1.1 De la clémence historique au durcissement de la lutte contre la violence politique

En France historiquement, nous avons pu observer que l’infraction politique bénéficiait d’une relative clémence de la part des institutions pénales. Distingués des crimes de droit commun, les crimes « politiques » jouissaient d’une indulgence dans l’exécution de la peine (assouplissement du régime pénitentiaire par exemple) et échappaient à l’extradition vers un autre pays.

‘« Si l’on considère les délits politiques dans leurs généralité, on est frappé du fait qu’ils sont, le plus souvent, traités avec plus de bienveillance – disons plutôt avec moins de mépris – que les délits ordinaires. […] Ces mesures, même si elles ne sont pas toutes, à proprement parler, des mesures de faveur, sont des signes manifestes que les infractions politiques sont d’une autre nature que les délits de droit commun » (Lévy-Bruhl, 1964, p. 133).’

Cette dichotomie trouvait son origine dans la nature libérale des démocraties ; régime né de la contestation qui acceptait comme un de ses fondements le droit à la critique155. En outre, la nature généreuse conférée par l’opinion aux motivations politiques mêmes illégales (à la différence des délits de droit commun motivés par l’intérêt égoïste), renforce cette bienveillance156. Cette protection s’est retrouvée au niveau interétatique, dès 1832, dans des accords bilatéraux conclus entre la France et la Suisse puis en 1834 avec la Belgique. Cette indulgence fut également consacrée par la loi sur l’extradition de 1833 qui interdisait explicitement l’extradition des délinquants politiques.

Cette position n’était pas spécifique à la France puisque la Belgique connaissait, depuis sa Constitution de 1830, un « régime de faveur » de l’infraction politique qui a couru tout au long du vingtième siècle157. L’origine de cette distinction provenait d’un même présupposé moral favorable.

‘« Sur le fond, il s’agissait de consacrer juridiquement le principe selon lequel un acte illégal accompli avec un dessein politique, s’il reste condamnable en vertu des moyens, manifeste une certaine “grandeur d’âme” dans le chef de son auteur en vertu de la fin poursuivie qui impose d’être distinguée des motivations les plus basses des délits de droit commun » (Moucheron, 2006).’

Toutefois si la distinction entre la motivation politique et la motivation criminelle entrainait une différence de traitement entre deux délits similaires, son origine n’a pas été précisée. En Belgique, le délit politique n’a pas été défini ni par la Constitution de 1830, ni par le Code pénal de 1867, laissant à la jurisprudence le soin d’en délimiter les contours. S’adaptant aux évolutions sociales (et notamment aux exigences politiques d’une répression accrue des désordres politiques), l’approche jurisprudentielle a contribué à rétrécir le champ d’action du délit politique et à rendre son application plus difficile. La Cour de cassation belge distinguait un élément matériel et un élément intentionnel de l’action délictueuse.

Le premier critère se rattachait aux atteintes au fonctionnement des institutions étatiques à l’intérieur (nature institutionnelle de l’État, prérogatives du Roi, fonctionnement des différentes assemblées, droits politiques des citoyens, etc.) comme à l’extérieur du pays (atteinte à l’intégrité territoriale, à l’indépendance nationale ou aux relations entre les États). Le second critère s’intéressait à la motivation politique du crime. Cette double appréhension de l’infraction politique, à partir d’un critère objectif et d’un autre subjectif, servira de base à la définition du terrorisme dans la législation française.

A son origine, en 1810, le Code pénal français ne comportait aucune définition de l’infraction politique. Sa caractérisation s’effectuait donc par la mobilisation de deux critères distinctifs : la motivation et la cible de l’acte illicite. Cette double caractérisation tentait de recouvrir un élément subjectif (le mobile) et un élément objectif (la cible visée). Le critère subjectif renvoyait aux mobiles du criminel : il ne s’agissait pas de mesurer la gravité du crime commis mais d’évaluer les raisons profondes qui lui ont donné naissance. Ainsi l’acte politique comportait une part d’honneur puisqu’il relevait du désintéressement. Difficile à distinguer en pratique158, le délit politique se vit adjoindre un critère plus objectif, constitué par la cible politique du crime, c’est-à-dire toute atteinte à l’ordre politique du pays. La visée politique recouvrait les agissements illégaux contre les droits politiques des citoyens, l’organisation institutionnelle ou le fonctionnement de l’État. Le 21 décembre 1927, la chambre d’accusation de Nancy précisa sa conception de la définition de l’infraction politique et fit du délit politique un acte « [portant] atteinte essentiellement à la forme constitutionnelle d’une nation ou aux institutions politiques qu’elle s’est donnée et dont les manifestations sont exclusivement dirigées contre le gouvernement d’un pays » (Semaine Juridique, 1928, 2, 84, cité par Gozzi, 2003, p. 51). Cette définition étendue du délit politique se heurta surtout à la contradiction inhérente de cette qualification : sa variabilité historique.

Henri Lévy-Bruhl pris l’exemple du régicide, crime politique par essence, à la fois par sa visée de subversion du pouvoir étatique, représenté par sa plus haute personnalité, et par son caractère altruiste (Lévy-Bruhl, 1964, p. 136). Pourtant, le régicide fut exclu des infractions politiques en France, dès 1855, après une tentative d’assassinat contre Napoléon III. L’insertion d’une clause spéciale, au sein d’un traité bilatéral entre la France et la Belgique, déniait le caractère politique aux attentats commis contre un chef d’État étranger ou sa famille159. Alors que la vague du terrorisme anarchiste au tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle accentua la nécessité d’une répression accrue160, les définitions juridiques du terrorisme prolongèrent ce paradoxe.

