1.2 Entre extradition et Cour de Sûreté, les lieux de déploiement des stratégies de dissimulation et de simulation

Les divergences entre deux États souverains sur l’interprétation d’un délit politique contribuèrent au principe de non-extradition pour motif politique. En France, l’article 5-2° de la loi du 10 mars 1927 sur les conditions et les effets de l’extradition considérait que cette dernière ne pouvait être accordée « lorsque le crime ou le délit [avait] un caractère politique » (cité par Gozzi, 2003, p. 52). Ce principe sera réaffirmé par la Convention sur l’extradition, conclue en 1957, par les États membres du Conseil de l’Europe.

Au niveau international, l’interdiction de l’extradition d’un délinquant politique devint progressivement « une règle générale du droit international » (Glaser, 1973, p. 838). Pourtant, cette protection théorique des délits politiques n’empêchait pas en pratique l’extradition pour motif de « terrorisme ». Le droit international conservait l’opportunité de rapprocher les crimes politiques des crimes de droit commun (Franck et Lockwood Jr., 1974, p. 69). L’extradition était donc toujours possible grâce à une double forclusion de la nature politique de l’acte : par le fait de masquer l’intention politique si les éléments constitutifs du délit de droit commun étaient présents ou par le fait de discréditer l’acte politique en le renvoyant à une « criminalité vulgaire ».

‘« [Il] est généralement admis que cette règle [le régime de faveur des infractions politiques] est susceptible de deux exceptions qui, d’ailleurs, s’interpénètrent l’une l’autre. […] Ainsi, […] il est admis que, lorsqu’il s’agit des infractions où l’horreur des procédés révèle une criminalité vulgaire, cette nature ou cette propriété efface, à l’égard de l’extradition, leur caractère normalement politique. Il ne s’agit donc pas ici de l’importance de l’infraction, ni du danger qu’elle représente pour l’ordre international, mais des cas où l’acte, en raison de l’ensemble des circonstances, et surtout des manières de procéder, notamment de la cruauté, semble particulièrement odieux ou vil. Ce fait, admet-on, absorbe, en quelque sorte, ou supprime, quant à l’extradition, le caractère politique, et par conséquent les privilèges qui en résultent. […] L’autre restriction au principe de la non-extradition du chef d’infractions politiques, se rapporte aux infractions d’ordre international. En effet, on admet habituellement que les auteurs de ce genre d’infraction sont passibles d’extradition, même si ces infractions révèlent un caractère politique. Et on cherche à justifier cette exception par l’importance de cette espèce d’infractions, et notamment par le danger qu’elles impliquent pour les intérêts de la communauté internationale ou même l’humanité comme telle » (Glaser, 1973, p. 838-839).’

La dépolitisation de l’incrimination terroriste fut consacrée par la Convention européenne pour la répression du terrorisme signée à Strasbourg, le 27 janvier 1977, par les États membres du Conseil de l’Europe. Cette Convention qui instituait l’extradition comme la voie privilégiée à la fois pour lutter contre le terrorisme et accroitre l’intégration européenne, constitua un pas supplémentaire dans la stratégie de dissimulation déjà à l’œuvre en droit pénal interne.

L’appréciation politique de l’infraction terroriste (au sens d’une décision prise par un représentant du ministère public appliquant la politique pénale d’un gouvernement) par une requalification dépolitisée (entendue ici comme la sortie d’une infraction du champ des crimes politiques établi par le Code pénal) faisait écho à la loi du 28 juillet 1894. Ce texte qui avait dépolitisé les crimes politiques enclencha une approche similaire dans la jurisprudence de la Cour de cassation. Cette dernière ne tenait pas compte du caractère politique d’une infraction lorsqu’il s’agissait de faits graves auxquels les actes terroristes faisaient partie assurément (Chambre Criminelle, 20 août 1932, cité par Gozzi, 2003, p. 51). Mais la référence à la gravité dans la détermination de l’acte ouvrait sur une autre perspective empruntée pour réprimer les crimes politiques, celle de la simulation.

Les crimes terroristes pouvaient relever des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation. Cette déclinaison de la violence politique, prise sous la forme des actions subversives, révolutionnaires et de la trahison, était jugée par des procédures d’exception. Le symbole demeure la mise en place de la Cour de Sûreté de l’État, le 15 janvier 1963, en réponse à la multiplication des actes terroristes liés à la guerre d’Algérie. Composé de trois magistrats et de deux officiers supérieurs, elle avait pour mission de juger en temps de paix, les crimes portant atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État. Elle utilisait des procédures proches des cours militaires (absence de publicité des débats, impossibilité de l’appel) dont elle constituait un prolongement. A la dissolution des cours de justice effective en 1951, les tribunaux permanents des Forces armées avaient instruit les procédures relatives aux personnes jugées par contumace depuis 1945. En vertu de l’article 16 de la Constitution de 1958 et par une décision du Général de Gaulle, le 3 mai 1961, le gouvernement institua un Tribunal militaire spécial exceptionnel, siégeant à Paris, dont le but était de juger les auteurs des crimes et délits contre la sûreté de l’État et contre la discipline des armées162.

Ces tribunaux furent remplacés par la Cour de Sûreté de l’État avec la loi du 15 janvier 1963, modifiée par la loi du 17 juillet 1970. Sa mission était de juger les crimes et délits portant atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État comme l’espionnage, la constitution de bandes armées, le terrorisme ou les activités subversives. Les activités de la Cour portèrent essentiellement sur les actes insurrectionnels liés au conflit algérien (qu’ils soient le fait des insurgés ou des membres de l’Organisation Armée Secrète), sur les actes commis en mai-juin 1968 ou sur des organisations d’extrême-gauche comme la Ligue communiste ou la Gauche prolétarienne. Fortement critiquée par l’opposition de gauche, notamment François Mitterrand dans son livre Le Coup d’État permanent (1964), et ébranlée par les révélations concernant ses pratiques contestables à l’encontre de militants du Front de Libération de la Bretagne dans les années 1970, elle fut supprimée par la loi n° 81-737 du 4 août 1981. Depuis les crimes contre les intérêts de la Nation étaient jugés en temps de paix par des juridictions de droit commun163.

En l’absence d’une définition propre, le droit pénal tentait ainsi d’appréhender la violence politique et son prolongement exacerbé, le terrorisme, à partir de deux voies différentes : le rapprochement des actes terroristes avec les crimes de droit commun sous la forme d’un processus de dépolitisation et la mise en place de procédures d’exception héritées du droit militaire. Cette stratégie échoua pourtant à dépasser les contradictions juridiques liées à la gravité attachée à l’infraction terroriste. « [Il existe] une donnée essentielle du délit politique qui n’a pas été jusqu’à présent suffisamment dégagée : pour bénéficier des avantages attachés à cette qualification, le crime ne doit pas dépasser un certain degré de violence ou de cruauté » (Lévy-Bruhl, 1964, p. 137). En dernier ressort, c’est bien la gravité du crime politique, critère non spécifié dans le droit pénal et laissé à la libre appréciation des magistrats, qui surdétermine les éléments juridiques, objectifs et subjectifs, de l’incrimination politique. C’est pour tenter de sortir de ce biais que le législateur a souhaité constituer une infraction terroriste autonome dont le régime dérogatoire convenait à la fermeté politique dans l’affichage de la lutte contre le terrorisme.

Notes
162.

C’est ce tribunal qui jugea par exemple le général Salan.

163.

« En temps de paix, les crimes et délits contre les intérêts fondamentaux de la nation sont instruits et jugés par les juridictions de droit commun » (article 702, Code de Procédure Pénale).