1.2.2 Une ressource particulière : du choix rationnel à la mobilisation des ressources

L’idée d’un usage stratégique de la violence est reprise par bon nombre de chercheurs. Réinvestissant l’œuvre fondatrice de Thomas Hobbes et sa perspective utilitariste, ces auteurs font de la violence une ressource politique particulière. Mancur Olson84 applique à la violence la théorie de l’homo economicus et du choix rationnel.

Selon lui, l’existence de passagers clandestins dans les processus de mobilisation (des individus qui vont bénéficier des gratifications obtenues par l’action collective sans en payer le coût), conduit à la brutalité puisque elle est utilisée comme un moyen de contraindre et de décourager les free riders. Cette approche de l’objet limitée à la violence protestataire est vivement dénoncée par Michel Wieviorka qui pointe les inconséquences de cette perspective rationnelle. « Voici un théoricien qui affirme que les gens agissent de façon rationnelle, mais qui nous explique que pour qu’ils agissent au mieux de leurs intérêts, il faut les y contraindre » (Wieviorka, 2004, p. 167). Le courant de la mobilisation des ressources85 intègre la question des identifications collectives et des interdépendances entre les acteurs dans la formation des processus de luttes afin de corriger les insuffisances du choix rationelle.

Dans son ouvrage théorique From Mobilization to Revolution (1978), Charles Tilly formalise un modèle d’action collective susceptible de dépasser les approches traditionnelles86. A rebours de Ted Gurr, il insiste sur le degré d’organisation et les intérêts partagés du groupe comme les facteurs primordiaux d’une mobilisation. La frustration est insuffisante à produire une action collective sans capacité de mobilisation. Ce modèle n’est toutefois valable qu’au sein d’un système politique organisant une répartition du pouvoir entre les différents acteurs collectifs87. Même si elle affleure sous de nombreux aspects, la violence n’est pas le cœur de la réflexion. Tout d’abord, elle est envisagée, au sein des opportunités, qui s’offrent au groupe contestataire, sous la forme des capacités de répression du pouvoir en place88. Ensuite, du point de vue des acteurs mobilisés, la violence est un répertoire d’action disponible dans le processus de contestation.

‘« Collective violence constitutes a subset of contention: one of set people making claims that bear on the interests of another set of people. Contention, in its turn, falls under the more general heading of collective action: all concerted action that affects shared interests » (Tilly, 1989, p. 64).’

La violence n’est pas appréhendée comme une pratique irrationnelle et fondée sur la frustration mais s’inscrit dans une stratégie comme moyen d’obtenir un objectif. « La violence devrait être vue comme une action instrumentale, destinée à favoriser les buts du groupe qui l’utilise quand, il a des raisons de penser que cela pourrait aider sa cause » (Gamson, 1975, p. 81-82). La violence constitue une ressource politique dont l’origine provient de la trop grande fermeture du système politique89.

La perspective de négociation est reprise par Anthony Oberschall dans son ouvrage sur la rationalité des mouvements sociaux90. Il appréhende la violence comme un instrument disponible pour des acteurs contestataires lors d’un conflit. Il précise deux conditions que sont la visibilité de la violence (d’où l’importance du travail des médias) et l’idée d’un seuil indépassable (l’État comme la population observatrice accepte un niveau tolérable de violences chez les contestataires ; au-delà la violence devient contreproductive et suscite l’indignation). La violence n’est pas un outil de protestation neutre puisqu’elle modifie en profondeur l’action collective. Elle peut renforcer ou discréditer les revendications originelles et contribuer à l’existence de préalables reproductibles (dont la récurrence même limitera l’efficacité dans les futures protestations). L’efficacité de la violence peut être avérée pour un mouvement social si la violence permet de rendre visible les revendications du mouvement auprès des médias et du pouvoir. Si l’action revendicative violente est récompensée par un gain politique, le risque de précédent est alors très élevé. Un processus similaire est à l’œuvre au sein du pouvoir qui peut utiliser la violence pour limiter une opposition intérieure mais toujours de manière régulée dans les pays démocratiques. En dépit de ces affinements successifs, la perspective instrumentale de la violence laisse dans l’ombre des pans importants des phénomènes violents.

