2.2.2 Le choix d’une définition opératoire

Afin d’établir une première limitation de notre objet, nous souhaitons utiliser la définition proposée par Martha Crenshaw dans son article « The concept of revolutionary terrorism » (Crenshaw, 1972). Cette définition est opératoire c’est-à-dire qu’elle n’a pour objectif que de délimiter et de reconnaitre clairement ce que tout nous entendons par « terrorisme » tout en se basant sur des éléments objectifs et vérifiés empiriquement.

‘« C’est pourquoi nous parlons de noyau de faits, de base d’objectivité minimale : d’une part ce point d’ancrage est moins neutre qu’il semble, d’autre part, surtout, il est loin de constituer tout le domaine des faits de la violence ; à bien des égards, les interprétations multiples que l’on peut donner de la violence, ses représentations, sont aussi des faits qui font partie intégrante de sa réalité » (Michaud, 1978 (2005), p. 23). ’

Selon cette définition, le terrorisme

‘« prend la forme d’actes violents socialement et politiquement inacceptables dont les cibles sont sélectionnées en fonction de leur importance symbolique. L’objectif de ces actions est de créer un effet psychologique sur le groupe visé afin qu’il y ait un changement de comportement politique » (Crenshaw, 1972, p. 385)123.’

Cette définition éclaire plusieurs éléments permettant de distinguer rapidement le terrorisme : la visée politique de l’action terroriste (un changement de gouvernement ou des changements sociaux de grande ampleur), un acte combinant une violence physique et des effets psychologiques contraignants, la nature privée des acteurs terroristes et une sélection symbolique des cibles124. Ce dernier point permet selon nous d’intégrer la variabilité des actes terroristes, notamment les attentats visant des soldats alors que les définitions juridiques internationales et de nombreuses définitions sociologiques125 insistent sur les victimes civiles du terrorisme126.

L’insertion des conséquences psychologiques du terrorisme permet de s’appuyer sur la réflexion stimulante de Raymond Aron qui établissait l’asymétrie entre ses effets psychologiques et ses effets matériels comme le critère distinctif du terrorisme. Il partait d’un axiome selon lequel un attentat suscite un effroi considérable par rapport à un nombre de victimes ou des dégâts matériels relativement limités. « Est dite terroriste une action de violence dont les effets psychologiques sont hors de proportion avec les résultats purement physiques » (Aron, 1962, p. 176). Sur ce point, une critique pertinente a été formulée récemment par Isabelle Sommier et Xavier Crettiez. Ils ont estimé que le nombre de morts provoqués par les attentats du 11 septembre 2001 constitue une rupture avec la « mesure » traditionnelle des attentats.

‘« [L’analyse aronienne] repose en partie sur un axiome dépassé, qui constatait que le terrorisme était relativement “économe” en vies humaines puisque l’on estime qu’il aurait fait environ 3 000 victimes de 1968 à 1984, soit en moyenne moins de 200 victimes par an. Avec leurs 3 711 morts, les attentats du 11 septembre constituent donc une (triste) première : celle de la destruction de masse réalisée par une organisation terroriste » (Sommier et Crettiez, 2002, p. 60).’

Ce constat est corroboré par d’autres chiffres issus de la Rand Corporation (think tank financé par le gouvernement américain) qui montrent « [qu’en] nombre de morts, l’attentat de septembre 2001 dépasse à lui seul le total des victimes du terrorisme international de la décennie 1990-2000 » (David et Gagnon, 2008, p. 7-8). Le total vertigineux des décès provoqués en une seule journée conduirait à rétablir la symétrie entre l’effroi constaté et l’acte concret. Mais selon nous, les attentats du 11 septembre 2001 n’invalident pas l’analyse en termes d’asymétrie.

Tout d’abord si on prolonge la citation de Raymond Aron, nous trouvons un passage moins connu qui fait de l’indiscrimination des cibles civiles et militaires, l’origine de l’insécurité persistante et la caractéristique distinctive du terrorisme.

‘« En ce sens, les attentats dits indiscriminés des révolutionnaires sont terroristes, comme l’étaient les bombardements anglo-américains de zone. L’absence de discrimination contribue à répandre la peur, puisque personne n’étant visé, personne n’est à l’abri » (Aron, 1962, p. 176).’

Si ce constat conduit à intégrer comme terroristes des actions militaires menées par des États en temps de guerre (perspective qui n’est pas la nôtre), l’exemple des bombardements anglo-américains sur la région normande en 1944 nous intéresse plus particulièrement. Décrites comme des actions militaires mêlant objectifs stratégiques (la destruction des défenses militaires adverses) et psychologiques (entamer le moral des opinions publiques), les attaques aériennes ont provoqué des destructions massives comme à Caen, où le nombre de morts est estimé entre deux à dix mille selon les chiffres des historiens127.

Dans sa réflexion, Raymond Aron maintient l’idée d’une asymétrie entre effroi et dégâts causés y compris avec une illustration historique d’actes causant plusieurs milliers de victimes, certes étalés sur plusieurs semaines (l’angoisse provoquée par des actes de terrorisme se nourrit également de la répétition des actions comme en septembre 1986 à Paris). Notre second argument justifiant d’une perpétuation de l’asymétrie tient dans les représentations médiatiques diffusées après les attentats de septembre 2001.

