Chapitre 3 La lutte antiterroriste, l’« autre exception française » : entre réaction, pragmatisme et logique préventive

L’« exception française » est une expression couramment utilisée tant pour critiquer que valoriser une originalité nationale qu’elle soit culinaire, culturelle ou sociale. S’il existe un domaine où cette expression semble particulièrement pertinente, c’est bien dans la lutte contre le terrorisme. Non sans humour, Alison Stewart, journaliste américaine de la National Public Radio, louait la complémentarité du système français.

‘« The French excel at many things, red wins, perfumes, silk scarves, and fighting terrorism. Because of a unique system where intelligence and the judicial communities work in tandem, France is considered to have one of the best track records on keeping its citizenry safe a few decades of considerable fear »278.’

En France, l’idée d’une particularité dans le domaine de l’antiterrorisme est un constat relativement consensuel.

Les responsables politiques sont les premiers à le reconnaître à l’instar des députés Alain Diard (UMP) et Julien Dray (PS) dans le rapport d’application de la loi du 23 janvier 2006 sur le terrorisme. « Déjà très complet au moment de la préparation de [cette] loi, notre dispositif judiciaire de lutte contre le terrorisme est reconnu internationalement pour son efficacité »279. Lors d’une interview au Parisien le 13 septembre 2004, le ministre de l’Intérieur Dominique de Villepin avançait qu’« aujourd’hui, nous sommes, en matière de terrorisme, l’un des pays qui dispose le plus d’expérience ». Cette exemplarité est reconnue également par des sociologues critiques comme Colombe Camus, membre de l’équipe éditoriale de la revue Cultures et Conflits et dont l’ouvrage a été préfacé par Amnesty International.

‘« Forgé de manière empirique et pragmatique, le système antiterroriste français ne s’est pas institué sans quelques dévoiements, mais il est désormais admis qu’à l’épreuve des faits, il aurait démontré sa capacité à assurer l’équilibre entre souci d’efficacité et respect des libertés individuelles. Ainsi, de par son originalité et son historicité en matière de lutte contre le terrorisme, la France fait souvent figure d’avant-garde et la structuration de son dispositif antiterroriste est appréhendée comme un “modèle à suivre” » (Camus, 2007, p. 115).’

Sans évoquer explicitement un « modèle », les responsables policiers louent toutefois les qualités du dispositif national.

Dans un article récent, l’ex-juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière avait du mal à ne pas cacher sa satisfaction devant le système français.

‘« Je n’ai pas la prétention de dire que nous avons le meilleur système. Et la France n’est pas à l’abri d’un attentat majeur, surtout en période électorale. Mais force est de constater que notre dispositif - regardé avec intérêt par nos partenaires anglais et américains - est performant. À preuve, le fait que nous n’ayons pas eu d’attentat en France depuis 1996 »280.’

Ce constat est partagé par d’autres acteurs de la lutte antiterroriste281. Cette réussite se mesure à l’absence d’attentats majeurs sur le sol français depuis 1996 (mis à part ceux commis par les organisations séparatistes basques ou corses)282 et au démantèlement de plusieurs réseaux qui avaient projeté des attentats de grande ampleur (notamment en mai 1998 avant la Coupe du Monde de football, en décembre 2000 contre le marché de Noël de Strasbourg, en octobre 2001 contre l’ambassade des États-Unis à Paris et en décembre 2002 contre l’ambassade de Russie). L’autre qualité avancée pour valoriser ce dispositif est la connaissance relativement fine des réseaux jihadistes contemporains ; un constat partagé par les policiers283, les hommes politiques284 et les sociologues285.

D’ailleurs, contrairement à la réorganisation complète des services de sécurité et de renseignement aux États-Unis, les conséquences des attentats du 11 septembre 2001 ont consacré l’exemplarité du système national286. Si les responsables français se satisfont de ces succès, ils reconnaissent que ces louanges présentent un certain nombre de défauts dont celui d’une tendance à l’autosatisfaction ; un péché souvent reproché aux services anglo-saxons287. La confiance accordée au système français pourrait bloquer l’innovation et les capacités d’adaptation, qualités essentielles de tout service anti-terroriste.

‘« Malgré toutes les objections soulevées par la réorganisation de leurs services et la création du Department of Homeland Security, les États-Unis ont su s’interroger, se remettre en cause, tandis que nous avons une certaine tendance à invoquer “l’efficacité” de notre dispositif pour éviter le débat sur sa nécessaire adaptation. En d’autres termes, je suis de ceux qui pensent que la France n’a pas tiré toutes les leçons du 11 septembre, notamment en termes de réorganisation des services. […] Au fond, ce qui fait l’efficacité des services, c’est leur faculté d’adaptation. Il ne faut jamais se dire que l’on constitue un modèle ou que l’on est parfait » (Pochon, Pochon et Caprioli, 2004, p. 173-174).’