Dans un article sur les apports et les limites de la théorie de la mobilisation des ressources, Didier Lapeyronnie précise que la perspective utilitariste n’épuise pas l’étendue de l’engagement collectif (violent ou pacifique) qui se rattache à des représentations et des affiliations culturelles91. L’auteur critique aussi le postulat déterminé de ces analyses ; celui du système politique américain tourné vers la participation politique et l’intégration sociale des minorités raciales (Lapeyronnie, 1988, p. 595)92. L’ancrage historique et la centralité autour d’acteurs intégrés au système politique93 conduisent à appréhender la violence comme un phénomène régulé et limité. Cette vision est donc partielle puisque la violence, étymologiquement désigné comme un dérèglement, peut toujours connaître le débordement94. Il y a toujours un risque de perte de maîtrise dans l’action violente.

‘« La violence est une ressource distincte de toute autre dans la mesure où elle comporte un principe de non-légitimité, une rupture par rapport à ce qu’il est acceptable de faire dans un cadre d’un espace social ou politique donné. Même instrumentale, elle implique le débordement des règles et des normes établis, y compris dans les situations où ses objectifs semblent trouver leur place au sein de ces règles, correspondre à des fins légitimes, ne pas mettre en cause les principes généraux d’organisation de la vie collective. […] C’est parce que la violence, même théoriquement instrumentale, est toujours pour une part au moins de l’ordre de rupture et de la transgression qu’elle peut toujours s’emballer et, tout en conservant les apparences du calcul, de la froideur et de la rationalité, sortir de son cadre initial pour prendre un tour illimité en dehors des résistances et des obstacles auxquels elle se heurte, du côté des forces de répression par exemple. » (Wieviorka, 2004, p. 211).’

En outre le courant stratégique fait l’impasse sur les effets de la violence. Même utilisée au sein d’un processus politique régulé, elle comporte une forte charge émotionnelle par les conséquences qu’elle produit : des souffrances.

Afin de faire tenir ensemble les deux facettes, colérique et instrumentale, de la violence, de nombreux auteurs ont repris la perspective, controversée, de Talcott Parsons sur la répartition des fonctions publiques et privées au sein de la famille95. Parsons distinguait un rôle féminin, tourné vers l’intérieur du cercle familial et exprimant plus d’émotions, de sensibilité et de compréhension et, un rôle masculin, orienté vers l’extérieur qui faisait en sorte que l’homme se centre sur la réalisation d’objectifs, inhibe ses émotions et agisse par intérêt personnel. Cette distinction entre des fonctions expressives et instrumentales a été élargie à des pratiques sociales plus larges, dont la violence (Turk, 1982, p. 121, Braud, 1991, p. 148 et 1993, p. 28). Si la violence instrumentale est mobilisée dans un rapport fins/moyens, la violence expressive permet la libération de tensions et de frustrations insupportables, donnant une signification à l’acte violent en lui-même.

La violence instrumentale correspond donc à un mode d’affirmation ou de distinction politique qui se caractérise par la recherche d’une proportionnalité des moyens et demeure l’apanage de la répression étatique96 et des acteurs contestataires (légaux ou clandestins) intégrés à un système politique. A l’inverse, la violence colérique ou « chaude » (Wieviorka) n’a pas un objectif de transformation sociale, elle peut signifier seulement de l’exaspération et conduit à une suspension du calcul rationnel. Les acteurs ne conçoivent donc pas la contrainte d’un seuil et la proportionnalité des moyens employés. Ils font de ce type de violences, potentiellement, celui d’une montée aux extrêmes (meurtres, massacres de masse, viols, etc.).

Notes
84.

Olson Mancur, 1978, Les logiques de l’action collective, Paris, PUF. La parution originale, The Logic of Collective Action (Cambridge, Harvard University Press), date de 1965.

85.

« Les théoriciens de la mobilisation des ressources récusent l’idée que l’existence de griefs partagés et de croyances communes concernant les raisons et les moyens de réduire ces griefs sont des préconditions importantes pour qu’émergent un mouvement social. […] Pour [eux], les mouvements sociaux, définis comme des ensembles de croyances et d’opinions tournées vers le changement de certains éléments de la société, n’ont de chance de réussir que s’ils sont organisés. […] Le rôle et les stratégies des entrepreneurs de cause (issue entrepreneurs) sont tout particulièrement scrutés. Leurs stratégies et leurs tactiques sont conçues comme relativement indéterminées à la différence du modèle classique (poids des luttes passées, idéologie) ou marquées par l’institutionnalisation des organisations. Les tactiques sont le fruit de l’interaction avec les organisations proches, concurrentes ou rivales » (Lagroye Jacques, François Bastien, Sawicki, Frédéric, 2002, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po et Dalloz, p. 324-325).

