Chapitre 2 L’indétermination du terrorisme : l’évolution historique d’une incrimination juridique spécifique

Notre lecture de la prise en charge du terrorisme au sein du champ académique des sciences sociales conduit à inscrire ce phénomène comme une violence politique particulière sans parvenir à réduire la multiplicité des modèles théoriques. Afin de contourner cet écueil nous aurions pu suivre une déclinaison juridique de la méthodologie initiée par Émile Durkheim ; celle d’analyser les faits sociaux à partir de leurs représentations les plus objectives.

Selon lui, il faut isoler et définir la catégorie de faits que l’on se propose d’étudier à partir de propriétés communes et visibles. Extérieurs aux individus, les faits sociaux sont d’une autre nature que les faits individuels. Ils ne se résument pas à une seule accumulation d’intérêts individuels mais se fixent dans des normes sociales, des valeurs, des règles juridiques ou des lois qui expriment les manières de penser ou d’agir propres à la collectivité. Ces manières de faire peuvent être stabilisées ou non à l’instar du droit qui constitue une codification des rapports humains ; ainsi le crime, en tant que phénomène collectif, peut être étudié à partir de son incrimination juridique. En effet, toute société punit des actes répréhensibles par une peine ou une privation de liberté d’où le choix de la mesure répressive comme objet stabilisé d’une recherche sociologique154. Dans le cas de l’incrimination du « terrorisme », une telle approche montre cependant ses limites dans la mesure où la formalisation juridique demeure contrainte par son contexte de production.

Au carrefour des délits politiques et des infractions de droit commun, d’un volontarisme politique répressif et de régimes procéduraux dérogatoires, l’incrimination « terroriste » est l’objet de conflits de compétences juridiques nourrie par l’indétermination de sa définition. Le droit pénal national comme international n’est pas parvenu à sortir de la variabilité de l’accusation, alors que celle-ci ouvre droit à des régimes d’exception au niveau tant des règles procédurales qu’extraditionnelles.

Nous verrons dans un premier temps de quelle manière la lutte contre le terrorisme s’est inscrite, en France, à rebours de l’histoire juridique de l’incrimination des délits politiques. Celle-ci trouve son point d’orgue, à partir de 1986, dans la constitution d’une législation spécifique fondée sur un double critère de distinction. Au niveau international, contrairement à ce que l’actualité pourrait nous laisser penser, l’attention portée à la lutte contre le terrorisme est ancienne mais souffre depuis ses origines des mêmes lacunes dans l’adoption d’une définition claire et des problèmes de compétences juridiques. Les instances européennes se sont intéressées à l’appréhension juridique du terrorisme plus tardivement sous l’angle des procédures d’extradition avant d’en faire un domaine privilégié de l’approfondissement de l’harmonisation européenne.

Notes
154.

« En dehors des actes individuels qu’elles suscitent, les habitudes collectives s’expriment sous des formes définies, règles juridiques, morales, dictons populaires, faits de structure sociale, etc. Comme ces formes existent d’une manière permanente, qu’elles ne changent pas avec les diverses applications qui en sont faites, elles constituent un objet fixe, un étalon constant qui est toujours à la portée de l’observateur et qui ne laisse pas de place aux impressions subjectives et aux observations personnelles. Une règle de droit est ce qu’elle est et il n’y a pas deux manières de la percevoir. Puisque, d’un autre côté, ces pratiques ne sont que de la vie sociale consolidée, il est légitime, sauf indications contraires, d’étudier celle-ci à travers celles-là. Quand, donc, le sociologue entreprend d’explorer un ordre quelconque de faits sociaux, il doit s’efforcer de les considérer par un côté où ils se présentent isolés de leurs manifestations individuelles. C’est en vertu de ce principe que nous avions étudié la solidarité sociale, ses formes diverses et leur évolution à travers le système des règles juridiques qui les expriment » (Durkheim, 1894 (1988), p. 138-139).