L’intérêt de ce chapitre sera donc de décrire rapidement les particularités de ce système. Celui-ci est d’abord marqué par une synergie entre les différents niveaux politique, judiciaire et opérationnel.

D’une manière générale, elle se base sur une relation privilégiée entre le niveau judiciaire et opérationnelle, relation fondée sur trois grands principes : la spécialisation, la concentration et la coordination. Cette structure, aujourd’hui vantée, s’est pourtant construite dans l’urgence au cours de situations historiques dramatiques marquées par la succession des attentats et l’impérieuse nécessité de réponses politiques.

‘« Les structures de la lutte antiterroriste en France sont complexes et en définitive à l’image du système de sécurité intérieure français : plus le fruit des hasards de l’histoire et de compromis successifs que le résultat d’une réflexion sereine sur les menaces contemporaines » (Gayraud et Sénat, 2002 (2006), p. 48).’

Un retour succinct sur les origines de ce système nous révèle donc un processus réactif et pragmatique.

Les conditions historiques de production peuvent être décrites schématiquement selon trois périodes successives renvoyant à trois stratégies des pouvoirs publics vis-à-vis des organisations terroristes. Ce processus a institué à un système qui relève de trois autorités différentes : le pouvoir politique, l’institution judiciaire et les services de police et de renseignements.

Notes
278.

« In Battling Terrorism, the French Excel », Brookings, 25 mars 2008, [en ligne], http://www.brookings.edu/interviews/2008/0325_terrorism_shapiro.aspx , site visité le 20 juin 2008.

279.

Rapport d’information sur la mise en application de la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative
à la luttecontre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, 5 février 2008, n° 683, Sources : Assemblée Nationale.

280.

Interview de Jean-Louis Bruguière, « Le risque d’attentats en France reste élevé », Sud Ouest, 7 janvier 2007.

281.

Par exemple, Christophe Chaboud, directeur de l’UCLAT, déclarait en 2006 : « Depuis 2001, nous avons démantelé une vingtaine de groupes opérationnels et empêché des attentats par exemple contre le marché de Noël de Strasbourg ou l’ambassade des États-Unis. Environ 400 personnes ont été interpellées et 100 mises en examen et écroués, dont 37 en 2007. Le système français est un bon système », « Antiterrorisme. La méthode française », Le Nouvel Observateur, 16-22 février 2006, p. 87.

282.

La base de données de l’Université du Maryland, Global Terrorism Data, recense 127 actes terroristes commis en France entre le 1er janvier 1996 et le 31 août 2008. Ces actions ont provoqué 47 blessés et 2 morts (le 6 février 1998, le préfet Claude Érignac est assassiné à Ajaccio et le 19 avril 2000, une employée est tuée dans l’explosion d’un restaurant Mc Donald’s, à Quévert en Bretagne). Près de 71% de ces actions ont un rapport direct avec la Corse (lieu de l’attentat ou revendication par une organisation clandestine nationaliste).

283.

« Je ne sais pas si on peut légitimement parler d’un “modèle”, mais il est clair qu’on a développé en France, de manière assez fine et intelligente, une analyse géopolitique du djihadisme mondial » (Pochon, Pochon et Caprioli, 2004, p. 171).

284.

« De fait, de par son expérience en matière de terrorisme, la France a acquis un savoir-faire apprécié dans la connaissance des réseaux terroristes islamiques » (Quilès, 12 décembre 2001, p. 62).

285.

« Les événements du 11 septembre 2001 confirmeront les autorités et services antiterroristes français dans leur certitude de détenir une certaine clairvoyance en matière de terrorisme, tant pour l’analyse de la menace que pour les moyens à mettre en œuvre pour lutter contre ses manifestations » (Camus, 2007, p. 115).

286.

Un professeur en justice criminelle de l’Université de Leeds, Clive Walker, précisait que le Royaume-Uni, malgré les différences profondes entre les deux systèmes judiciaires, pouvait s’inspirer du « modèle » français : « We come from such different legal worlds that it is hard to say whether the French model for fighting terrorism can be a source of inspiration for the British », « Paper contrast UK, French approaches to counterterrorism », BBC, 27 octobre 2005. C’est pourquoi, au lendemain des attentats à Londres en juillet 2005, le procureur général de Paris, Yves Bot, prônait l’élargissement du modèle français à l’ensemble des pays de l’Union Européenne, « Antiterrorisme : Yves Bot souhaite que le modèle français devienne européen », dépêche AFP, 13 juillet 2005.

287.

« Les Américains n’avaient jamais pensé être visés sur leur sol… les ambassades à l’étranger, oui, mais pas leur territoire ! Ils se pensaient « intouchables » donc ils n’avaient pas d’intérêt à la collaboration » (entretien avec un ancien officier des RG, 9 juillet 2007).