86.

Dans sa revue de la littérature sur l’action collective, Charles Tilly présente son modèle de mobilisation comme « obstinément anti-Durkheimien, résolument pro-Marxien, mais parfois indulgent avec Weber et dépendant de Mill ». Il rejette la vision durkheimienne d’une « action collective anomique » (née d’une insatisfaction individuelle et de la désintégration de la division sociale du travail) et l’accent mis par Max Weber sur les croyances et les représentations dans les actions collectives. Tout en reconnaissant l’intérêt de l’utilitarisme de John Stuart Mill, il se place dans une approche marxienne en faisant des intérêts partagés d’un groupe la motivation première de l’action collective (Tilly Charles, 1978, From Mobilization to Revolution, Reading (Massachusetts), Addison-Welsey). Les assertions de Tilly sur Durkheim et Weber ont été critiquées par François Chazel dans sa recension de l’ouvrage (Chazel François, 1980, Revue Française de Sociologie, Volume 21-4, p. 656).

87.

Harry Eckstein doute même de l’originalité d’une telle interprétation : « On a l’impression que quelque chose dans cette théorie nous fait avancer dans la compréhension d’événements complexes ; mais mis à part les étiquettes employées (membres, challengers, etc.), on ne nous dit en fait rien que l’on ne sache déjà » (Eckstein, 2002, p. 190).

88.

François Chazel relève sur ce point une contradiction : la répression du gouvernement alourdit le coût de l’action collective et la facilitation l’abaisse, liant ainsi répression et pouvoir du groupe mobilisé. Pourtant, Tilly précise plus loin que la répression est d’autant moins probable que le groupe est puissant, inversant la relation précédente (Chazel, ibid., p. 655).

89.

Charles Tilly prend l’exemple des grèves ouvrières, en France, au dix neuvième et au vingtième siècle, pour étayer sa thèse. A partir d’une étude sur le traitement statistique de données relatives aux conflits sociaux, Charles Tilly et Edward Shorter montrent que la violence ouvrière est directement proportionnelle aux difficultés d’institutionnalisation politique du mouvement ouvrier et à la fermeture du système politique qu’il tente d’intégrer. Les auteurs précisent également que les transformations économiques jouent, non pas selon la logique de la frustration (comme une crise économique) mais sur le degré de structuration des organisations ouvrières (rendu possible par le passage de l’artisanat au salariat au sein de vastes ateliers) (Shorter Edward, Tilly Charles, 1974, Strikes in France : 1830-1968, Cambdridge University Press).

90.

Oberschall Anthony, 1973, Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentrice Hall.

91.

« Comme le montrent les études historiques menées dans le cadre de ce courant, l’action collective et l’action politique ne peuvent s’expliquer entièrement par des niveaux de participations et des intérêts correspondants. Ils mettent aussi en jeu des relations sociales, c’est-à-dire des acteurs sociaux en conflit autour d’enjeux culturels » (Lapeyronnie, 1988, p. 617).

92.

Dans sa perspective de construction d’un modèle général, Charles Tilly reconnaissait ce biais puisqu’il avait fondé son modèle sur une sorte d’idiosyncrasie de ses recherches historiques et empiriques antérieures.

93.

Au sens où l’enjeu, même pour des opposants provisoirement hors-système, demeure l’accès ou le maintien d’une participation dans le système politique.

94.

Harry Eckstein précise une ambiguïté méthodologique supplémentaire : « A ma connaissance, Charles Tilly et ses collaborateurs n’ont jamais réussi à résoudre un problème crucial très tôt posé : trouver des “procédures fiables” pour lister les parties en conflit, mesurer la mobilisation, et spécifier la relation des groupes aux structures de pouvoir existantes » (Eckstein, 2002, p. 179).

95.

Parsons Talcott, Bales R.F., 1995, Family, Socialization and Interaction Process, Glencoe (Illinois), Free Press.

96.

La nature démocratique du régime politique contraint l’État à une proportionnalité du recours à la force par la professionnalisation et le contrôle de l’émotivité chez les personnels en charge du maintien de l’ordre. En France, cette réduction de la violence d’État est notamment passée par la création de forces de sécurité spécifiques (la Garde mobile républicaine ou les Compagnies républicaines de sécurité). Voir Bruneteaux Patrick, 1996, Maintenir l’ordre. Les transformations de la violence d’État en régime démocratique, Paris, Presses de Sciences Po.