1.3 Un dispositif judiciaire marqué par la centralisation, la spécialisation et la coordination

A côté du champ spécifique du renseignement, nous retrouvons des services de nature policière et judiciaire qui participent à la lutte contre le terrorisme. Ils se démarquent des services traditionnels d’investigation par la spécialisation de leurs activités ; une spécificité remarquable par l’emploi de l’antiterrorisme dans leurs dénominations respectives.

Rattachée au ministère de l’Intérieur, la Direction Nationale Antiterroriste de la Police Judiciaire (DNAT) effectue sur le territoire français des missions de lutte contre le terrorisme indépendantiste (corse, breton, basque) ou « islamiste »324. La police judiciaire est compétente pour rechercher et arrêter des suspects à la demande des magistrats, avant de les remettre à la justice. Les missions des policiers sont donc strictement limitées dans leur étendue, par la volonté des magistrats et des commissions rogatoires, et dans leurs pratiques, par un respect plus poussé du Code de procédure pénale, à la différence de la DST par exemple. La relation de confiance traditionnelle entre magistrats et officiers de police judicaire est accentuée en cas d’affaire de terrorisme325. Le 23 février 1998, la DNAT a remplacé la 6ème division de la police criminelle qui était auparavant en charge du terrorisme et des atteintes à la sûreté de l’État. Cette réforme entérine l’évolution vers une plus grande spécialisation et centralisation des services antiterroristes, amorcée par la réforme judiciaire contenue dans la loi du 9 septembre 1986326. La centralisation parisienne de ce dispositif s’accorde avec la culture politique française où la domination politique et administrative de la capitale s’est faite au détriment des périphéries régionales.

La DNAT a compétence sur l’ensemble du territoire et peut intervenir soit seule, soit en cosaisine avec la gendarmerie ou le service régional de police judiciairelocal, dans le cadre d’enquêtes préliminaires ou de commissions rogatoires délivrées par le juge d’instruction. Mais cette spécialisation a aussi ses défauts et, notamment, celui d’une coupure vis-à-vis des contextes locaux de production de la violence, notamment dans le cas du terrorisme corse. Pour Gilbert Thiel, magistrat au pool antiterroriste, la DNAT

‘« n’a pas de racine […]. La DNAT est comparable à ce qu’est la médecine d’urgence pour les généralistes. Pour détecter les pathologies, cela ne pose pas de problèmes dans la mesure où elles sont manifestes et apparentes, en revanche, pour le renseignement et la connaissance du terrain, il faut une police qui ait des racines » (cité dans le rapport Forni, 1999, p. 153). ’

Ainsi le travail de terrain, les filatures et le recueil du renseignement ne sont pas réalisés par la DNAT. Cette déconnexion tend à exacerber la concurrence entre les services locaux et parisiens. « La DNAT n’est qu’à Paris, euh… ils travaillent que sur les grosses affaires, c’est toujours Paris qui doit descendre quand il y a une grosse affaire… C’est vrai qu’ils prennent un peu de haut les provinciaux… » (entretien avec un officier de la DCRI, 9 juillet 2008). La configuration du service policier de lutte contre le terrorisme est très similaire à l’organisation des structures judiciaires de répression du terrorisme.

Le système français se base sur trois spécificités : une infraction terroriste particulière qui permet une action judiciaire préventive c’est-à-dire avant même la perpétration d’un attentat, une aggravation spécifique de la durée de la garde à vue et des peines par rapport au droit commun et une centralisation de l’action judiciaire au sein d’un pôle de magistrats. Avec la disparition de la Cour de sûreté de l’État en 1981, le terrorisme relevait du régime de droit commun et sa répression était donc traitée par des juridictions et selon des procédures ordinaires. Face à la multiplication des attentats au début des années 1980, de nombreuses critiques sont apparues : les magistrats déplorant le manque de moyens et les parties civiles dénonçant la lenteur des procédures. La spécialisation et la centralisation de la répression antiterroriste contenues dans la loi du 9 septembre 1986 sont alors vues comme des solutions adéquates327. La célèbre « section antiterroriste » regroupe deux sections distinctes, spécialisées dans la poursuite et l’instruction des crimes de terrorisme.

