Historiquement portées par Ted Gurr et Hugh Graham, lors de leurs travaux pour la commission nationale sur les causes et la prévention de la violence (Gurr et Graham, 1969), les analyses sur la violence se sont développées dans les sillons théoriques, déjà creusés, des origines de la contestation sociale. La violence a été d’abord lue comme une agression issue d’une exacerbation de la frustration des acteurs sociaux. Elle constitue un révélateur d’une crise ou d’un dysfonctionnement de la société
En 1939, un groupe de chercheurs américains regroupés autour de John Dollard68, a pointé la frustration69 comme l’origine, nécessaire mais non suffisante, des comportements agressifs. Le passage à l’agression est appréhendé comme une catharsis qui vise à réduire la désillusion ressentie par l’individu. James Davies70 a élargi ce processus à l’ensemble de la société, tout en déplaçant la problématique de la violence vers celle de la contestation révolutionnaire. Il reprend les analyses d’Alexis de Tocqueville qui précisaient, avec justesse, que les risques de contestation sociale sont, d’autant plus grands, pour un gouvernement que celui-ci engage des réformes, démultipliant ainsi les aspirations de sa population71. Il oppose cette frustration relative à une frustration absolue, reprise de Marx72, pour montrer que la contestation trouve son origine dans l’écart perçu comme intolérable entre les attentes d’une population et les gratifications effectives reçues73.
Le modèle de la frustration relative a été critiqué à cause de sa psychologisation excessive et sa faible capacité analytique74. Dans Why Men Rebel (1970), Ted Gurr l’affinera en contextualisant le processus de production de la violence et en démultipliant les conditions nécessaires à son émergence75. Le mécanisme de frustration/agression demeure76 mais l’auteur insiste sur la nécessité de normes éthiques justificatrices (la résistance à l’oppression chez les libéraux du dix-huitième siècle, le marxisme et l’anarcho-syndicalisme au dix-neuvième siècle, la conviction dans l’efficacité de la violence, le souvenir des victoires passées ou le sentiment de marginalisation au sein du système politique) et sur les aptitudes techniques et politiques du gouvernement à gérer la violence (les soutiens gouvernementaux, les capacités de représentation politique de la population concernée ou l’emploi de forces professionnelles dont l’objectif est de contenir et non de détruire l’adversaire).
Malgré tout, ce modèle explicatif continue de susciter des objections importantes notamment à cause d’une complexité manifeste. « Le modèle de T.R. Gurr [est] […] complexe. La raison de cela tient sans doute à la peur de voir le modèle potentiellement invalidé, au risque de finir par mêler une théorie explicative hautement plausible avec son antithèse » (Eckstein, 2002, p. 189). En outre, la pertinence de la méthodologie interroge quand l’auteur cherche des critères objectifs de privation, un état qui reste largement subjectif. Sa proximité avec les approches fonctionnalistes classiques77 contribue à restreindre son objet d’étude à la seule violence protestataire. Plus fondamentalement, l’objet violence est amalgamé à d’autres notions telles que la révolution, le conflit ou le désordre. Nous retrouvons ici, l’hypothèse selon laquelle la violence n’est pas étudiée pour elle-même mais intégrée et donc masquée, dans un processus plus vaste, celui du changement social. Si le modèle de la frustration lie l’apparition de la violence à des facteurs économiques, un autre courant, centré sur les éléments culturels, va se développer de manière parallèle tout en prolongeant la représentation anormale de la violence.
Albert Bandura78 a fondé sa théorie de l’apprentissage social à partir d’une étude sur les phénomènes violents dans les campus américains, les détournements d’avions et l’influence des médias sur les enfants. Dépassant le mécanisme de la frustration/agression79, il montre que, si des jeunes se comportent agressivement, ce n’est pas à cause de frustrations accumulées au cours de l’enfance mais à cause de l’actualisation de dispositions agressives, sédimentées par l’expérience et l’entourage familial ou social. Ainsi des mécanismes culturels d’apprentissage favorisent, dans des groupes sociaux spécifiques (bandes juvéniles, paysannerie, etc.), une affirmation de soi par la violence physique. Pour lui, la volonté traditionnelle de réduire la violence par un changement social de grande ampleur n’est qu’une apologie de l’inaction. L’éducation ou la culture jouent un rôle non négligeable dans l’abaissement de la culpabilité au moment du passage à l’acte violent. Sur ce point, Bandura reprenait une hypothèse relativement répandue, au tournant de la Seconde Guerre Mondiale, chez les chercheurs et psychologues : celle d’une éducation particulière prédisposant à la violence80.
