2.1.2 La dégénérescence d’un conflit social légitime : le modèle de l’inversion

A partir d’une étude empirique sur les mouvements d’extrême-gauche en Europe (notamment les Brigades Rouges ou l’ETA), en Amérique du Sud (Le Sentier Lumineux) et au Moyen-Orient (le Front Populaire de Libération de la Palestine), le modèle de l’inversion insiste sur le processus de dégénération du groupe terroriste par rapport au mouvement social originel (qui pouvait déjà être violent).

‘« Le passage au terrorisme constitue une tentative idéologique qui transite par l’étape de l’antimouvement, parfois rapidement, voire en la court-circuitant, parfois au terme de processus longs et complexes, avant d’en donner une représentation autonome qui croit opérer un retour au mouvement alors qu’elle s’en est éloignée davantage » (Wieviorka, 1986, p. 22).’

Le recours à la notion de processus permet de complexifier les passages à la violence terroriste en insistant sur la multiplicité et l’historicité des facteurs explicatifs à l’opposé de l’unicité d’une causalité psychologique ou sociale148.

Au sein du schéma de l’inversion, l’identification à un acteur social (mouvement ouvrier ou paysan) laisse place à une identification construite uniquement sur l’engagement dans l’action. Michel Wieviorka évoque une « totalisation » identitaire au sein de laquelle l’acteur devient le propre référent de toutes les luttes et donc sa propre justification. Ce mouvement se développe vis-à-vis de l’extérieur lorsque le groupe terroriste devient un tout cohérent, représentant un processus syncrétique de divers apports théoriques ou pratiques. Il se construit alors la figure exacerbée d’un ennemi unique et objectivé.

‘« Ce niveau de synthèse ou de dépassement de contradictions doit permettre que se cristallise aux yeux de l’acteur l’image d’un adversaire unique, qui prend souvent la forme d’un ordre objectivé – celui de l’État […], celui du système impérialiste ou de l’Occident […] » (Wieviorka, 1986, p. 106).’

Le processus de totalisation se poursuit au sein du champ historique de la lutte sociale qui est déhistoricisé et dissous dans une rupture totale, seul objectif de l’engagement.

‘« Il aboutit toujours à une totalisation qui élargit le champ de la lutte en lui conférant une portée générale : celle d’une guerre civile se jouant en dehors de tout rapport civil, d’une lutte sociale se déployant hors de tout rapport social, d’une lutte de libération nationale mettant en cause des États qui ne sont, au mieux, qu’indirectement concernés » (Wieviorka, 1986, p. 453).’

Bien qu’il reconnaisse que la totalisation ne soit jamais achevée (à cause de la scission opérée par la pratique de la violence), l’auteur rapproche le terrorisme du totalitarisme par leur rejet commun d’une distinction entre la sphère publique et privée et d’un espace politique représentatif149. La différence entre ces deux phénomènes de violence extrême se joue au niveau du différentiel de mobilisation ; le terrorisme, à l’inverse du totalitarisme, procédant d’une démobilisation vis-à-vis des figures collectives.

Bien que l’analyse de Wieviorka soit centrée sur les mouvements révolutionnaires européens ou sud-américains, elle peut également s’appliquer à des organisations d’inspiration religieuse. De son point de vue, la religion ne constitue pas un critère distinctif du terrorisme mais un des éléments favorables à la totalisation.

‘« Elle joue un rôle d’autant plus important qu’elle soude une communauté, elle apporte la matrice, elle cristallise en un discours unique ce qui est donné au départ comme distinct et différencié ; bref, elle constitue un élément de totalisation d’autant plus spectaculaire qu’il concerne un acteur populaire passant du mouvement à l’antimouvement, du conflit à la rupture et à la fermeture communautaire » (Wieviorka, 1986, p. 444).’

Ce modèle original permet d’insérer la violence « terroriste » dans un processus dynamique et d’appréhender la radicalisation, pratique et idéologique, de l’acteur terroriste.

Pourtant cette explication en termes d’inversion nous semble souffrir d’un défaut majeur, celui de l’imprécision des critères du basculement de l’antimouvement social au mouvement terroriste. Si l’auteur utilise le soutien populaire comme élément distinctif, il ne précise pas comment celui-ci peut être mesuré comme le remarque fort justement Isabelle Sommier :

‘« Quels indicateurs objectifs le chercheur peut-il mobiliser pour déterminer le degré de complicité qui unit (ou non) le groupe de référence à sa soi-disant avant-garde ? Parler de soutien ne renvoie à rien de tangible. Des paysans latino-américains peuvent nourrir des rebelles par peur ou par un intérêt étranger à la cause que ceux-ci défendent […] L’omerta dont profitent les hors-la-loi de sociétés méditerranéennes ne vaut pas approbation » (Sommier, 2000, p. 81)’

Le soutien électoral aux partis proches des organisations terroristes ne constituent pas un critère plus fiable tant les résultats de ces partis politiques sont disparates et font intervenir des déterminants électoraux parfois forts différents de l’adhésion à la lutte armée. En appliquant strictement le schéma de l’inversion, Michel Wieviorka conclue en outre à des affirmations théoriques dont la validité historique n’est pas démontrée150.

Cette logique d’inversion peut être prolongée dans un sens inverse : le terrorisme n’est plus le produit de l’inversion des caractéristiques d’un mouvement social violent mais le produit d’une désignation initiée par les autorités opposées aux organisations violentes.

Notes
148.

Lors d’un commentaire sur la sociologie de la famille, Howard Becker précisait la valeur ajoutée apportée par une interprétation en termes de processus plutôt que de causes : « Vous voulez comprendre comment un couple se sépare ? Ne cherchez pas, comme l’a fait toute une génération de sociologues de la famille, les facteurs qui – dans leur environnement, leur histoire ou leurs circonstances présentes – différencient les couples qui se séparent de ceux qui restent ensemble. Intéressez-vous plutôt, […] à l’histoire de la rupture, à toutes les étapes de ce processus, à la manière dont ces étapes sont liées entre elles, à la manière dont chacune crée les conditions propices ou nécessaires à la suivante – bref, essayez de fournir “la description en termes conceptuels des processus au cours desquels les événements se produisent” » (Becker, 1998 (2002), p. 110)

149.

Il se base sur la vision de Claude Lefort de la démocratie comme lieu de représentation du pouvoir appropriable par un individu ou un groupe. « L’un comme l’autre [le terrorisme et le totalitarisme] amalgament dans un même effort et une même pensée les catégories de l’État et celles de la société, le projet d’émancipation d’une classe et l’affirmation d’une nation, l’appel à la spécificité et à l’universel […]. Tous deux refusent de reconnaître au pouvoir un caractère symbolique ou imaginaire pour, au contraire, l’objectiver, que ce soit pour l’exercer (totalitarisme) ou pour s’y affronter (terrorisme) » (Wieviorka, 1986, p. 453).

150.

Xavier Crettiez note ainsi que l’analyse de Wieviorka amène à un sophisme relatif quand celui-ci soutient que « la violence d’ETA, dans l’ensemble, n’est pas sociologiquement terroriste [puisque la lutte armée] liée à la face radicale des contestations populaires [...] n’est pas entièrement déconnectée des lieux de sens dont elle se proclame l’expression » (Wieviorka, 1986, p. 347). Isabelle Sommier souligne la fausseté du modèle de l’inversion appliquée aux évolutions contradictoires des mouvements ouvriers en France et en Italie dans les années soixante et soixante-dix (Sommier, 2000, p. 82).