Malgré son apparente objectivité, la violence est une notion difficilement appréhendable à cause de la dualité lexicographique du mot. Les dictionnaires font remonter l’origine du mot violence au mot d’origine latine violentia (1213) qui signifie « un caractère emporté et impétueux » et « une force brutale »59. L’étymologie induit une appréhension de la violence à travers des normes sociales qui mesurent le débordement vis-à-vis des règles communes. Cet ancrage social relativise d’emblée la portée de l’objectivité qui peut lui être spontanément rattachée et rend ardue toute tentative de définition scientifique du phénomène60.
Une recherche rapide dans la collection électronique du Centre National de Ressources Textuelles61 confirme la pluralité des significations du terme. Par exemple, la quatrième édition du dictionnaire de l’Académie Française (1762) évoque un caractère impétueux et la « force dont on use contre le droit commun, contre les lois, contre la liberté publique ». Cette désignation se maintient dans les versions ultérieures du dix-neuvième62 et du vingtième siècle63.
‘« Tandis que [la violence] désigne jusqu’à la fin du XVIIIe siècle un “caractère impétueux insoumis aux règles”, il prend au siècle suivant son sens générique moderne d’atteinte à une norme pour désigner désormais toutes les formes de transgressions autrefois spécifiées (crime, sédition, rébellion, etc.). Il finit ensuite par ne plus désigner que la “violence-désordre”, celle, légitime, de l’État, étant euphémisée sous le vocable de “force” » (Sommier, 2000, p. 103).’La lexicographie insiste donc sur l’idée d’un dérèglement social, produit par l’emploi d’une force physique. Elle induit également que l’usage de ce mot pour décrire une action sociale est le produit de luttes symboliques.
‘« Notre langage usuel obscurcit l’interdépendance entre la violence collective et l’organisation sociale quotidienne. Des mots comme “émeute”, “désordre” et “trouble” reflètent le point de vue des autorités, des rivaux et des observateurs partisans. Ils présument qu’un individu a délibérément dérangé l’ordre social pacifique en agissant violemment, ce qui justifie la répression des “émeutiers”. Ils distinguent nettement la “force”, comme utilisation de la coercition physique des autorités, de la “violence”, qui est l’usage de la coercition physique chez les personnes qui n’en font partie » (Tilly, 1969 (1989), p. 62).’Les tentatives sociologiques de clarification du concept de « violence » n’ont pas échappé à cette aporie.
Une définition classique fait de la violence « un acte accompli, directement ou indirectement, pour restreindre, blesser ou détruire une personne ou un bien » (Nieburg, 1962, p. 865). Cette désignation étroite sera reprise par Ted Gurr et Hugues Graham dans leur somme sur les mouvements sociaux radicaux aux États-Unis. « La violence est définie au sens étroit comme un comportement visant à causer des blessures ou des dommages aux biens » (Gurr and Graham, 1969, p. 32). Si cette définition positiviste a été utilisée par nombre d’investigations historiques et sociologiques ultérieures sur les causes ou les évolutions de la violence64, les auteurs échouent à clarifier complètement le concept de violence quand ils essayent de le distinguer de celui de force.
‘« La force est un concept plus général : nous la définissons comme l’usage actuel ou potentiel de la violence pour forcer autrui à faire ce qu’autrement il ne ferait pas. La force comme la violence peut être jugée bonne ou mauvaise. Force et violence sont des concepts étroitement liés. La force implique la menace sinon l’usage actuel de la violence. La violence a les caractères de la force si elle est utilisée pour modifier l’action d’autrui » (Gurr and Graham, 1969, p. 32).’Confronté à cette difficulté pour son analyse historique de la violence, Jean-Claude Chesnais a par exemple limité sa définition à l’atteinte physique et visible aux personnes, considérée comme la seule mesurable à partir des statistiques et des indicateurs internationaux de violence (homicides, coups et blessures volontaires, viols, etc.)65.