Élargie à l’ensemble d’une société, cette théorie perd de sa pertinence au fur et à mesure de l’absence de vérifications empiriques : tous les enfants exposés à des expériences violentes ne deviennent pas forcément violents et, quand ils usent eux-mêmes de violence, ce n’est pas selon un processus unilatéral. Le déclenchement de la violence dépend, en effet, de l’âge, de l’insertion sociale, du contexte, etc. Cependant, dans certaines expériences historiques, la violence est suffisamment présente pour constituer un élément central de la culture comme lors de la guerre civile au Liban81 ou de la Première Guerre Mondiale82. Ici la « culture de la violence » ne fabriquerait pas une personnalité linéaire mais « plutôt un ensemble éclaté de conduites qui témoignent d’une déstructuration anthropologique, ou sociologique, d’une désorganisation sociale et politique, mais aussi mentale » (Wieviorka, 2004, p. 192). On aurait donc affaire à une culture qui déstructure l’individu, constat qui laisse béantes, les lacunes fondamentales de la problématique culturelle :
‘« Ou bien la culture est stable, et alors, quoi qu’il arrive par ailleurs dans une société, elle devrait constamment y fonder diverses formes de violence, et constituer une sorte de fatalité – ce qui n’est jamais le cas. Ou bien la culture est mouvante, et on voit mal comment elle peut constituer un cadre où se formate la violence » (Wieviorka, 2004, p. 195).’Dans sa revue des théoriciens du nationalisme, Xavier Crettiez précise l’usage qui peut être fait de ces ressources théoriques.
Pour le courant primordialiste, représenté par Pierre van den Berghe83, la nation est le lieu de résurgence des valeurs premières, historiques ou raciales. Il fait de la différence l’explication de la violence nationaliste. Celle-ci « éclot et trouve un terreau particulier d’expression dans certains univers sociaux et culturels qui l’alimentent, la justifient et parfois même s’en saisissent pour l’immiscer dans le quotidien des individus » (Crettiez, 2002, p. 22-23). Afin d’éviter les biais du déterminisme, Pierre van den Berghe évoque, non pas des cultures nationalistes naturellement violentes, mais souligne la manipulation de l’ethnicité ou d’un passé glorieux par des acteurs politiques ; manipulation contrainte par des effets d’opportunité. Ainsi, la violence, révélatrice d’une crise ou d’une frustration, est également le résultat d’une stratégie, menée par des acteurs rationnels.
Dollard John, 1939, Frustration and Aggression, New Haven, Yale University Press.
La frustration constitue « l’état douloureux, ou désagréable, qui résulte d’une interférence dans un comportement orienté vers un but » (Braud Philippe, 2004, Sociologie politique, Paris, LGDJ, p. 409). Principalement d’ordre économique, le but recherché peut relever également du domaine politique ou symbolique.
Davies James, 1962, « Toward a theory of Revolution », American Sociological Review, vol. 27, n° 1, février, p. 5-19.
Tocqueville Alexis de, 1856 (1952), L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard.
Schématiquement, plus la paupérisation et l’exploitation d’une population sont grandes, plus le potentiel révolutionnaire est élevé.
Afin de schématiser son hypothèse, il développa une courbe en J (renversé) illustrant que « la révolution a le plus de chances de se produire quand une période prolongée de progrès économique et sociaux est suivie par une courte période de retournement aigu, devant laquelle le fossé entre les attentes et les gratifications s’élargit rapidement, devenant intolérable. La frustration qui en résulte, dès lors qu’elle s’étend largement dans la société, cherche des modes d’expression dans l’action violente » (cité par Birnbaum Pierre, Chazel François, 1971, Sociologie politique, Paris, Armand Colin, T. II, p. 254). Illustré par un certain nombre d’exemples historiques (la Révolution Française de 1789 ou la Révolution russe de 1917), ce modèle simplifie pourtant les situations pré-révolutionnaires en oubliant l’importance d’une mobilisation nécessaire à la diffusion d’une frustration et est contredit par de nombreux contre-exemples historiques (comme la révolution chinoise).
