2.2.1 De la technique insurrectionnelle à l’appréhension stratégique du terrorisme

Chronologiquement, le terrorisme a été interprété dans le champ des sciences sociales à travers le prisme de la guerre civile. La réflexion sur le terrorisme a émergé au des années 1950 à l’issue des débats stratégiques aux États-Unis sur les guérillas et la contre-insurrection (Bonditti, 2008, p. 158-159).

Le terrorisme est vu comme une violence politique particulière qui se caractérise par la menace ou l’usage de la violence à des fins politiques au cours d’un conflit armé132. Philip Schlesinger pointe d’ailleurs la proximité entre le concept de guerre révolutionnaire, forgé par des penseurs militaires français dans les années 1950, et le courant britannique de la contre-insurrection à travers plusieurs éléments : l’appréhension de la menace comme homogène (avec l’Union Soviétique comme socle référent), la manipulation extérieure des mouvements de libération nationale et la centralité des recherches sur les méthodes et les techniques violentes, notamment l’action psychologique (Schlesinger, 1991, p. 70-71).

L’historien Klaus Knorr contribue à faire du terrorisme une technique militaire en le rapprochant du sabotage. Ces deux techniques constituent des pratiques similaires utilisées par des mouvements de guérilla dont seules les cibles divergent (humaines pour le terrorisme et matérielles pour le sabotage). Leur spécificité tient dans l’usage de la terreur afin de créer une situation d’insécurité favorable aux insurgés (« increasing attrition »). Cette terreur est issue des violences non conventionnelles, perpétrées contre la population neutre ou défavorable à l’insurrection, dans le but de provoquer une répression démesurée de la part des autorités.

‘« Two kinds of actions, which may be the sole form of insurgent resort to physical violence during the initial phase of rebellion, are of subsidiary importance in the middle stage. These are sabotage, which is directed against things, and terrorism, which is directed against persons. The main functions of sabotage are to make the theatre of war more favorable to guerrilla […]. Sabotage may also serve the purpose of demonstrating to the public at large the inability of the incumbent government to protect the country and, by inciting the incumbent to initiate sharp and perhaps indiscriminate measures of repression or reprisal, thus weakening the public’s identification with the incumbents » (Knorr, 1962, p. 56).’

Si l’auteur ne donne pas d’exemples précis d’actes de terrorisme contrairement aux actes de sabotage (destructions de ponts, de rails de chemin de fer et contre les ressources économiques des adversaires), il souligne le risque de perte du soutien populaire occasionné par leur emploi133 et la variabilité dans la désignation de ces pratiques qui peuvent également relever de l’incrimination juridique de crimes de guerre134.

L’origine commune de la guérilla et du terrorisme est reprise par Gérard Chaliand dans son ouvrage central Terrorisme et Guérilla, paru en 1985135. Selon l’auteur, si le terrorisme et la guérilla constituent deux types de violence caractérisés par l’asymétrie des acteurs engagés et l’importance du facteur psychologique dans le déroulement du combat136, le premier se détache de la seconde sur l’importance de la médiatisation de ses actes et de la déterritorialisation de ses acteurs. « Le terrorisme en tant qu’activité unique, […] est un substitut à la guérilla et en tant que tel l’arme du plus faible des combattants » (Chaliand, 1985, p. 162). Pour l’auteur, c’est le terrorisme manipulé par les États qui constitue la menace la plus grave.

‘« Tant que l’objectif majeur reste publicitaire, il ne représente pas de danger sérieux. Mais l’utilisation du terrorisme en tant que stratégie indirecte peut aussi devenir un phénomène beaucoup plus grave, à partir du moment où les États l’utilisent ou le manipulent. Le terrorisme publicitaire se contente de faire connaître sa cause, de rappeler sa présence et de gagner l’opinion publique – ou au moins celle de sa propre communauté. En tant que stratégie indirecte utilisée ou manipulée par des États, il devient un moyen de coercition et d’intimidation non négligeable » (Chaliand, 1985, p. 134).’