Yves Michaud critique cette conception qui conduit à des biais méthodologiques (attention uniquement portée aux comportements spectaculaires et visant les institutions politiques) et oblitère la dualité de la représentation des phénomènes violents. Pour lui, la violence renvoie d’un côté, à des faits et des actes coercitifs, de l’autre elle est un élément de mesure d’un événement ou d’un acte – « le caractère brutal d’une action » (Michaud, 2004, p. 3). Cela conduit à une relativité dans l’usage du mot puisque les deux significations, contrainte physique et étalon de mesure, se rejoignent dans le discours.
‘« La situation est donc tout de suite aussi claire qu’inextricable : d’un côté la violence est tout à fait réelle, d’un autre elle apparaît seulement avec un certain type de représentation du champ social. Elle a une positivité inéludable et, en même temps, elle flotte et se métamorphose au gré des convictions qui l’appréhendent » (Michaud, 1978 (2005), p. 11).’D’ailleurs Yves Michaud refuse de considérer la violence comme un « concept » ; elle serait plutôt un « embrayeur »66 dont il souligne la fonction performative. Par exemple, dans nos sociétés contemporaines où le pouvoir politique monopolise à son profit la contrainte physique légitime, il encourage, à l’école ou dans la vie publique, les discours qui reconnaissent au seul profit de l’État le droit de recourir à une certaine violence pour assurer l’ordre social. La difficile évaluation de la violence devient prégnante quand il s’agit de définir sa nature « politique ».
Rey, Alain, et Morvan, Danièle, 2005, Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert.
Dans un ouvrage récent et relativement redondant, consacré à l’histoire du « terrorisme », l’historien et urbaniste Rémi Baudouï considère que l’étude de la violence et de la guerre constitue un impensé des sciences sociales, notamment en histoire et en sociologie. Il prend pour preuve les travaux de Georges Duby sur la chevalerie qui n’évoque pas la violence des combats ou ceux d’Émile Durkheim qui traitent de la déviance, mais non, de la violence. Selon lui, « cet ostracisme scientifique » est du à la domination de l’école des Annales et à la sous-évaluation corrélative de l’histoire événementielle. Il précise que cet impensé n’empêcha pas la prolifération des définitions de la violence (Baudouï Rémi, Nojon Alain, 2007, Les défis du terrorisme, Paris, Ellippes, p. 45).
Le Centre National de Ressources Textuelles, créé en 2005 sous l’égide du CNRS, regroupe un ensemble d’outils et de ressources sur la langue française comme une série de dictionnaires anciens et modernes, des corpus à télécharger (FRANTEXT ou celui de l’Est Républicain) et un portail lexical contenant des éléments morphologiques, lexicographiques, synonymiques ou étymologiques, [en ligne], http://www.cnrtl.fr . Site visité le 14 décembre 2006.
La sixième édition datant de 1832 définit la violence comme « la qualité de ce qui est violent [impétueux, qui agit avec impétuosité] et la force dont on use contre le droit commun, contre les lois, contre la liberté publique ».
La huitième édition de 1932 définit la violence comme « l’impétuosité, la force non contenue [et] elle désigne absolument la force dont on use contre le droit commun, contre les lois, contre la liberté publique ». Le Petit Larousse illustré (1991) définit la violence comme « le caractère de ce qui se manifeste, se produit ou produit ses effets avec une force intense, extrême, brutale ».
Davies J. C., 1971, Why Men Rebel and Why. A Reader in Political Violence, New York, The Free Press of Glencoe ou Feierabend I., 1972, Anger, Violence and Politics, New York, Prentice-Hall.
Une précaution que l’auteur ne réitéra pas dans son usage de la notion de « terrorisme » puisqu’il l’assimile à toute violence collective à but politique. « Par analogie, tout recours systématique à la violence pour imposer sa volonté est assimilé au terrorisme » (Chesnais, 1981, p. 300).
Un embrayeur est un indice sémantique qui signale la relation d’un énoncé avec la situation d’énonciation (marques de temps ou de l’énonciateur) (Maingueneau, 1986 (2002), p. 93).