1.1.2 Les trois critères d’une définition académique de la violence politique : la cible, l’intention et les conséquences politiques

Si les interrogations autour de la violence sont anciennes, elles relevaient plus de la philosophie et des réflexions sur sa justification ou son acceptabilité morale au détriment de sa définition comme chez Georges Sorel, Jean-Paul Sartre ou Hannah Arendt. A partir de la démarche positiviste de Gurr et Graham, la science politique américaine s’est attachée à définir cette notion dans une perspective politique. Dans La violence politique et son deuil (1998), Isabelle Sommier a repris les principales définitions en les classant selon trois critères : la cible, l’intentionnalité stratégique et celui des effets politiques.

En continuité avec sa définition classique de la violence, Ted Gurr considère la violence politique comme un acte violent qui vise un objet politique, c’est-à-dire « toute attaque collective, lancée à l’intérieur d’une communauté politique, dirigée contre le régime politique, ses acteurs […] ou ses politiques » (Gurr, 1970, p. 3-4). Cette définition simple tend à méconnaître les processus de déclenchement de la violence repérables hors du champ politique (au sein des entreprises par exemple). En outre, l’interprétation à partir d’une cible strictement politique exclue les actes visant la population civile comme les massacres de masse ou les attentats « aveugles » ; violences qui ont indéniablement des conséquences politiques.

Le second critère de l’intentionnalité stratégique ne résout pas les insuffisances de la définition précédente. Dans son analyse sur les justifications de la violence politique, Ted Honderich en fait un acte qui vise à modifier la politique d’un régime.

‘« [La violence] est un usage, considérable et destructeur, de la force, contre des personnes ou des biens, interdit par la loi, dirigé vers un changement de politiques, de personnel politique ou de système de gouvernement et, aussi, dirigé vers des changements dans l’existence des individus dans la société et dans d’autres sociétés » (Honderich, 1976, p. 9).’

Si la fin du passage manque de précision, Honderich rétrécit l’étendue de sa définition en excluant la violence interétatique assimilée à la guerre et, plus surprenant, les violences commises lors de guerres civiles. Cette définition demeure insatisfaisante puisque certains actes, privés de visée politique, ont des conséquences politiques directes et, inversement, d’autres à desseins politiques en sont dénués par un manque de visibilité ou d’officialisation.

Afin de pallier ces insuffisances, Isabelle Sommier, ainsi que d’autres chercheurs français67, ont privilégié une définition fondée sur les effets politiques. Pour Harold L. Nieburg, la violence représente l’ensemble

‘« des actes de désorganisation, destruction, blessures, dont l’objet, le choix des cibles ou des victimes, les circonstances, l’exécution, et/ou les effets acquièrent une signification politique, c’est-à-dire tendent à modifier le comportement d’autrui dans une situation de marchandage qui a des conséquences sur le système social » (Nieburg, 1969, p. 19).’

Cette définition distingue un critère objectif (l’exercice d’une contrainte matérielle) et un critère subjectif (la capacité des acteurs à désigner comme politique tel ou tel acte de violence), offrant tout à la fois souplesse et pertinence dans son utilisation.

‘« En laissant aux représentations collectives la place qui leur revient dans le processus de catégorisation et de traitement de la violence, cette approche s’avère seule capable d’appréhender la variabilité suivant laquelle un même acte sera ou ne sera pas érigé en violence politique, en fonction de circonstances complexes et chaque fois singulières » (Sommier, 1998, p. 16).’

La violence politique constitue donc un acte de destruction dont la labellisation politique est le fruit d’une lutte symbolique entre des acteurs sociaux. De la capacité des acteurs à mettre en œuvre des stratégies de communication et à mobiliser des soutiens (médiatiques, scientifiques, politiques, etc.) dépend pour une large part leur légitimité à utiliser un répertoire d’action violent. Selon les normes en vigueur dans un espace social donné, une même action pourra être étiquetée différemment (légale/illégale, légitime/illégitime, rationnelle/irrationnelle, incontrôlée/préméditée, etc.). Ainsi, un gouvernement peut assimiler la violence politique au désordre ou à une criminalité de droit commun afin de discréditer les mouvements protestataires qui utiliseraient des répertoires d’action violents.

Malgré l’avancée que constitue cette définition, elle ne nous semble pas sortir des ambiguïtés de la politisation d’un fait social. Toute action est dite « politique », à partir du moment où une majorité d’acteurs sociaux, dominants dans leur fonction de prescripteurs (hommes politiques, journalistes, chercheurs), la désigne comme « politique ». Selon ce point de vue, le critère des « conséquences sur le système social » demeure éminemment subjectif comme le prouve le cas des violences intrafamiliales ou des violences routières. Ne visant ni des personnes ni des institutions étatiques, elles ont pourtant été prises en charge comme problème politique à la suite d’un processus de politisation. La frontière entre violence politique et violence sociale demeure donc, en partie, construite par le regard de l’analyste.

Pour conclure, il nous est apparu que les insuffisances des différentes définitions ne peuvent être dépassées et, partant de là, il s’agit de choisir une définition imparfaite (et de fait critiquable pour les contre-exemples historiques qu’elle sera susceptible d’oublier en chemin). Nos emplois de l’expression « violence politique » feront référence à la définition d’Harold Nieburg. Cependant, l’absence de consensus académique sur la définition de la violence n’a pas empêché la multiplication des modèles causaux. L’origine de la violence évolue de la connotation négative de l’agressivité, chez les tenants de la frustration relative, à une seconde signification plus positive de levier du changement social, au sein du courant de la mobilisation des ressources.

Notes
67.

Philippe Braud utilise cette définition, dans ses ouvrages sur la violence (Braud, 1993, p. 18 ; 2004, p. 14).