La prolifération du mot terrorisme à partir des années 1960 constitue une rupture par rapport à ses racines lexicographiques (Guelke, 1995, p. 4). Sa diffusion extraordinaire dans la période récente111 obstrue encore plus une étymologie précaire : un néologisme construit à partir du mot terreur et de l’ajout des suffixes iste/isme.
‘« Le substantif terroriste est l’enjeu d’une bataille qui se livre dans le champ sémantique, au cœur de l’emploi contrasté d’images et de significations. Les mots ne dépendent pas, de fait, seulement d’une chronique qui les fonde, ils ont aussi une histoire qui les porte. Ou, si l’on préfère, ils acquièrent des tonalités différentes selon les contextes et la perspective dans lesquels se placent ceux qui les évoquent. Une fois sorti des limbes, un néologisme revêt une signification qui, avec le temps, en arrive parfois à être très sensiblement éloignée du sens premier » (Mannoni, 2004, p. 40).’Sa datation de sa genèse lexicographique est relativement consensuelle puisque une immense majorité des auteurs se réfère à une apparition du mot au cours de la Terreur pendant la Révolution Française.
Cette période désigne la temporalité ouverte par les mesures d’exception prises par le gouvernement révolutionnaire depuis la chute des Girondins (en juin 1793) jusqu’à celle de Robespierre (le 27 juillet 1794). La première occurrence du mot terrorisme est signalée dans le Journal de la Liberté du Peuple de Gracchus Babeuf, le 11 septembre 1794112. Sa signification renvoie à la condamnation des techniques de gouvernement utilisées par les partisans de Robespierre113.
‘« Ceux qui les premiers dans l’Histoire ont été appelés terroristes, ce sont donc ces Conventionnels en mission en province qui aurait commis des excès dans la répression du royalisme et du fédéralisme, mais qui n’ont fait qu’appliquer avec un réalisme outrancier les consignes que leur donnait le pouvoir légal dirigeant la guerre civile depuis Paris » (Dispot, 1978, p. 18). ’A l’inverse, les membres du gouvernement utilisent les termes terrorisme et terroriste, à partir de janvier 1795, pour construire une figure honnie des ennemis du pouvoir dans un prolongement sémantique du mot d’ordre de la « terreur »114.
‘« Le terrorisme n’est pas, dans ces textes, une position politique ; c’est un singulier qui sert à globaliser, à constituer un être unique, un “monstre”, une “hydre”, support idéal des effets oratoires. Enfin, les terroristes figurent le plus souvent dans un balancement à deux termes, “les terroristes et les royalistes”, la juste voie gouvernementale se trouvant bien sûr opposée à ces deux extrêmes » (Geoffroy, 1997, p. 155).’Les premiers usages du vocable terroriste sont une manière de justifier une politique généralisée de la guillotine en produisant une altérité irréductible avec autrui. Le vocable désigne alors aussi bien les patriotes, opposants populaire du nouveau régime, que les royalistes. Renforcée par une animalisation des adversaires du régime115, le mot prend une connotation morale qui lui confère une désignation répulsive et infâmante. Cette dernière sera d’ailleurs popularisée par un adversaire de la Révolution Française, le britannique James Burke qui, en 1795dans l’Oxford English Dictionnary, comparera les révolutionnaires à des « milliers de […] chiens de l’enfer appelés terroristes lâchés contre le peuple » (cité par Hoffman, 1999, p. 18). Après la chute du régime de la Terreur, l’emploi du terme demeure mais cette fois pour désigner la répression menée par les membres du Directoire (Mannoni, 2004, p. 52).
