2.1.3 Le modèle constructiviste : le produit d’un étiquetage

En partant du constat que la signification du terrorisme n’est pas uniforme, l’approche « constructiviste » approfondit dans une voie très différente la logique d’inversion terroriste. « L’inversion est ici plus fondamentale puisqu’il s’agit de définir le terrorisme, non pas à travers l’action violente […] mais en prenant en compte les logiques bureaucratiques policières de construction d’une menace diffuse » (Crettiez, 2000, p. 206). Le processus de compréhension est inversé puisque l’analyste ne s’intéresse pas à l’objet de la violence mais à sa représentation au sein des réponses institutionnelles et cognitives qui lui sont apportées.

Dans cette perspective, l’objet d’étude est la labellisation de l’ennemi et les logiques bureaucratiques qui l’orientent. Une telle démarche se fonde sur un refus du terrorisme comme un réel accessible estimant que ce dernier ne constitue pas un sujet suffisamment objectif du fait de sa forte dimension discursive et de ses conditions sociales de production. « It is when events are incorporated into interpretive discourses embodied in discourse communities, that political violence not only builds on itself, but becomes both self-validating and self-sustaining » (Jabri, 1996, p. 11). Didier Bigo définit lui le terrorisme à partir non pas, du phénomène violent en lui-même, mais de ses représentations policières ou bureaucratiques. Ainsi en nommant « terroriste » tel type de violences politiques ou criminelles, les polices ou les législations nationales construisent le phénomène autant qu’elles le désignent. Le terrorisme est donc vu comme un artefact produit par la capacité des acteurs (politiques, médiatiques, scientifiques ou policiers) à mettre en œuvre des processus de désignation.

‘« Le terrorisme est une labellisation administrative lestée d’un poids judiciaire lorsqu’elle apparaît comme incrimination dans les différents Codes pénaux. Elle n’est pas pour autant opératoire pour rendre compte de la violence d’organisations clandestines frappant des États dans l’espace européen. En effet, la terminologie de terrorisme englobe des actes aux significations extrêmement différentes selon les contextes sociaux et politiques où ils se produisent. […] La collaboration policière […] est première en tant qu’elle a les capacités de définir qui sera et qui ne sera pas son adversaire »  » (Bigo, 1996, p. 266-269).’

Ces travaux évoquent les apports d’Alexander Wendt sur la question de la sécurité. La sécurité internationale est le reflet d’une acception intersubjective des États c’est-à-dire que cette notion est avant tout une affaire de perception et que ce sont les acteurs décisionnels qui donnent du sens aux éléments matériels ou historiques et non l’inverse (David et Roche, 2002, p. 104). Ces approches, au premier abord surprenantes, s’inscrivent pourtant dans un sillon théorique creusé depuis longtemps.

Émile Durkheim proposait déjà au début du siècle dernier une étude du crime à partir de son incrimination, la peine. En effet, selon lui toute société punit les actes répréhensibles par une peine ou une exclusion de la société et une délimitation scientifique de l’objet doit s’intéresser à ces critères objectifs de distinction.

‘« Par exemple, nous constatons l’existence d’un certain nombre d’actes qui présentent tous ce caractère extérieur que, une fois accomplis, ils déterminent de la part de la société cette réaction particulière qu’on nomme la peine. […] Nous appelons crime tout acte puni et nous faisons du crime ainsi définit l’objet d’une science spéciale : la criminologie » (Durkheim, 1988, p. 129).’

Au début des années 1970, Jean-Claude Chamboredon notait, dans une étude sur la délinquance juvénile, le rôle joué par le groupe social et les instances de répression dans la révélation (et donc la production) de la délinquance. L’illicite n’existe que révélé et son existence est liée à sa visibilité. C’est donc la description de l’illégalité (à travers des lois, des normes, des instruments de répression) qui fait exister l’illégalité. « Avant d’être enregistré comme délit, un comportement doit avoir suscité le scandale : il est très rare en effet que la police intervienne avant que d’autres sujets aient réagi devant le comportement incriminé »151. Cette approche sera ensuite prolongée et approfondie par la sociologie de la déviance et les tenants de la théorie de l’étiquetage social152.

Selon ces théories, la déviance n’est pas la transgression d’une norme ou un attribut de la personne. La déviance fait partie du groupe social, elle constitue une désignation, une étiquette collée par autrui, qui désigne comme la personne comme déviante ou délinquante. La déviance n’est donc pas une désignation naturelle mais le résultat d’un processus de définition, issu de l’institutionnalisation de normes sociales et d’acteurs pour les appliquer (médecins, policiers, etc.). Cette approche interactionniste se rapproche par moment de la prophétie autocréatrice. Ainsi, à force d’être stigmatisé comme délinquant, une personne finira par se conformer à cette étiquette. Un processus similaire s’opère dans l’accusation terroriste. Isabelle Sommier évoque la stratégie contrainte des organisations, désignées comme terroristes. Caractérisé comme terroriste, le groupe tente d’être reconnu comme un interlocuteur valable. Mais s’il échoue, il subit un ostracisme politique et une répression policière qui le poussent à se comporter, réellement, comme une organisation terroriste (Sommier, 2000, p. 86).

L’intérêt de l’approche constructiviste réside pour notre travail dans la large part accordée aux discours dans la construction de la réalité.

‘« Il est clair que les mots ont le pouvoir de susciter l’admiration ou la désapprobation, particulièrement dans le domaine de la violence collective où ils induisent un jugement quant à la légitimité de l’autorité politique, légitimité qui est au cœur de la relation gouvernés/gouvernants. En cela, ils participent directement à la construction de la réalité » (Sommier, 2000, p. 70-71).’

