Les difficultés méthodologiques liées à la construction de l’objet « terroriste » ne sont pas spécifiques à cet objet. Elles remontent aux ambivalences originelles des sciences sociales vis-à-vis de la violence en général et de la violence politique en particulier.
Il existe en effet une pluralité de définitions académiques qui peinent à épuiser la complexité d’un phénomène, porteur de blessures matérielles comme psychologiques et de souffrances physiques comme morales.
‘« [La] plurivocité des acceptions de la violence et l’impossibilité d’une définition qui renverrait au genre commun et à la différence spécifique sont là pour confirmer l’inanité d’une saisie de l’essence du phénomène et l’indétermination d’une notion dont le sens dépend d’un contexte culturel, anthropologique et philosophique qui seul est susceptible d’en proposer des critères d’identifications » (Donegani et Sadoun, 2003, p. 3). ’L’importance du contexte dans la perception de la violence politique avait déjà été relevée par Ted Honderich dans les années 1970. Il souhaitait détacher la définition de la violence de la variabilité historique et politique en proposant « une définition claire et non paralysante de la violence, qui ne permet pas les fausses victoires de la gauche ou de la droite » (Honderich, 1976, p. 98)54.
La seconde difficulté de l’appréhension scientifique de la violence tient dans le manque de centralité de cet objet dans les différentes théories sociologiques. Par exemple, un auteur comme Norbert Élias qui pourtant avait fait de la réduction de la violence physique un élément central de sa sociologie du changement social, ne semble pas étudier le phénomène violent pour lui-même. Si la violence est analysée, c’est avant tout comme révélateur de l’évolution des pratiques sociales :
‘« La violence, du moins son concept, paraît […] tenir le rôle d’un opérateur indiquant le passage entre deux états : d’un côté, un état où la violence est diffuse ; de l’autre, un état où la violence, [est] enfin rétractée et monopolisée […]. Coextensive à l’ordre social, diffuse ou monopolisée, la violence ne semble pas autrement posée que comme une fonction justifiant le sens de la civilisation » (Gautier, 2002, p. 515)55. ’Afin d’éviter la diversité inépuisable de ce terme (dont la notion de violence symbolique vient encore étendre la signification56), nous suivrons un processus en plusieurs étapes (Eckstein, 1964, p. 8). Il s’agira dans un premier temps de délimiter la notion de violence à son illustration dans l’espace politique à travers une série de définitions académiques. Nous établirons ensuite une classification de l’étiologie de la violence qui nous permettra d’inscrire le « terrorisme » comme un genre particulier de la violence politique. L’étude des modèles explicatifs constitue donc une voie possible pour dépasser le blocage né de la pluralité des définitions académiques du « terrorisme ».
‘« Il peut-être pertinent de faire l’inventaire des manières de penser le problème de la violence ; de décrire les moyens rhétoriques et théoriques, en un mot les modèles interprétatifs, à partir desquelles les violences en politique sont ainsi qualifiées et/ou non justifiées » (Gautier, 2002, p. 518).’Traduction personnelle. Dans un souci de commodité de lecture et dans la mesure du possible, les citations extraites d’ouvrages non traduits en français ont été traduites par nos soins.
Cette perspective est prolongée par Yves Michaud. Si certains auteurs (Friedrich Nietzsche, Sigmund Freud ou Norbert Élias) se sont intéressés à la violence, c’était dans une perspective fonctionnaliste : la violence a pour fonction de mesurer le progrès de l’humanité. « Ce n’est pas de la violence qu’il est question mais de l’idée de la nature humaine susceptible d’éclairer la politique et la société que les philosophes ont en tête », (Michaud, 2002, p. 29).
Plusieurs critiques ont été émises sur la notion de « violence symbolique » telle que développée par Pierre Bourdieu. Philippe Braud refuse cette définition de la violence symbolique qui assimile la violence à tout contrôle social. L’insertion des représentations subjectives des acteurs conduit à « une ubiquité qui interdit l’analyse » (Braud, 1993, p. 16). Dans une contribution récente au 9ème Congrès de l’Association Française de Science Politique (5-7 septembre 2007), il dénonçait la posture surplombante du savant qui « sait » qu’il y a violence oubliant le point de vue de la victime (Braud, Philippe, 2007, « Retour sur la notion de violence symbolique », Table Ronde « Les violences symboliques dans les relations symboliques », 9ème Congrès de l’AFSP, [en ligne], < http://www.congres-afsp.fr/ > (page consultée le 9 mai 2008)). Philippe Braud accepte néanmoins la dénomination de « violence symbolique » dans le sens d’une souffrance portée à l’identité et non pas seulement au physique de la victime (Braud, 2003). Pour une autre critique de l’usage extensif de la notion de « violence symbolique », voir Addi Lahouari, 2001, « Violence symbolique et statut du politique dans l’œuvre de Pierre Bourdieu », Revue Française de Science Politique, vol. 51, n° 6, décembre, p. 949-963.