2.3.1 Le modèle psychologique : une pathologisation de la violence terroriste

Si l’idée d’une visée psychologique du terrorisme n’a jamais été absente, y compris au sein des perspectives stratégiques (Roucek, 1962, p. 170, Crenshaw Hutchinson, 1972, p. 384), le modèle « psychologique » (Crettiez, 2000, p. 206) approfondit la vision d’une violence dérégulée et déviante. Les tenants de ce modèle font du passage au terrorisme le produit de déviances individuelles et de l’actualisation d’une agressivité pathologique.

L’état de frustration n’est appréhendé que sous l’angle individuel et il tient lieu de déclencheur de la volonté de puissance de l’individu ou révélateur de ses fragilités psychologiques (comme le manque de reconnaissance sociale). A partir d’une étude sur les anarchistes du début du siècle, l’ethnologue Jean Servier explique l’action terroriste par une faible résistance à l’agressivité chez l’individu, due à une irrégularité professionnelle ou à un environnement familial perturbé. Ces ruptures conduisent l’individu à rompre avec la réalité (l’intégration au sein de la société par le travail) et à se réfugier au sein d’une « organisation-béquille ».

‘« Si un individu juge son intégration impossible au niveau où il souhaite qu’elle se fasse et que la mobilité sociale lui semble définitivement bloquée pour lui, il pourra rechercher un autre horizon social, animé alors par une volonté d’adhérer à une société plus accueillante, maternelle, voire de créer une telle société dont il sera le centre – un horizon social de substitution, une prothèse sociale » (Servier, 1979 (1992), p. 109).’

Les échecs de la socialisation professionnelle ou familiale sont les causes du passage à la violence terroriste.

Cette logique causale conduit à l’infantilisation du terroriste. « Tout se passe en réalité comme si les terroristes politiques étaient restés cramponnés à un aspect de la jeunesse, refusant toute une partie de leur conscience l’entrée dans l’âge adulte » (Servier, 1992, p. 107). Bernard Gros pense de son côté que la mentalité, décadente et/ou pathologique, est le seul dénominateur commun entre des organisations terroristes diverses. Il distingue une mentalité dogmatique (anarchisme et nihilisme russe) et une mentalité situationnelle (fellaghas algériens, fedayins palestiniens, Black Panthers, Tupamaros, Brigades Rouges, Rote Armee Fraktion notamment) qui « se caractérise par une totale indifférence aux lois ancestrales du combat loyal, par un amoralisme fondamental. Il tue, il massacre, il détruit au-delà du bien et du mal » (Gros, 1976, p. 29). Le passage au terrorisme ne peut qu’être le fait d’une manipulation (Jean Servier développe le schéma d’un agent incitateur et un agent d’exécution), principalement d’origine communiste.

Dès les années 1970, Friedrich Haker présentait un acteur terroriste caractérisé par un manque de reconnaissance sociale et avide d’actes d’une grande publicité. Il évoque « des personnes, la plupart du temps, complexées, privées de succès et éternellement frustrées, ne résist[ant] pas à la tentation d’associer pour toujours leur nom inconnu à celui d’une éminente personnalité ou d’un événement inoubliable » (Hacker, 1976, p. 280). Philippe Moreau Defarges insiste également sur le désir de reconnaissance sociale à la genèse de l’usage de la violence terroriste.

‘« Le terroriste exige d’abord une reconnaissance… N’incarne-t-il pas la part la plus haute de l’humanité, celle qui, pour une cause, refuse toute compromission ? Tout comme la terreur, le terrorisme requiert et façonne un climat, faisant du terroriste un solitaire obsessionnel, méticuleux, dont toute la vie s’organise autour de bombes à poser » (Moreau Defarges, 2005, p. 114). ’

La violence terroriste est dépolitisée et rabaissée au niveau de la criminalité de droit commun, synonyme de déviance et de fragilités psychologiques.

‘« La personnalité du terroriste est comme celle de certains criminels de droit commun : une personnalité suicidaire. Ce refus du présent, de la société des adultes, cette volonté de retour au passé sont en réalité autant de jalons sur un même itinéraire de fuite vers la mort, solution de tous les échecs » (Servier, 1992, p. 121).’

L’accumulation des déviances sociales et individuelles conduit à appréhender le passage à la violence comme le fait d’individus pathologiques, porteurs du mal ultime.

‘« Le terrorisme est bien plus qu’une simple manifestation de psychopathologie ou qu’un symptôme d’un mécontentement social, d’une oppression ou d’une injustice, quoiqu’il puisse être ces deux choses également. C’est aussi un crime moral, un crime contre l’humanité, une attaque non seulement contre notre sécurité, notre État de droit, la sécurité de notre pays, mais contre notre société civilisée elle-même » (Wilkinson, 1977, p. 66).’