Le terrorisme se réalise au sein de processus de qualification et de dénégation où notre stupeur et notre fascination sont directement corrélées à notre ignorance des acteurs et du phénomène. Dans cette lutte de définitions, l’État dispose d’un quasi-monopole dans l’usage de la langue légitime. La lutte symbolique autour de la désignation du groupe est donc un élément concret de la lutte. L’accusation de « terrorisme » constitue une stratégie politique dans la mise au ban d’une entité ou d’un pays entier. La constitution de listes internationales d’États ou d’organisations « terroristes » fournit un exemple flagrant des enjeux politiques et des conséquences concrètes d’un processus de labellisation (arrêt de subventions publiques, interdictions administratives, expulsions ou arrestations des personnes, stigmatisation publique, etc.).

‘« Lister ne veut pas dire définir. La liste européenne des terroristes se substitue à la définition de l’ennemi en prenant des allures de comptabilité. L’addition d’organisations clandestines internationales, à vocation indépendantiste donne à la liste une dimension terrible et révèlerait, de par ses vertus d’une mise en série, l’étendue et les contours de la vérité de la menace. Mais qu’est-ce à dire de lister des ennemis hétérogènes afin d’en fabriquer un qui, par le truchement des additions et des adjonctions du terrible, aurait toutes les qualités ou du moins au minimum l’une des qualités qui permettrait à chaque État-membre de l’Union Européenne de s’y reconnaître ? Illusion de vérité sur la menace ou quand la juxtaposition vaut raison » (Guittet, 2006 (a), p. 428).’

Si cette approche révèle la part de stratégie et de processus dans le procédé, apparemment objectif, de qualification du terrorisme, elle n’en soulève pas moins quelques questions.

Au-delà d’une critique politique dénonçant la nature fondamentalement conspirationniste de l’approche constructiviste153, nous préférons relever le risque d’un relativisme excessif occultant la matérialité et l’historicité de la violence terroriste.

‘« Au-delà [du] mécanisme d’assignation de sens, le terrorisme est aussi violence matérielle, meurtre, enlèvement, angoisse et peur. Il agit visiblement à l’encontre de civils ou de militaires, de simples passants ou de personnalités historiques, de villas isolées ou de cibles humaines. Cette réalité pratique de la violence ne peut être méconnue à la fois d’un point de vue éthique et scientifique. De même, son origine historique et son imbrication régionale dépassent largement la simple logique administrative de construction de la menace. Une telle vision, déshumanisante à l’excès, ne peut que surprendre en ôtant à l’analyse du terrorisme ce qui en constitue l’essence : la terreur suscitée par une violence imprévisible » (Crettiez, 2000, p. 206).’

La présentation des différents modèles explicatifs du terrorisme a conduit à son interprétation dans une dialectique de continuité ou de discontinuité. De fait, en intégrant des ressources issues de l’étude des violences extrêmes (notamment en termes de réalisation identitaire) qui permet de prendre en compte l’amplitude des modes opératoires des acteurs terroristes (de l’attentat contre un bâtiment vide aux massacres de populations civiles), on peut interpréter le terrorisme grâce aux outils théoriques de la violence politique ; outils proches de la sociologie de l’engagement collectif.

Nous verrons dans la suite du travail que les responsables politiques, tout en dénonçant le terrorisme, use de certains des modèles causaux afin de l’expliquer (notamment les travaux sur la frustration collective ou ceux sur le terrorisme comme stratégie politique). Si elles insistent fortement sur l’importance des acteurs étatiques dans la production des représentations du terrorisme, les perspectives constructivistes sont absentes des discours des dirigeants politiques. Mais, cette mise en lumière des acteurs étatiques nous renvoie au poids de l’héritage juridique dans la production de la désignation du terrorisme.

En tant qu’instrument de codification des rapports sociaux, le droit participe également à ces processus de désignation et de disqualification. Définie dans les législations pénales internationales et nationales, l’incrimination de terrorisme gagne en légitimité et en autorité sans réussir à gommer les ambiguïtés inhérentes à sa définition.

Notes
151.

Chamboredon Jean-Claude, 1971, « La délinquance, essai de construction d’objet », Revue Française de Sociologie, XII, p. 335-377, p. 350.

152.

Goffman Erving, 1975, Stigmate, Les éditions de Minuit, Paris et Becker Howard, 1985, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, Paris.

153.

Dans sa note de lecture sur l’ouvrage de Didier Bigo, Polices en réseaux, Pierre Favre critique le relativisme absolu de l’auteur qui fonde une posture plus idéologique que scientifique. « La seule chose qui intéresse [Bigo] [c’est] la dénonciation de l’usage que font du discours sur le terrorisme les bureaucraties et les polices pour la réussite du “Grand Complot”. On voit où conduit une confortable idéologie de gauche […] : l’intellectuel démissionne qui se contente de dire que toutes les causes peuvent être défendues, que l’on est toujours le terroriste de quelqu’un, et que si nous condamnons les terroristes d’aujourd’hui c’est que nous aurions condamné les résistants français d’hier », Favre Pierre, 1997, Revue Française de Science Politique, vol. 47, n° 2, p. 227. Didier Bigo répondra en réaffirmant sa volonté d’ancrer le discours sur le terrorisme dans un contexte social et historique déterminé et répondant à l’accusation d’idéologie par le besoin d’altérité de son contempteur. « [Cette thèse du “grand complot”] apparaît à l’envi comme une projection de ses propres catégories essentialistes, de sa vision positiviste, et a comme effet d’entraîner une idéologisation de sa lecture », Bigo Didier, « Correspondance. Réponse de Didier Bigo au commentaire de Pierre Favre », Revue Française de Science Politique, vol. 47, n° 3, p. 505.