Dans ces réflexions, la proximité entre les termes terrorisme et guérilla est telle qu’ils sont parfois utilisés indifféremment. Le chercheur israélien Ariel Merari précise toutefois une différence fondamentale137 : l’absence de volonté d’un contrôle territorial comme objectif des organisations terroristes.

‘« La stratégie terroriste ne cherche pas à contrôler matériellement un territoire. Indépendamment du fait que les terroristes tentent d’imposer leur volonté à l’ensemble d’une population et d’agir sur son comportement en semant la peur, cette influence n’a pas de lignes de démarcation géographiques. Le terrorisme en tant que stratégie ne s’appuie pas sur des “zones libérées” comme étape de consolidation et d’élargissement de la lutte » (Merari, 2006, p. 31).’

L’apport de ces perspectives, au-delà de leurs insuffisances (confusion sémantique entre terrorisme et guérilla, pas d’explicitation sur les modes de passage à la violence terroriste, tendance à une normativité des propos), est de penser le terrorisme comme une stratégie dans son sens étymologique d’art militaire138. « Le terrorisme est avant tout un instrument ou, si l’on préfère, une technique. Et cette technique est aussi vieille que la pratique de la guerre […] » (Chaliand et Blin, 2006, p. 16).

Cette perception utilitariste du terrorisme (un moyen d’action utilisé en vue d’une fin déterminée) a été prolongée par Jean-Luc Marret qui use du lexique économique pour décrire les organisations terroristes. Afin de dépasser les interrogations sur les effets ou les motivations, l’auteur appréhende le terrorisme à travers ses réalisations concrètes, les modes opératoires des attentats. Il fait des groupes clandestins des entreprises violentes et, des acteurs terroristes des « entrepreneurs » qui anticipent et maximalisent leurs objectifs par l’usage de techniques appropriées, une adaptation aux contextes de production de l’action (calculs de l’efficacité de l’action en fonction des capacités de répression de l’État ou de la mobilisation de soutiens) et une division précise du travail.

‘« Nous verrons que le choix parmi ces pratiques n’est pas laissé au hasard, mais qu’il est déterminé par les possibilités sur le terrain, les capacités du groupe, les capacités de défense de la cible visée et – volontairement ou non – ce que nous pouvons désigner comme l’“impact politico-médiatique”, […] » (Marret, 2000, p. 11).’

L’objectif est la déstabilisation du jeu politique traditionnel par une stratégie de scandalisation. Cette approche qui permet une approche fine de l’analyse des structures organisationnelles et de leurs stratégies politiques, tend pourtant à occulter le caractère contraignant de l’emploi de la violence, notamment sur les acteurs terroristes139.

Quelques années auparavant, dans une étude du mouvement de libération national algérien, Martha Crenshaw avait tenté de remédier à l’insuffisance du courant stratégique au sujet des conditions de production de la violence terroriste. Tout en conservant la composante stratégique, elle inscrit le terrorisme dans un double usage de révélateur de crise et d’outil politique particulier. Elle voit le terrorisme en dépit de l’atrocité de ses méthodes comme une ressource possible parmi plusieurs autres options violentes pour répondre à une situation de blocage politique.

‘« Le terrorisme apparaît quand ses conditions d’usage paraissent fonctionnelles pour les insurgés; ils décident d’employer le terrorisme parce qu’il semble être un moyen approprié pour la réussite de leurs objectifs, tels qu’une insécurité généralisée et la déstabilisation de l’État, le contrôle de la population civile, la démoralisation de l’adversaire, ou la publicité » (Crenshaw, 1972, p. 394).’

Cette option est efficace par l’anxiété qu’elle provoque dans le groupe social et chez les adversaires et les faibles moyens matériels qu’elle nécessite. Martha Crenshaw lie l’apparition du terrorisme à la fermeture du champ politique qui crée de l’insatisfaction. « [Une] des conditions qui produit les motivations terroristes est l’absence d’opportunité de participation politique. Les régimes qui refuse l’accès au pouvoir et réprime les opposants créent de l’insatisfaction » (Crenshaw, 1981, p. 383).

