Dans son ouvrage fondateur sur les sources du sacré (Girard, 1972), René Girard a révélé la fonction identitaire des rites sacrificiels dans le processus de constitution d’un groupe. Les sacrifices établissent une régulation de la violence collective par la désignation d’un bouc émissaire et René Girard les rapproche d’actes de violences contemporains et d’apparences irraisonnées comme le lynchage. Pour l’auteur, un phénomène élémentaire permet de comprendre le monde : la mimésis c’est-à-dire la propension humaine à désirer ce qu’autrui possède98.
Ce processus pourrait dégénérer en guerre de tous contre tous sauf, si un personnage salutaire apparaissait : le bouc émissaire. Ce déchaînement de violence constitue un processus socialement élaboré au cours duquel, le groupe concentre son agressivité sur une victime désignée, légitime le meurtre et actualise un sentiment d’appartenance. Si elles apparaissent irrationnelles (par le détachement entre le niveau de brutalité et le facteur déclenchant de la violence), des violences extrêmes comme le « lynchage fondateur » sont surchargées de sens et contribuent à une affirmation identitaire. La violence devient une fin en soi, elle participe d’une intensification du sentiment d’appartenance à la communauté et d’une exhibition de puissance.
Ashutosh Varshney poursuit la réflexion sur la dimension identitaire de la brutalité, en s’intéressant à la violence nationaliste, productrice de nombreux massacres de masse. Il s’interroge notamment sur les soutiens populaires dont peuvent bénéficier des idéologies nationalistes qui prônent l’usage de la violence ou l’anéantissement de l’ennemi. Comment comprendre, à partir du cadre d’analyse du choix rationnel, l’adhésion des masses populaires dans la mesure où, pour ces dernières, les coûts demeurent élevés et les rétributions faibles99 ? La mobilisation peut être facilitée soit par des incitations sélectives, dispensées par les leaders (captation des ressources, hausse de l’estime de soi, représentations d’un ennemi menaçant, construction d’un « cadre cognitif de crise »100), soit par le contexte culturel101 et politique102 dans lequel elle se déploie. Mais l’origine profonde du soutien populaire au nationalisme guerrier est ailleurs. Ashutosh Varshney préconise d’intégrer une pluralité dans la notion de rationalité (basée sur la sociologie compréhensive de Max Weber) : la perspective économique, en termes de coûts et d’avantages, est insuffisante et il faut y intégrer une rationalité en valeur (value-rationality) représentant des croyances d’ordre éthiques, religieuses ou esthétiques et des motivations en termes de reconnaissance.
‘« Le comportement rationnel en valeur est produit par la conscience de croyances éthiques, esthétiques, religieuses, ou autres, indépendamment des chances de succès. Quand elle est gouvernée par de telles valeurs, l’individu peut, en toute conscience, embrasser d’immenses sacrifices personnels. Les actes rationnels en valeur s’étendent des sacrifices de longue-durée pour des buts éloignés aux expressions violentes causées par un préjudice ou le statut » (Varshney, 2003, p. 86).’Cette notion permet d’intégrer dans une rationalité particulière des actes parfaitement irraisonnés au premier abord. Michel Wieviorka a tenté également d’intégrer les actes de violence les plus extrêmes au sein d’une construction identitaire.
Il se fonde sur les insuffisances des approches classiques qui laissent une partie de la violence dans l’obscurité. Avec les seuls outils traditionnels, on ne peut pas comprendre les excès ou les défauts de violence, les moments de frénésie et de sauvagerie, sauf à les naturaliser ou à les pathologiser (Wieviorka, 2004, p. 214). Cette lacune pourrait être comblée par l’intégration de la subjectivité de l’acteur, c’est-à-dire le sens qu’il assigne à son acte même le plus délirant. L’action violente s’insère dans une certaine rationalité, celle de la construction du sujet entendu comme mouvement de subjectivation et de formation identitaire103.
Il se pose la question de la part de violence dans l’affirmation identitaire et propose cinq types de rapports à soi pouvant déboucher sur des actes de violences : le sujet flottant qui ne reflète aucun ancrage social ou politique et dont le sentiment de non-reconnaissance peut se transformer en violence (cas des violences urbaines après une bavure) ; l’hypersujet qui confère un sens à son existence par une violence à laquelle il attribue une pléthore de significations et fondant le passage à l’acte jusqu’à l’extrême (cas des violences religieuses) ; le non-sujet qui n’est qu’un exécutant passif et s’exonérant moralement de ses actes (cas de la soumission à l’autorité) ; l’anti-sujet dont la violence n’est qu’un rapport de soi à soi qui s’exprime par destruction de l’autre (préalablement déshumanisé) et, enfin, le sujet en survie qui exerce une violence en vue de maintenir son existence104.