La consécration lexicographique du mot viendra de son insertion dans la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie Française en 1798 mais avec une désignation différente : celle originelle de l’institutionnalisation historique d’une technique de gouvernement par la crainte (« système, régime de la terreur »). Le terme terroriste renvoie à l’usage abusif de mesures révolutionnaires par un individu au cours de la Révolution Française (« agent ou partisan du régime de la Terreur qui avoit lieu par l’abus des mesures révolutionnaires »). Les versions successives des dictionnaires détachent progressivement le « terrorisme » de son origine historique et systématisent la désignation d’un acte de gouvernement par la crainte. Ainsi, la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie Française (1932) définit un « régime de terreur politique ». Cette édition du vingtième siècle ne prend donc pas en compte les expériences historiques du « terrorisme » anarchiste du début du siècle et conserve la définition d’une technique de gouvernement étatique. Par contre, les ouvrages contemporains distinguent une désignation historique, renvoyant précisément au régime de Terreur de 1793-1794 et, une désignation usuelle d’un usage de la violence afin de déstabiliser un pouvoir. Le « terrorisme » est ainsi « l’emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique (prise, conservation, exercice du pouvoir…) et l’ensemble des actes de violence, des attentats, des prises d’otages civils qu’une organisation politique commet pour impressionner un pays (le sien ou un autre) »116. Au-delà de l’évolution historique de sa définition, la désignation du terme terrorisme s’est obscurcie à cause de son usage littéraire tout au long du dix-neuvième siècle.
Des auteurs comme Madame de Staël, Victor Hugo ou Sainte-Beuve ont étendu la signification du « terrorisme » à une attitude oppressive, y compris dans le débat intellectuel :
‘« Mme de Staël opère, avec précaution, une extension sémantique hardie : “Dans les premières années de la Révolution, on pouvait souffrir assez du terrorisme de la société, si l’on peut s’exprimer ainsi, et l’aristocratie se servait assez habilement de sa vieille considération pour déclarer telle ou telle opinion hors de la bonne compagnie (Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, depuis son origine jusques et compris le 8 juillet 1815, t. 2, 1818, p. 230). Plus tard, Sainte-Beuve évoquera le “terrorisme spirituel” de Port-Royal, Michelet le “terrorisme charnel” des confesseurs jésuites, et Hugo “le terrorisme fort réel du Saint-Office aux prises avec le terrorisme chimérique des libéraux” » (Geoffroy, 1997, p. 156).’Cet usage littéraire préfigura l’apparition au vingtième siècle de l’expression de terrorisme intellectuel. Mais la mutation fondamentale, non relevée par les dictionnaires, concerne la distinction entre un usage étatique et privé de cette violence ; un usage qui servira pourtant de postulat à de nombreuses tentatives de définitions académiques du « terrorisme ». Si l’étymologie du mot terrorisme est relativement consensuelle, il n’en est rien pour ses premières illustrations historiques.
La datation historique de l’apparition du phénomène « terroriste » demeure sujette à controverses ; controverses nées des incertitudes sur sa définition117. L’historien américain Bernard Lewis soutient l’idée que la secte ismaélienne des Assassins, issue d’une scission au sein de l’Islam chiite à l’occasion de la succession de Mahomet (765 après Jésus-Christ), a préfiguré les organisations « terroristes » contemporaines par son degré d’organisation et par l’usage de la terreur pour atteindre son objectif politique (détruire le pouvoir sunnite). « Dans un domaine, les Assassins n’eurent aucun prédécesseur : celui de l’utilisation planifiée, systématique et à long terme de la terreur comme arme politique. […] Il est très probable qu’ils furent les premiers terroristes » (Lewis, 1967 (2001), p. 174). Pour David Rapoport, c’est la rébellion de la secte juive des Zélotes (ou Sicaires) contre l’empire romain (1er siècle après Jésus-Christ) qui constitue le premier exemple connu de « terrorisme ».