Si on peut considérer que l’attentat a réalisé, par l’ampleur des destructions et des victimes, l’effroi attendu, on peut également remarquer que ses effets psychologiques ont conduit à une certaine démesure notamment aux États-Unis (utilisation et justification, y compris par l’exécutif, de la torture et d’une guerre illégale au niveau du droit international, mesures législatives largement attentatoires aux libertés civiles et politiques des citoyens américains, appréhension des relations internationales sous l’angle prioritaire de la lutte contre le terrorisme, etc.). En outre, certains discours politiques, médiatiques ou académiques ont rapidement dépassé l’acte terroriste, pourtant historiquement meurtrier, pour évoquer la peur cataclysmique du terrorisme nucléaire ou bactériologique, à l’instar du philosophe Yves Michaud. « Les attentats de New York et de Washington, le 11 septembre 2001, ont marqué à cet égard une étape importante – en attendant malheureusement pire : le terrorisme bactériologique, chimique ou nucléaire » (Michaud, 2002, p. 11).

En maintenant la perspective d’une désolation future supérieure à ce que l’attentat a pu réaliser concrètement, ces discours maintiennent l’idée, inhérente au principe d’asymétrie, d’un effroi encore plus grand. Ainsi, en dépit des bouleversements consécutifs aux attentats du 11 septembre 2001, la définition opératoire utilisée continue, selon nous, de convenir aux situations historiques étudiées dans ce travail.

En effet, le choix de cibles civiles (travailleurs, expatriés, usagers des transports collectifs) ou de lieux représentatifs d’une domination économique (les deux tours du World Trade Center) ou militaire (le Pentagone), ont provoqué un retentissement et un effroi exceptionnels, ressentis par une majeure partie de la population mondiale via la transmission des images télévisées. Les objectifs politiques ne sont pas absents des motivations des organisations clandestines, malgré l’absence de revendications explicites pour certains des attentats étudiés (notamment celui du 8 mai 2002 à Karachi). Par exemple, selon la déclaration d’Oussama Ben Laden, diffusée par la chaîne qatarie al-Jazira, le 8 octobre 2001, les attentats constituent une riposte à la politique étrangère menée par les États-Unis au Moyen-Orient.

‘« Ce que l’Amérique endure aujourd’hui ne constitue qu’une infime partie de ce que nous [les musulmans] endurons depuis des dizaines d’années. Notre nation subit depuis plus de quatre-vingts ans cette humiliation; ses fils sont tués, et son sang coule; ses lieux saints sont agressés sans raison » (cité par Le Monde, 9 octobre 2001). ’

Quelque soit la profondeur de sa motivation, c’est en tout cas celle qu’il souhaite diffuser à l’extérieur estimant ainsi qu’elle peut trouver un certain écho et favoriser des mobilisations futures128. Sans revendiquer explicitement les attentats, le discours d’Oussama Ben Laden s’inscrit dans la continuité de sa pensée, illustrée par la fatwa 129 du 23 février 1998 qui donnait naissance au « Front islamique international pour les djihad contre les juifs et les croisés ».

‘« La règle de tuer les Américains et leurs alliés – civils et militaires - est un devoir individuel pour chaque Musulman qui peut le faire dans n’importe quel pays dans lequel il est possible de le faire, pour libérer la Mosquée Al-Aqsa et la mosquée sainte de leur emprise » (« Fatwa Urging Jihad Against Americans », 23 février 1998).’

Bien que l’expression Al-Qaïda n’y figure pas, ce texte est considéré rétrospectivement comme l’acte de naissance public de l’organisation à cause de l’identité des signataires (notamment Oussama Ben Laden et Ayman Al-Zawahiri). « La fatwa de février 1998 apparaît comme une sorte de lancement public d’un mouvement Al-Qaïda nouveau et plus fort, après un an et demi de travail » (11 septembre 2001, 2005, p. 125).

Une fois notre objet de recherche délimité, nous pouvons dorénavant aborder les différentes approches théoriques produites depuis les années 1960.

Notes
123.

Traduction personnelle, voici la citation originale : « Terrorism is manifested in acts of socially and politically unacceptable violence. There is a consistent pattern of symbolic or representative selection of the victims or objects of acts of terrorism. The revolutionary movement deliberately intends these actions to create a psychological effect on specific groups and thereby to change their political behaviour and attitudes ».

124.

Nous nous défions cependant de la précision sur l’acception sociale ou politique de la violence terroriste. Elle peut certes décrire les réactions consécutives à un attentat mais peut tout autant impliquer une prise de position normative dont une définition à visée scientifique n’a pas besoin.

125.

« We contend that it is a separate and recent phenomenon, defining terrorism as violence directed, as a matter of political strategy, against innocent persons » (Devine Philip E., Rafalko Robert J., 1982, « On Terror », Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 463, Septembre, p. 39-53, p. 39).

126.

Ainsi quand l’organisation basque ETA vise des policiers, le qualificatif de « terroriste » demeure.

127.

Voldman Danièle, 1993, « La destruction de Caen », Vingtième Siècle, n° 39, Juillet-Septembre, p. 10-22, p. 11.

128.

Cette réflexion stratégique dispose d’une efficacité si les destinataires des messages croient à l’idée d’une vengeance légitime à l’encontre des Américains.

129.

Une fatwa est un avis juridique fondé sur les textes sacrés de l’Islam (Kepel, 2000 (2003), p. 707).