dans un contexte électoral ». Un traitement documentaire est appliqué à chaque texte à partir d’un « vocabulaire contrôlé permettant de pondérer, expliciter ou classer les informations contenues dans les textes ». Concrètement, à chaque texte est attachée une liste de thèmes contenus dans le texte proposé.
Par exemple, le thème « relations extérieures et défense » était divisé en 17 sous-thèmes tels que politique étrangère, dissuasion nucléaire, armement et équipement militaire, francophonie ou les anciens combattants. Depuis le début 2008, le site a été modifié rendant l’accès thématique aux discours plus difficile. Toutefois, la recherche par mots-clés et le fonctionnement du site d’une manière générale sont plus fiables qu’auparavant (conservation de la liste des résultats pendant la recherche, correspondance entre la demande de mots-clés et les résultats fournis, etc.)
Si de nombreux doublons ont été trouvés entre les deux méthodes, cette double recherche était nécessaire pour faire apparaitre le maximum de discours sur le « terrorisme ». Ainsi, les déclarations portant sur les réactions des dirigeants politiques à la suite d’attentats n’apparaissent pas forcément dans le sous-thème de la « lutte contre le terrorisme ». La refonte du site de la collection des discours publics au cours de l’année 2008 a fait disparaître la thématique « lutte contre le terrorisme » au profit d’une thématique générale sur la « sécurité » (elle est insérée dorénavant à un ensemble « relations extérieures, défense, sécurité »).
Seuls les cas relevant du « terrorisme » d’inspiration religieuse ont été répertoriés. Nous avons donc éliminé les déclarations relatives aux attentats menés par les groupes terroristes nationalistes (Corse, Pays Basque) ou aux organisations palestiniennes.
Les citations du corpus utilisées dans notre travail seront désignées uniquement par le nom du locuteur et la date de l’énonciation. Il est toujours possible de se reporter à la liste des discours contenue en annexes pour avoir des précisions supplémentaires (statut institutionnel du locuteur, lieu d’énonciation ou type de discours).
Le gouvernement et la majorité parlementaire rassemblait l’ensemble des partis de gauche (Parti Radical de Gauche, Parti Socialiste, Mouvements des Citoyens, Verts et Parti Communiste).
Les deux gouvernements de droite s’appuient sur une majorité composée de parlementaires de l’Union pour un Mouvement Populaire et de l’Union pour la Démocratie Française et de Démocratie Libérale.
La représentativité demeure suffisante pour extrapoler certains résultats : tous les partis (sauf la LCR) sont représentés au moins une fois dans le corpus et la répartition partisane (46 discours pour l’UMP et 62 discours pour le PS) et institutionnelle (95 discours pour le gouvernement, 21 discours pour la majorité parlementaire et 22 pour l’opposition) est relativement équilibrée.
139 discours proviennent de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) ou du Rassemblement Pour la République (UMP), 15 discours de l’Union pour la Démocratie Française (UDF), 1 discours du Rassemblement Pour la France (RPF) de Charles Pasqua, 7 discours du Front National (FN) et 3 discours du Mouvement National Républicain (MNR) et du Mouvement Pour la France (MPF).
112 discours sont le fait de membres du Parti Socialiste (PS), 11 du Parti Communiste Français (PCF), 9 du Mouvement des Citoyens (MDC), 5 des Verts et 1 de Lutte Ouvrière. Deux locuteurs étaient sans étiquette politique lors de leur prise de parole (José Bové le 18 septembre 2001 et Azouz Begag le 13 juillet 2005).
Cette distribution dépasse par exemple celle prévue par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel dans la répartition des discours politiques à la télévision. « Sauf exception justifiée par l’actualité, le temps d’intervention des personnalités de l’opposition parlementaire ne peut être inférieur à la moitié du temps d’intervention cumulé des membres du gouvernement et des personnalités de la majorité parlementaire ». Cette règle correspond à un 1/3 pour le gouvernement, 1/3 pour la majorité parlementaire et 1/3 pour l’opposition. Les discours présidentiels ne sont pas comptabilisés dans cette répartition tandis que dans notre corpus nous avons intégré les discours du Président comme des discours gouvernementaux, « Quelles sont les règles pour l’accès à l’antenne des personnalités politiques » Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, 2008, [en ligne], URL : http://www.csa.fr/outils/faq/faq.php?id=29554 , consulté le 4 juin 2008. La période de l’automne 2001 ou celle de mars 2004 semble ainsi relevée d’une exception justifiée par l’actualité.
Daniel Hermant a même parlé de ces attentats comme d’un « obstacle épistémologique » qui a introduit « une béance rompant avec les logiques d’action politique qui nous servent à déchiffrer l’actualité » (Hermant, 2006).
Sans rentrer dans le débat entre « ancien » et « nouveau terrorisme », nous avons déterminé plusieurs outils qui permettent d’user des ressources de la sociologie de l’engagement collectif et de la violence politique pour analyser les attentats les plus récents et les plus meurtriers.