Leur objectif politique (l’indépendance territoriale), leur revendication d’une pratique religieuse pure118 et leur pratique violente, mêlant actions de guérilla et assassinats de personnalités politiques, constituent, selon les auteurs, les caractéristiques terroristes de cette organisation (Rapoport, 1984, p. 660). Cette précocité historique du phénomène permet de critiquer l’idée, répandue chez les auteurs fonctionnalistes, d’un dysfonctionnement politique ou économique comme préalable à l’apparition du « terrorisme » :
‘« L’histoire des Zélotes et plus encore celle des Assassins illustrent un fait occulté par la plupart des analystes du terrorisme contemporain, à savoir que le terrorisme n’est pas un phénomène récent. […] [Elle] met aussi à mal une autre idée reçue très répandue actuellement, à savoir que le phénomène terroriste est une conséquence directe de l’injustice sociale, économique et politique qui règne dans le monde et qui reproduit à l’échelle mondiale la lutte des classes de l’idéologie marxiste » (Chaliand et Blin, 2006, p. 91).’Un troisième groupe d’inspiration religieuse hindoue, les Thugs (Inde, 7ème-19ème siècle), a également été présenté comme relevant du « terrorisme ». Si David Rapoport souligne bien l’absence d’objectif politique à leurs meurtres rituels à l’encontre de voyageurs, il précise que le qualificatif de « terroriste » leur a été accolé à cause de l’atrocité des assassinats qui dépassait les normes traditionnelles de la violence (Rapoport, 1984, p. 660). Cette labellisation historique démontre la variabilité des critères de définition entre objectif politique, pureté de l’engagement et dépassement de seuils d’acceptabilité sociale. Malgré tout, une majorité d’auteurs font de la Révolution Française, une rupture dans l’histoire du terrorisme qui donne naissance au « terrorisme moderne »119.
Cette période voit une multiplication de l’usage du mot terrorisme par les dirigeants de l’État afin de justifier les violences les plus extrêmes. « Les notions de systématisation et de politique font donc leur apparition conjointement et viennent donner un sens neuf et tout à fait remarquable au recours à la peur (Mannoni, 2004, p. 50). Si le « terrorisme » étatique apparaît à cette occasion puis s’impose au cours des années 1790, le dix-neuvième siècle connaitra le maintien d’une déclinaison privatisée de cette violence avec deux modifications cependant : la disparition de la visée religieuse au profit d’objectifs politiques divers (anarchistes, marxistes, nihilistes, fascistes, etc.) et le caractère marginal des organisations (en nombre d’individus impliqués). En évitant une évaluation normative120, il semble que la césure historique dépende aussi bien d’une modification des caractéristiques des groupes clandestins que du regard de l’observateur et des critères utilisés pour apposer le label « terroriste ».
Ainsi, Bernard Lewis reprend une définition encyclopédique qui fait du « terrorisme » l’usage systématisé de la violence dans un but politique121. Extensible à l’infini en fonction du sens donné au « but politique », cette définition peut s’appliquer à des cas extrêmement variés. Chez Gérard Chaliand et Arnaud Blin, la rupture historique est bien marquée en 1793-1794 avec l’appropriation par l’État d’un usage systématique de la violence. Une certaine confusion apparaît néanmoins quand les auteurs ne décalent pas la naissance du « terrorisme moderne » aux invasions mongoles ou aux guerres de religion (autres exemples historiques d’une utilisation systématique de la terreur par des forces étatiques) sous le prétexte non prouvé que l’usage de la terreur n’y était que secondaire. De même, l’assassinat politique pratiqué par les Assassins est lu comme une pratique « terroriste » alors que le tyrannicide, pratiqué tout au long du Moyen-âge, ne l’est pas. La distinction entre les assassinats « terroristes » des Assassins et les tyrannicides n’est pas clairement explicitée sauf par une justification philosophique ancienne de la lutte contre le despotisme (puisant ces racines chez Aristote et Hérodote)122 ou par la marginalité de ces meurtriers.
Ces découpages historiques nous intéressent par les variabilités conceptuelles qu’ils révèlent : ainsi, est-ce la nature de la justification ou l’importance (quantitative ? qualitative ?) des actes commis qui peut motiver l’appellation « terroriste » ? Bref, le débat scientifique demeure ouvert. Le retour sur l’étymologie du mot terrorisme a renforcé l’exécration contenue dans ses usages sémantiques contemporains. Avec le « terrorisme », un pas supplémentaire est franchi vis-à-vis du mot violence dans la connotation négative du mot et sa capacité accusatoire. Face à un tel biais heuristique, l’exigence d’une clarification définitionnelle n’en est que renforcée.
