3.2 Une approche complémentaire favorisant la criminalisation du terrorisme : la mise en place d’une coopération policière européenne

L’histoire de la lutte contre le terrorisme a été construite par des logiques nationales. Les pays qui ont développé une législation antiterroriste sont ceux qui ont été victimes d’attentats sur leur sol au cours des années 1970 ou 1980 (France, Italie, Royaume-Uni, Allemagne, Belgique, Espagne). Chaque pays a constitué sa propre législation et ses propres infrastructures pour lutter contre les actes terroristes. Pourtant, la coopération entre les policiers de différents pays (essentiellement la divulgation de renseignements) existait depuis longtemps même si elle demeurait informelle et non systématisée.

Par exemple, les pouvoirs français et russes ont coopéré dès la fin du 19ème siècle pour lutter contre la menace anarchiste. L’émotion suscitée par l’assassinat le 10 septembre 1898 de l’impératrice d’Autriche par un anarchiste italien déboucha sur l’organisation d’un congrès à Rome réunissant, à la fin de l’année, trente-deux États européens. Dépassant le cadre bilatéral des relations étatiques, la réunion s’acheva par l’adoption de plusieurs recommandations pour favoriser l’échange d’informations afin de lutter contre les mouvements anarchistes (Forcade et Laurent, 2005, p. 151). En outre, les polices nationales ont collaboré plus ou moins entre elles depuis leurs créations respectives à la fin du dix-neuvième siècle (Bigo, 1996, p. 60). Ces pratiques se sont institutionnalisées, dès 1923, avec la création de l’Organisation Internationale de Police Criminelle (OIPC) à Vienne, plus connue sous le nom d’Interpol adopté en 1946249. L’organisation promut alors le principe d’accueil au sein des ambassades d’attachés policiers comparables au modèle historique des attachés militaires. L’ancienneté de l’institution ne signifie pourtant pas son efficacité et, devant les lacunes inhérentes de l’organisation internationale dans la lutte contre le terrorisme (présence d’adversaires politiques au sein de l’organisation, lenteur de fonctionnement d’une organisation multilatérale ou limites structurelles250), les acteurs européens de la sécurité ont développé des collaborations plus étroites avec un nombre limité de pays.

Les années 1970 ont vu se multiplier les clubs informels, basés sur des relations de spécialités à spécialités, la confiance réciproque et l’échange d’informations confidentielles. Pour Didier Bigo, la multiplication de ces relations conduisit à la sédimentation de représentations du terrorisme qui servira de socle normatif aux futures politiques communautaires. Une première coopération en matière de justice et d’affaires intérieures se formalisa, en 1971, avec le club de Berne qui regroupait des policiers de Suisse et des pays membres de la CEE. A cause de la relative confidentialité entourant ses réunions et ses échanges, son influence demeure difficile à mesurer. Mais son analyse centrée sur le Moyen-Orient, les diasporas et les « États terroristes » a contribué à diffuser une appréhension particulière du terrorisme251.

Ces travaux inspireront la politique des visas systématiques pour les ressortissants non-européens, reprise notamment dans les accords de Schengen en 1995. Le club de Berne a pris de l’ampleur à la suite des attentats de septembre 2001 puisqu’il a été renouvelé en un groupe antiterroriste dont l’ambition est de servir d’interface dans le domaine du terrorisme entre l’UE et les directeurs des organes de sécurité et de renseignement. En 2004, dix-huit pays en étaient membres. Ce groupe demeure un forum de discussion et d’échange et non une structure intégrée de nature supranationale (Forcade et Laurent, 2005, p. 152).