Dans ce type de situation, le terrorisme peut enclencher une révolution alors même que les conditions pré-révolutionnaires ne sont pas requises. Si un groupe n’a pas la capacité de s’organiser dans une protestation non violente ou dans un mouvement insurrectionnel classique ou si, ces stratégies se sont soldées par des échecs, le terrorisme apparaît comme le dernier recours notamment pour les élites opposées au régime. Elles choisissent cette stratégie car elle est la plus facile et la moins coûteuse afin de mobiliser les masses face à la répression étatique. Si cette dernière est d’ailleurs trop violente, elle peut favoriser le mouvement social déplaçant le terrorisme d’une réflexion comme choix pertinent vers une réflexion comme action légitime.

‘« L’analyse des conditions d’émergence du terrorisme nous indique que nous devons prendre en compte la perception et l’interprétation de la situation des groupes terroristes. Les terroristes voient le contexte comme permissif, faisant du terrorisme un choix viable. […] L’action du gouvernement est alors vue comme intolérable et injuste, et, le terrorisme devient, non seulement, une action possible mais une action moralement acceptable » (Crenshaw, 1981, p. 385).’

Cette approche sera reprise, à la fin des années 1970, par Walter Laqueur dans son étude historique sur le terrorisme.

L’auteur fonde son ouvrage sur une critique des recherches menées au cours des années 1960 et 1970 sur la violence. Selon lui, la science politique a échoué dans sa tentative de théoriser le conflit intérieur et ce, pour trois raisons : les insuffisances de l’indexation quantitative d’une privation relative (la mesure de cet état requiert une part de subjectivité), l’oubli de tout caractère historique et la forclusion de la diversité des systèmes politiques (la démocratie n’est pas la norme). Il conserve une définition du terrorisme comme stratégie visant à déstabiliser un gouvernement par l’utilisation d’une violence extrême à l’encontre des populations civiles.

‘« Le terrorisme, c’est-à-dire à nos yeux l’emploi par un groupe de la violence indirecte à des fins politique, est d’ordinaire dirigé contre un gouvernement, moins fréquemment contre un autre groupe, une autre classe sociale, un autre parti. […] Les terroristes cherchent à provoquer un éclatement politique, social et économique et s’engagent fréquemment dans ce but la voie du meurtre concerté ou aveugle » (Laqueur, 1977, p. 89).’

Le terrorisme est interprété comme une technique de combat qui ne nécessite ni une idéologie particulière, ni un contexte politique d’apparition privilégié (démocratie ou dictature). Les organisations terroristes usent de stratégies de provocation à l’aide de techniques innovantes et plurielles (meurtres, enlèvements, attentats à la bombe, etc.) et de la publicité médiatique. Les explications du passage à la violence terroriste sont limitées aux déterminants générationnels de l’engagement collectif (la jeunesse est le seul point commun relevé par l’auteur entre tous les acteurs terroristes étudiés) : l’idéalisme, la liberté ou le désœuvrement. « L’idéalisme, une conscience sociale ou la haine de l’oppression étrangère sont de puissants propulseurs, mais l’agression “flottante”, l’ennui et la confusion mentale le sont aussi » (Laqueur, 1977, p. 137). En dépit de mises en garde nombreuses contre la généralisation, l’auteur glisse vers une représentation pathologique quand il évoque la mentalité terroriste140 et la tendance à la criminalisation et à la cupidité des acteurs.

Les critiques de Laqueur sur les lacunes des sciences politiques à interpréter convenablement le terrorisme vont inciter les chercheurs à axer leurs réflexions sur l’actualisation concrète du terrorisme, se détachant des idéologies qui peuvent le justifier. C’est le cas de Brian Jenkins141 qui insiste toujours sur l’indiscrimination des cibles, la visée politique ou la recherche d’un effet psychologique au-delà des dégâts matériels mais, aussi sur le fait que le « terrorisme [soit] mieux défini par la qualité des actes [que] par l’identité des acteurs ou la nature de leur cause » (Jenkins, 1982, p. 12). Il insiste sur le répertoire tactique disponible pour les acteurs terroristes (attentats à la bombe, assassinats, attaques à main armée, prises d’otage, détournements d’avions, etc.) et sur les contextes favorables à leur développement : la fragilité des sociétés modernes, des structures de transport performantes, des médias puissants, la disponibilité des armes, un sentiment d’injustice, une tradition culturelle de violence politique, de profondes divisions ethniques, sociales ou religieuses ou l’attentisme du gouvernement (Jenkins, 1982, p. 14).