Le mot terrorisme est apparu dans 6053 articles de journaux nationaux (Le Monde, Le Figaro et Libération) entre le 11 septembre 2001 et le 11 septembre 2002. La fréquence quotidienne et par journal est de 5,7 occurrences (en comparaison le mot insécurité, thème récurrent de la campagne présidentielle de 2002, n’est présent « que » dans 2404 articles).
« L’Orateur du Peuple, l’Ami des Citoyens, ouvrages périodiques, constamment goûtés par les patriotes du bon vieux temps, c’est-à-dire, des ans premier, deux, trois et quatre de la liberté, mais qu’on ne répond pas qui plairont aujourd’hui aux patriotes terroristes (les Français aiment toujours la variété, cette expression va venir à la mode), qu’on ne répond pas, dis-je, qui plairont aux patriotes terroristes de l’an deux de la république ; ces deux journaux reparaissent à côté du mien » (Journal de la Liberté du Peuple, n° 4, 11 septembre 1794 cité par Geoffroy, 1997, p. 155).
« Nouveau terrorisme établi par les ennemis des prétendus terroristes […] cela n’a point empêché la partie saine du peuple de braver l’épithète de terroriste, synonyme de patriote et d’ami des principes […] ingénieusement rapprochée de celle de royaliste. C’est bien le vrai terrorisme que la faction organise en faisant mine de vouloir en abattre une autre » (Le tribun du peuple, n° 30, 23 janvier 1795 cité par Geoffroy, ibid.).
Jacques Guilhaumou montre l’émergence de l’expression « la terreur à l’ordre du jour » à la fin de l’été 1793 (l’assassinat de Marat le 13 juillet 1793 a exacerbé un mouvement populaire en formation) et son devenir tout au long de l’année 1794 (la défaite du mouvement des Cordeliers) (Guilhaumou, 2007).
« Des scélérats, des tigres altérés de sang et de brigandages, les vils ennemis de tout ordre social, les terroristes enfin, ont donc essayé encore une fois de relever leur trône ensanglanté » (Comité de Salut Public, Tome 23, février 1795, p. 651, cité par Geoffroy, ibid.).
Version électronique du Petit Robert, consulté le 14 août 2008.
Ces divergences se maintiendront tant que les définitions utilisées pour lire les exemples historiques seront différentes. Ils semblent en effet difficile de s’accorder sur la désignation d’organisations violentes à travers l’histoire tant qu’il n’y pas de consensus sur les critères intrinsèques de cette désignation.
Cette pratique religieuse se doublait d’un esprit de sacrifice total. Lors de la chute de la forteresse de Massada (73 ou 74 après J.-C.), plus de mille sicaires se donnèrent la mort plutôt que de se livrer aux troupes romaines.
Dominique de Villepin, alors ministre de l’Intérieur, fait remonter l’origine du terrorisme à la secte des Assassins pour acter son ancienneté. « Le terrorisme n’est pas un fait nouveau, depuis les Haschischins semant la terreur, les Assyriens jetant des cadavres par-dessus les murailles de leurs adversaires pour propager des épidémies jusqu’aux anarchistes des Balkans » (28 septembre 2004).
Quelque soit l’avis que l’on peut porter sur le marxisme ou le fascisme, il n’est pas juste de qualifier leurs objectifs politiques de « pas clairement définis » (Chaliand, Blin, 2006, p. 112).
« Le terrorisme est entretenu par une organisation étroitement limitée et s’inspire d’un programme suivi d’objectifs de grande envergure au nom duquel est appliquée la terreur » (Lewis, 2001, p. 175).
La violence « terroriste » ne renvoie-t-elle pas également à des justifications idéologiques?