Si Michel Wieviorka reconnaît que l’acte violent peut être un élément de la construction identitaire, dans l’ensemble celui-ci va plutôt à l’encontre de l’affirmation du sujet à cause du risque, toujours présent, de perte de maîtrise du processus violent.
‘« Il est possible que la violence soit libératrice pour le sujet, dans certaines expériences, et durant un certain temps, qu’elle soit alors la condition d’émergence, de l’épanouissement de l’émancipation ou de la sauvegarde du sujet. Mais cela ne doit pas masquer ou minimiser l’essentiel, qui est l’inverse : la force, la rapidité avec laquelle la violence se révèle rapidement le contraire du sens et l’obstacle à la subjectivation de la personne qui s’y livre » (Wieviorka, 2004, p. 308)’Cette subjectivation demeure une voie possible pour comprendre des actes, à première vue incompréhensibles, tels que les attentats-suicides. Dans un ouvrage synthétique sur la violence (Crettiez, 2008), Xavier Crettiez a rajouté une troisième typologie aux côtés de la violence passionnelle et de la violence instrumentale.
Il différencie les violences de frustration (les violences urbaines ou les violences « gratuites »), produites par un dysfonctionnement de la société (une inégalité principalement économique à laquelle peut se rajouter une justification culturelle), les violences instrumentales et les violences identitaires qui construisent et actualisent le groupe en action (bandes juvéniles, organisations clandestines, minorités ou citoyens d’un État).
‘« La violence n’est plus seulement pensée comme une expression de colère ou une modalité non conventionnelle d’expression politique, elle est avant tout un moyen d’affirmer l’identité collective de ceux qui la pratiquent ou, à l’inverse, une façon de dénier l’identité de ceux qui la subissent » (Crettiez, 2008, p. 10).’Ces ressources analytiques ont été formalisées afin de tenter de comprendre le potentiel de démesure de la violence révélé par de nombreux exemples historiques au Rwanda, en ex-Yougoslavie ou en Amérique Centrale. Toutefois, par bien des aspects, ces outils nous permettent d’appréhender le « terrorisme » à partir des questionnements déjà existants de la sociologie de l’engagement.
Hobbes notait déjà que la vanité conduisait les hommes au vol et à la violence (Manent, 1977 (2007), p. 105).
« First, rational-choice theories are unable to answer some of the fundamental questions in the study of ethnicity and nationalism. They almost wholly concentrate on why leaders manipulate ethnicity or national feelings, ignoring questions without which we can’t understand mobilization for ethnic or national resistance. Why do the masses join ethnic and national movements when the costs of participation are almost certain to be high? And why do minorities so often feel the group identity more intensely than do majorities? To answer these questions, one has to pluralise the concept of rationality » (Varshney, 2003, p. 95).
« Le cadre cognitif peut être assimilé à l’environnement mental qui structure et détermine les actions des individus, leur donne sens et lie entre elles des personnes au sein d’un même espace de signification » (Crettiez, 2006, p. 165).
Sans préciser ce qu’il entend par représentations collectives, Xavier Crettiez établit plusieurs liens possibles entre une culture de groupe et l’émergence de la violence : une socialisation à la violence qui en fait un recours pertinent et réfléchi, une légitimité culturelle qui abaisse la susceptibilité lors du passage à l’acte et la cannibalisation de l’espace public (au moment la violence identitaire structure l’espace social) (Crettiez, 2006, p. 258).
Orientée principalement contre l’État, la violence nationaliste s’insère dans un réseau complexe d’opportunités (obtention de soutiens domestiques ou internationaux, proximité avec les partis institutionnalisés, existence de modèles étrangers, accès à des ressources financières ou militaires, aide diasporique, etc.).
Michel Wieviorka prend appui sur une définition du sujet comme potentiel à réaliser par et dans l’action : « C’est un rapport de soi à soi, une visée, une virtualité, qui se réalise, ou non, à travers ce qu’on peut appeler la subjectivation. Le sujet, c’est […] la possibilité de se construire comme individu, résister aux logiques dominantes, qu’elles soient économiques, communautaires, technologiques, politiques ou autres. Le sujet, autrement dit, c’est d’abord la possibilité de se constituer soi-même comme principe de sens, de se oser en être libre et de produire sa propre trajectoire » (Wieviorka, 2004, p. 286).
Elle constitue la violence première pour Wieviorka : « elle est l’expression première du sujet, qui n’a besoin d’aucun apprentissage, d’aucune socialisation, d’aucune inscription dans telle ou telle culture pour jaillir, elle précède toute subjectivation » (Wieviorka, 2004, p. 301).