2) Les modèles d’appréhension du terrorisme

Le caractère accusatoire du « terrorisme » fait consensus au sein d’acteurs académiques pourtant marqués par leurs divergences de vue. Chaque auteur a beau jeu de stigmatiser le manque de rigueur scientifique des travaux précédents et/ou concurrents, alors même qu’il reproduit, parfois quelques lignes seulement, après la précaution liminaire, les errements dénoncés110. A cet égard Bernard Gros fournit un exemple caricatural. Après avoir prudemment montré la polysémie du terme et son caractère accusatoire en introduction, il assimile quelques pages plus loin l’étude du « terrorisme » à une descente aux enfers. « Étudier le terrorisme, c’est en fait entrer dans un monde de violence pure, d’inhumanité à l’égard de l’homme, voire de négation de cet homme, dans un monde absolument manichéen » (Gros, 1976, p. 9). Pour tenter de sortir de cette aporie, nous empruntons la posture adoptée par Harry Eckstein vis-à-vis de la définition de la violence politique.

Prenant acte de la multitude des définitions existantes, il préconisait de faire comme s’il y avait consensus autour d’une définition opératoire. « Si, au départ, l’on souffrait d’un manque de définition, c’est plutôt de leur surabondance et de leur diversité que l’on pâtit aujourd’hui […] L’on se contentera ici de faire comme s’il n’y avait pas de débats fondamentaux autour de la définition […] » (Eckstein, 2002, p. 168). Notre objectif n’est donc pas de fournir une définition définitive du « terrorisme » mais de tracer les contours de notre recherche et de proposer une définition intelligible, fondée sur les éléments les plus extérieurs de l’objet. Notre perspective s’approche ainsi de la posture méthodologique adoptée par Marcel Mauss vis-à-vis de la définition de la notion de la prière.

‘« Si nous savons maintenant qu’il existe quelque part un système de fait appelés prières, nous n’en avons encore qu’une appréhension confuse : nous n’en connaissons pas l’étendue, ni les limites exactes. Il nous faudra donc, avant tout transformer cette impression indécise et flottante en une notion distincte. C’est là l’objet de la définition. Il n’est pas question, bien entendu, de définir d’emblée la substance même des faits. Une telle définition ne peut venir qu’au terme de la science, celle que nous avons à faire au début ne peut être que provisoire. Elle est seulement destinée à engager la recherche, à déterminer la chose à étudier, sans anticiper sur les résultats de l’étude. […] Elle facilite en effet la recherche parce qu’elle limite le champ de l’observation. En même temps elle rend méthodique la vérification des hypothèses. […] La critique peut alors se faire d’après des règles précises. […] Il s’agit exclusivement de délimiter l’objet de l’étude et par conséquent d’en marquer les contours. Ce qu’il faut trouver c’est quelques caractères apparents, suffisamment sensibles qui permettent de reconnaître, presque à première vue, tout ce qui est prière » (Mauss, 1968, p. 130-131).’

Après un retour succinct sur la lexicographie du mot terrorisme, nous avons délimité notre acception du phénomène par une définition opératoire fondée sur l’identification de quelques caractères cumulant un degré suffisant d’intelligibilité et de solidité théorique. Une fois la délimitation effectuée, nous pouvons effectuer une revue des différents modèles explicatifs sur le « terrorisme ». Cette étiologie se structure autour d’un axe continuité-discontinuité qui renvoie aux rapports fondamentaux entre la violence et les autres types de pratiques sociales.

Issue de la pensée stratégique et des relations internationales, la réflexion sur le « terrorisme » a préalablement inscrit ce phénomène comme une technique insurrectionnelle spécifique usant de la terreur dans un but de changement politique. Importée dans le cadre de la violence interne, la notion a été appréhendée comme un instrument de contestation politique et révélateur de crises sociales. Dans ces deux perspectives, la violence « terroriste » est intégrée à un processus continu au sein duquel elle est vue comme un répertoire particulier et disponible pour les acteurs politiques. A l’inverse, certains auteurs assignent une discontinuité profonde entre la violence « terroriste » et d’autres pratiques sociales contestataires. La discontinuité s’illustre dans des travaux menés sur la psychologie déviante des acteurs terroristes ou sur la notion d’« anti-mouvement social » dans laquelle l’organisation terroriste inverse les éléments constitutifs d’un mouvement social classique.

Notes
110.

Isabelle Sommier avait relevé de telles attitudes chez Walter Laqueur (1979, p. 89) ou Bruce Hoffman (1999, p. 38) (Sommier, 2006, p. 70).