Michel Wieviorka dénonce une théorie qui « repose sur un déterminisme pauvre et sur l’idée d’un mécanisme sommaire » (Wieviorka, 2004, p. 155).
Dans ce travail, il prolongea les analyses élaborées par le psychologue Léonard Berkowitz sur l’agressivité individuelle. Dans son ouvrage de référence paru en 1962 (Berkowitz Léonard, 1962, Aggression : a social psychological Analysis, New York, Mc Grawhill Book and Co), Berkowitz tente de concilier les approches cliniques (centrées sur l’instinct et l’apprentissage durant l’enfance) et sociologiques (centrées sur l’environnement social de l’individu) de l’agressivité en poursuivant l’hypothèse de Dollard sur la relation entre frustration et agression. Ainsi, la violence apparait dans un état de frustration qui conduit à la colère si les conditions le permettent (l’individu peut tout aussi bien avoir peur ou anticiper la punition). Après avoir identifié une cible puis infligé un dommage, l’individu ressent une diminution de ses pulsions agressives grâce à la réduction provisoire de la frustration.
La violence provient de l’exacerbation d’une frustration relative c’est-à-dire de l’écart entre un plaisir escompté comme accessible ou légitime et la réalité de la privation.
Pour Talcott Parsons, le nazisme, phénomène éminemment violent, est issu du décalage entre la modernisation économique, la rationalisation bureaucratique et l’ordre traditionnel. Pour Robert K. Merton, la déviance sociale est le produit de la frustration tandis que, chez Lewis Coser, la violence est une conduite de crise et l’État doit offrir des institutions permettant aux groupes sociaux d’exprimer leurs demandes (Wieviorka, 2004).
Bandura Albert, 1973, Aggression: A Social Learning Analysis, Englewood Cliffs (New-Jersey), Prentice-Hall.
Pour lui, le comportement violent n’est qu’une des réponses possibles pour surmonter un sentiment de frustration au même titre que la consommation de drogues ou d’alcool.
Michel Wieviorka pointe les travaux de Geoffrey Gorer (Gorer Geoffrey, 1943, « Themes in Japanese Culture », Transactions of the New York Academy of Sciences, novembre, p. 106-124) et de Theodor Adorno (Adorno Theodor, 1960 [1950], The Authoritarian Personnality, New York, Harper). Entre 1939 et 1945, le psychologue Geoffrey Gorer avait lié la « barbarie » des Japonais à leur éducation drastique, notamment dans le contrôle de leur système digestif. Theodor Adorno cherchait à comprendre l’antisémitisme et, à la suite de protocoles élaborés, il établit l’existence d’une personnalité autoritaire politiquement située à droite et construite dans l’enfance par la famille ou l’éducation (Wieviorka, 2004, p. 184). Ces travaux faisaient l’impasse sur l’existence d’un autoritarisme de gauche, sur la diversité des personnalités violentes et sur le décalage temporel entre l’enfance et le passage à l’acte, oubliant les effets des processus historiques et sociaux (Wieviorka, 2004, p. 190).
Houballah Adnan, 1996, Le virus de la violence. La guerre civile est en chacun de nous, Paris, Albin Michel.
Sur ce point, voir les travaux de Stéphane Audouin-Rouzeau et d’Annette Becker sur la notion de « culture de guerre » (« Violence et consentement: la “culture de guerre” du premier conflit mondial », dans Rioux, Jean-Pierre, et Sirinelli Jean-François, 1997, Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, p. 251-271). Ils élargiront leurs perspectives en relisant le phénomène de brutalization développé par Georges Mosse pendant l’entre-deux-guerres (Audouin-Rouzeau Stéphane, BeckerAnnette, 2000, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard). Cette approche est critiquée par d’autres historiens pour son manque de vérification empirique. Pour lire un compte rendu critique de ce livre, voir le site de l’association « CRID 14-18 », [en ligne], <http:// www.crid1418.org/bibliographie/commentaires/retrouver_wilfert.html >, site visité le 26 avril 2005.
Van den Berghe Pierre L., 1981, The Ethnic Phenomenon, New York, Elsevier.