Le groupe le plus connu est celui de TREVI (Terrorisme, radicalisme, extrémisme, violence internationale), constitué le 1er juillet 1975. Ce groupe de travail regroupait les ministres de l’Intérieur et de la Justice des neufs États membres de la CEE et s’était fixé trois objectifs : favoriser la coopération policière, prévenir la criminalité internationale et l’immigration clandestine et assurer une meilleure répression des crimes et délits. La lutte contre le terrorisme n’était donc pas son objectif principal. Concrètement, TREVI prenait la forme de conférences ministérielles (six de 1975 à 1985) sans autre existence ou collaboration formelles et n’avait pas autant d’importance que son prédécesseur. Ce n’est qu’après les attentats de 1986 que le groupe trouva un dynamisme. En 1992, le groupe « TREVI 92 » développa d’autres objectifs, poursuivis depuis dans le cadre de la convention de Schengen : le droit de suite, l’échange d’information et la coopération transfrontalière. Aujourd’hui dissous, le groupe reste malgré tout la première institutionnalisation d’une structure tripartite c’est-à-dire à l’échelon des ministres, des hauts-fonctionnaires et celui des policiers opérationnels. D’autres groupes se constituèrent252 à l’instar du club de Vienne en 1979 (France, Autriche, Allemagne, Suisse et Italie) qui se préoccupa à son origine essentiellement du terrorisme palestinien avant de se recentrer sur les questions de libre circulation des personnes ou des biens et d’immigration.

Ces ressources policières transnationales sont d’autant plus déterminantes qu’elles contribuent à la diffusion de représentations particulières des menaces que ces institutions sont chargées de combattre. Pour Didier Bigo, les acteurs politiques définissent autant le terrorisme qu’ils ne le répriment. Ce dernier peut être vu comme une désignation, le produit d’une relation évolutive entre des acteurs pris dans des situations de concurrence. La collaboration policière n’est donc pas seulement une réponse à un phénomène nouveau dont il faudrait se prémunir (la montée du terrorisme) mais une représentation construite à partir d’une définition propre du crime. « [Les] polices ne font pas que répondre au crime et à l’insécurité. Elles déterminent à chaque moment ce qu’est le crime, ce qu’est l’insécurité » (Bigo, 1996, p. 54). L’unité de la labellisation terroriste ne tient donc pas aux formes de la violence qu’elle décrirait mais à la collaboration antiterroriste des États occidentaux. Ainsi le thème de l’« euro-terrorisme », menace surévaluée par de nombreux experts et policiers, servit à la fois de justification et d’étalon de mesure du succès de la coopération anti-terroriste (Bigo, 1996, p. 269).

Pour d’autres, c’est le terrorisme moyen-oriental des années quatre-vingt qui a modifié les perceptions des gouvernements européens253, faisant de la coopération policière, l’arme maîtresse de la répression anti-terroriste promue par les dirigeants gouvernementaux. Cependant, ce sont surtout les pratiques nationales qui s’accentuèrent, conduisant, par exemple en France, à une réorganisation du dispositif policier et judiciaire de lutte contre le terrorisme. Avec la baisse effective des attentats dans la seconde moitié des années 1980, les policiers réorientèrent leurs actions sur d’autres crimes transnationaux comme le trafic de stupéfiants ou la criminalité organisée. Ces évolutions concrètes, dans les cibles et les missions policières, contribuèrent à ancrer une perception criminalisée et dépolitisée du terrorisme.

‘« On ne dira jamais assez à quel point cette mobilité professionnelle des policiers a joué dans le transfert de techniques, de savoir-faire, de discours entre la lutte contre la grande criminalité, la lutte contre la drogue, la lutte contre le terrorisme. Elle a aussi favorisé la mise en place de “labellisation carrefour”, comme le narco-terrorisme » (Bigo, 1996, p. 277).’

Jusqu’en 2001, l’Union européenne n’avait donc pas fait de la lutte contre le terrorisme un de ses objectifs prioritaires. Les attentats du 11 septembre 2001 et ceux du 11 mars 2004 marqueront donc un tournant politique, l’élévation de la lutte contre le terrorisme ouvrant une fenêtre d’opportunité unique dans l’adoption de mesures n’ayant obtenu que peu de soutiens.

Notes
249.

L’organisation qui compte, aujourd’hui, cent-quatre-vingt-six pays membres, a pour missions principales la communication d’informations policières entre ses membres, la collection de données policières, l’aide aux services nationaux de police et la formation.

250.

Ainsi jusqu’en 1986, l’article 56 du traité créant l’organisation lui interdisait de traiter des crimes à caractère politique.

251.

Notamment celle du « fil rouge » où les actes terroristes internationaux n’étaient appréhendés que sous la forme d’une diplomatie indirecte de l’URSS.

252.

Pour une description des autres groupes de coopération policière (Quantico, Police Working Group On Terrorism, Gladio, Kilowatt, etc.) voir Bigo, 1996.

253.

Voir dans le chapitre supra, le glissement de la politique française à l’égard du terrorisme.