Nous avons montré au cours de notre premier chapitre que le terrorisme relève de la violence politique tant par les motivations idéologiques des acteurs clandestins que par la visée anti-étatique de leurs crimes161. Mais la gravité conférée à ces actes par les gouvernements successifs s’accorda mal avec les privilèges relatifs accordés aux infractions politiques. C’est pourquoi la pratique judiciaire emprunta deux voies différentes pour condamner sévèrement le terrorisme sans remettre en cause le statut privilégié de l’infraction politique : la simulation qui renvoie à la dramatisation, notamment par l’usage de représentations ou de procédures militaires, et la dissimulation qui consiste en une criminalisation d’un acte « politique ».

‘« Les politiques de prévention et de répression du terrorisme, une fois mises en place ne peuvent fonctionner qu’autour de deux schémas qui, chacun à leur manière, occultent la spécificité du terrorisme. Dans le premier cas, on dissimule le terrorisme en l’assimilant aux pratiques de droit commun, on lui retira sa spécificité politique et collective pour ne le traiter qu’en terme de criminalité individuelle. Dans le second cas, on l’assimile à une nouvelle forme de guerre, on ne lui donne que son caractère politique pour pouvoir lui appliquer un raisonnement stratégique, délimitant l’ennemi, ses tactiques, sa stratégie indirecte… On simule l’affrontement guerrier. Bref, le terrorisme est toujours nié, soit par excès, soit par défaut, dans la relation qu’il entretient avec la société » (Bigo, Hermant, 1986, p. 511).’

Le champ extraditionnel fut un des lieux d’actualisation de ces différentes approches judiciaires. Il illustra notamment la stratégie de dissimulation qui prit la forme d’une dépolitisation de l’acte terroriste tandis que l’État français maintenait des procédures d’exceptions issues du droit de la guerre pour réprimer le terrorisme.

Notes
155.

« Nées de la critique, [les démocraties] font de la critique des institutions un de leurs principes fondamentaux. Elles ne sauraient donc s’étonner ou se scandaliser de voir attaquer ou dénigrer le pouvoir, et laissent une grande latitude à l’opposition. Sur le plan théorique cette latitude est sans limite : en principe, il n’existe pas de censure aux doctrines […]. Il s’ensuit que les délinquants politiques ne sont pas regardés ni traités comme de vulgaires malfaiteurs : ils bénéficient, à plusieurs égards, d’un régime de faveur » (Lévy-Bruhl, 1964, p. 132).

156.

« On estime, à tort ou à raison que, puisque le mobile qui l’a incité à enfreindre la loi commune dépasse le cadre strict de son intérêt individuel, il convient de lui en tenir compte. La peine qu’il subit ne doit pas avoir de caractère infamant et il ne cesse d’avoir droit à l’estime de ses concitoyens » (Lévy-Bruhl, 1964, p. 134).

157.

Dans un article sur l’évolution historique de l’infraction politique en Belgique, Martin Moucheron précise que ce n’est qu’à l’occasion du vote de la loi du 19 décembre 2003 relative aux infractions terroristes que le Code pénal belge marqua un vrai tournant dans la définition des délits politiques. Il fit du caractère politique du crime ou du délit une circonstance aggravante (Moucheron, 2006). Cette loi épouse les cadres fixés par la décision-cadre du Conseil Européen du 13 juin 2002 qui définit le terrorisme.

158.

Dans son article, Henri Lévy-Bruhl précise ainsi qu’une telle distinction comporterait un trop grand arbitraire. Il prend l’exemple de l’euthanasie c’est-à-dire d’une personne qui tue pour apaiser la souffrance d’un autre être. Bien que comportant des motivations altruistes, cet acte n’est pas un crime politique (Lévy-Bruhl, 1964, p. 134).

159.

« Ne sera pas réputé délit politique… l’attentat contre la personne d’un chef de gouvernement étranger ou des membres de sa famille, lorsque cet attentat constitue le fait soit de meurtre, soit d’assassinat, soit d’empoisonnement » (cité par Lévy-Bruhl, 1964, p. 136).

160.

Malgré des motivations pouvant relever d’un certain altruisme, les actes anarchistes n’ont pas bénéficié de la même mansuétude que les crimes politiques, y compris chez les sociologues : « [les] délits anarchistes […] subissent aussi une sorte de disqualification, mais qui tient à une cause un peu différente : c’est une manifestation de terrorisme. Les procédés employés à la fin du siècle dernier (leur puissance de destruction s’est considérablement accrue depuis lors) visaient essentiellement à semer la panique dans les populations, à y entretenir un sentiment d’insécurité propice à une profonde désorganisation sociale. Il n’est donc nullement étonnant qu’on ait considéré les attentats anarchistes comme indignes de bénéficier d’aucune indulgence : ils lèsent trop profondément la conscience publique » (Lévy-Bruhl, 1964, p. 138).

161.

Le terme de terrorisme n’émerge qu’au cours des années trente dans le vocabulaire juridique. Auparavant, c’est l’expression d’ « infraction politique » qui lui était préféré afin de souligner l’intention de l’auteur de violence et de la distinguer du criminel de droit commun (Sommier, 2000, p. 100).