Cette tradition issue de la pensée stratégique traditionnelle a été prolongée par un courant proche de la sociologie du conflit. Au cours des années 1960, les affrontements raciaux aux États-Unis et les rébellions étudiantes liées à la guerre au Vietnam, ont conduit à déplacer la réflexion d’une violence insurrectionnelle vers une violence politique interne tout en conservant la perspective stratégique (Laqueur, 1977, p. 147). Dans un ouvrage collectif et disparate sur la révolution, Harry Eckstein appréhendait le terrorisme selon une trame définitionnelle similaire (actes violents et menaces d’actes violents, objectif d’un changement social ou politique) sous l’expression d’« internal warfare ». « Les guerres internes sont des tentatives de changement du système politique, des règles sociales ou des organisations par la violence ou la menace de la violence » (Eckstein, 1965, p. 1). L’expression « guerre civile » serait impropre à la traduction tant la définition d’Eckstein renvoie aux significations de la rébellion et du terrorisme142.

Notes
132.

Lucien Pye, Guerrilla Communism in Malaya, Princeton New Jersey, Princeton University Press, 1956, p. 56; Charles W. Thayer, Guerrilla, New York, Signet Books, 1965, p. 116.

133.

« There is general agreement that the insurgents’ resort to it tends to be most successful when it is discriminate, because it thus runs less risk of alienating the public » (Knorr, 1962, p. 65)

134.

« It is not clear whether indiscriminate practice is not the essence of terrorism ; if it is, then what is commonly referred to as discriminatory terrorism is either acts of war against incumbents or the administration of justice based on the penal code of the insurgent counter-authorities » (Knorr, 1962, p. 65).

135.

D’ailleurs, tout au long de l’introduction, l’auteur use des deux termes de manière parfaitement interchangeable tandis que le passage du chapitre consacré à la guérilla à celui sur le terrorisme n’est pas explicité.

136.

« La dimension ultime des guérillas et des terrorismes comme des autres stratégies indirectes se joue dans les esprits, c’est-à-dire dans le champ politique, ce domaine ambigu où l’écheveau du rationnel et de l’irrationnel est inextricablement mêlé » (Chaliand, 1985, p. 168).

137.

Au delà de la différence d’emploi entre une expression discréditée et accusatoire, le terrorisme, et une autre, la guérilla, qui bénéficie d’une relative objectivité (Merari, 2006, p. 30).

138.

A l’instar du terrorisme, la stratégie est une notion qui connait de nombreuses définitions dans le champ académique. Nous emploierons la définition de la stratégie comme « la conduite et les conséquences des relations humaine dans le contexte d’un conflit armé effectif ou éventuel » (Luttwak, 1985 (1989), p. 12).

139.

Sauf à l’occasion d’une brève citation. « A l’évidence, le coût individuel de l’engagement dans le terrorisme et par conséquent les motivations sont multipliées par l’immense danger que représente ce basculement dans la violence » (Marret, 2000, p. 49).

140.

« Les terroristes sont des fanatiques et le fanatisme conduit fréquemment à la cruauté et au sadisme » (Laqueur, 1977, p. 137).

141.

Bien que n’étant pas un universitaire d’origine (ancien Marine pendant la guerre du Vietnam, il s’est forgé une carrière d’« expert » en terrorisme devenant directeur de la Rand Corporation dans les années 1980), il a publié dans des revues académiques justifiant son placement dans cette revue académique.

142.

Dans une des contributions, Thomas Perry Thornton rapproche encore plus cette violence interne du terrorisme : « [Internal war] is the use or the threat of violence to effect a change in the body politic » (Thornton, « Terror as a Weapon of Political Agitation », in Eckstein, 1965, p. 70).