Pour Xavier Crettiez, ces explications trouvent leurs sources dans des courants sociologiques anciens qui expliquent les faits sociaux par la multiplication des relations individuelles, comme la sociologie de l’imitation de Gabriel Tarde145, ou qui assignent des propriétés psychologiques aux mouvements collectifs, à l’instar de la psychologie des foules de Gustave Le Bon (Crettiez, 2000, p. 206). Ces lectures proposent surtout une vision normative de la violence terroriste et oublient la nécessaire contextualisation de toute production d’un phénomène social.

‘« Le discours psychologique faisant du terrorisme une pathologie de la personnalité est une construction qui, malgré son apparence scientifique, témoigne d’une incapacité à comprendre les logiques sociales, politiques et culturelles au fil desquelles un acteur s’engage dans la violence » (Wieviorka, 1995, p. 21)146.’

Ces travaux s’inscrivent ainsi comme une réponse critique à la vision positive de la violence développée par les mouvements de décolonisation ou les organisations d’extrême-gauche. Mais, tout recours à des outils psychologiques n’est pas vain.

L’impact émotionnel et la visée menaçante du terrorisme conduisent à interroger des aspects psycho-politiques afin de tenter de saisir l’ensemble des aspects du phénomène : le terrorisme est aussi un « combat selon l’imaginaire » car les organisations clandestines font le choix délibéré de placer au centre de leurs actions un archaïsme et un théâtralisme sanglant. Ainsi, elles prennent pour cibles les registres représentationnels et émotionnels du public visé (Mannoni, 2004, p. 83). Tout en critiquant les approches précédentes, Michel Wieviorka reconnaît la valeur du facteur psychologique pour appréhender les éléments précédents. Il précise ainsi

‘« qu’en insistant même artificiellement, sur l’idée d’une personnalité terroriste ou d’une culture qui la fonde, on désigne un problème juste auquel on apporte une réponse non satisfaisante : il y a effectivement, dans le terrorisme, une immense subjectivité et la marque de ruptures qui font de ses protagonistes des acteurs bien particuliers » (Wieviorka, 1986, p. 487). ’

Il s’agit de réfléchir à des situations sociales à partir d’instruments psychologiques et sociologiques147 à même d’interpréter plus profondément les conséquences de la violence sur les différents acteurs sociaux. « [La violence] véhicule également une charge émotionnelle qui oblige à porter attention à des dimensions psychosociales de la vie politique souvent négligées, et ce au prix d’une déperdition importante de ce qui fait sens pour les acteurs », (Braud, 1993, p. 16). Le modèle « psychologique » n’est pas le seul à penser la causalité de la violence terroriste comme l’indice d’une discontinuité sociale. Michel Wieviorka décrivit le phénomène terroriste comme la distorsion des trois grands principes constitutifs d’un mouvement social traditionnel (l’identité, l’opposition et le contexte historique).

Notes
145.

Bernard Gros s’inquiète ainsi de la contagion produite par la publicité médiatique des attentats : « « A force de constater dans quel mépris est tenue la vie d’autrui, à force de voir agir des gens qui clament leur certitude de posséder la vérité absolue, et qui obtiennent à peu près n’importe quoi par la terreur ou le meurtre, gangsters et groupes marginaux, petits voyous de tout blouson, voire écoliers en révolte, ne se détournent plus des mœurs sanglantes » (Gros, 1976, p. 63).

146.

Xavier Crettiez rajoute que cette vacuité scientifique bénéficie d’un attrait important car elle fournit un modèle d’interprétation global et facilement diffusable. « La difficulté d’analyse de l’acte terroriste, réduit à une expression pathologique, s’en trouve dès lors allégée puisqu’il ne s’agit plus de comprendre un ensemble de processus d’action collective mais de cerner la personnalité terroriste. L’exercice est doublement valorisé : tout d’abord, il substitue à une analyse difficile faisant intervenir de multiples paramètres (économiques, sociaux, culturels, historiques, identitaires...), une interprétation causale et directe de la violence politique. Ensuite, et surtout, le modèle psychologique est plus gratifiant pour le chercheur puisqu’il offre au lecteur profane une réponse claire et simpliste à ses angoissantes interrogations. A l’acte soudain et brutal qu’est le terrorisme correspond une explication sans appel : l’acte terroriste est le produit de fous dangereux. Corollaire rassurant de cette interprétation : il suffit d’enfermer ces psychopathes pour que cesse la menace » (Crettiez, 2000, p. 205).

147.

« Le fonctionnement des institutions démocratiques crée des situations qui font apparaitre des systèmes déterminés d’attentes, de rivalités ou de convoitises […]. C’est dans ce cadre qu’opère l’activité symbolique, caractéristique du travail politique ; c’est à ce niveau que peuvent être identifiées les mécanismes de prise en charge des grandes logiques émotionnelles. Pour ce faire, il faut à la fois mobiliser les outils théoriques de la psychologie (sociale) ou de la sociologie (politique), et les matériaux empiriques fournis par l’histoire » (Braud, 1991, p. 24-25).