Au sein du parquet (c’est-à-dire relevant de l’autorité du ministère public) se trouve la section C1 « terrorisme et atteintes à la sûreté de l’État » qui appartient à la quatrième division du Parquet de Paris chargé de la lutte contre le terrorisme, des atteintes à la sécurité de l’État328. Dite quatorzième section du tribunal de grande instance de Paris ou section A6 (appelée autrefois le Service Central de la Lutte Antiterroriste), il lui incombe l’engagement de l’action publique, le suivi des instructions et les poursuites en matière de terrorisme. La quatrième division est composée de quatre magistrats exerçant leurs fonctions sous l’autorité du procureur de la République et travaillant dans des conditions pour le moins laborieuses329. Du côté de l’instruction, les affaires de terrorisme relèvent de la quatrième section composée de sept magistrats330.

En France, le système de justice pénale est basé sur la procédure inquisitoire, selon laquelle le ministère public ouvre une information judiciaire sur une infraction pénale mais peut saisir un juge d’instruction pour diriger l’enquête avec l’aide des services de police qui seront placés sous sa direction pour mener à bien sa tâche. Le juge d’instruction est censé être un arbitre impartial qui cherche à établir la vérité et il est chargé de recueillir tous les éléments de preuve, qu’ils soient à charge ou à décharge. Il peut ordonner des arrestations et des écoutes téléphoniques, délivrer des mandats de perquisition, citer des témoins à comparaître ou à produire des pièces et demander à la police de procéder à des investigations.

Le pouvoir considérable du juge d’instruction dans le système français se trouve renforcé dans les affaires de terrorisme. Ainsi un juge spécialisé, expérimenté et titulaire d’une habilitation de sécurité sera capable, à partir de toutes les informations pertinentes, notamment les données sensibles émanant des services de renseignement, d’établir un lien entre tous des éléments épars. Il a ainsi la capacité de déceler l’existence d’un réseau terroriste même que les actes matériels démontrant cette existence sont limités à des infractions de droit commun (par exemple la falsification de documents d’identité). La spécialisation du dispositif se poursuit au niveau du procès puisque les crimes terroristes (mais pas les délits) sont jugés par une cour d’assises spécialisée composée de magistrats professionnels331. Cette réforme de décembre 1986 avait été votée afin d’éviter d’éventuelles pressions sur les jurés populaires332.

Au-delà d’un certain nombre de critiques relevant du respect des droits de la défense ou des libertés individuelles333, ce dispositif judiciaire comporte des biais inhérents liés aux interactions entre les policiers, les magistrats et les hommes politiques. Si à l’instar de la DNAT, la centralisation judiciaire conduit les magistrats spécialisés à méconnaitre certains contextes locaux, a contrario, elle en fait des experts pourvus d’une connaissance globale des menaces terroristes ; qualité dont un magistrat local ne pourrait se prévaloir. Autre biais, les relations entre le parquet et les juges d’instruction. L’enquête sur les attentats de l’été 1995 a donné lieu à des conflits de compétences opposant alors des juges d’instruction, comme Jean-Louis Bruguière, aux membres du parquet antiterroriste. Cette concurrence sera tellement exacerbée qu’elle fera l’objet d’une mise au point du Président de la République le 10 septembre 1995, lors de son passage à l’émission « 7 sur 7 »334. Des critiques se sont également élevées, depuis les rangs policiers et judiciaires eux-mêmes, contre le manque d’indépendance des magistrats instructeurs alors même que la réforme avait été justifiée par la volonté de dépolitiser les instructions antiterroristes. Ainsi Alain Marsaud, responsable de la 14ème section dans les années 1980, devint député du RPR, tandis que le juge Jean-Louis Bruguière, figure célèbre des magistrats antiterroristes, se présenta, vainement pour sa part, sous l’étiquette UMP lors des élections législatives de 2007. Ces différentes critiques poussent certains à questionner la réelle efficacité de ce système. Une tribune parue dans Le Monde du 23 septembre 1995 et signée anonymement par des hauts responsables de la police, de la magistrature et de l’administration, critiquait violemment la légitimité et l’efficacité du triptyque français.

‘« Les relations étroites de certains juges d’instruction avec certains membres de la hiérarchie policière court-circuitent en permanence le procureur. […] Peut-on encore imaginer que des juges instruisent à charge et à décharge quand ils tiennent régulièrement des réunions dans les antichambres du ministre de l’intérieur ? Au nom de quelle légitimité, une poignée de juges d’instruction décident-ils d’une stratégie consistant à emprisonner près de cent soixante personnes “islamistes” présumés pour des motifs essentiellement religieux […] ? Qui gérera les rancœurs et les haines accumulées par une telle politique d’une inefficacité policière avérée ? A l’heure du bilan, les relations du trio constitué par le parquet, le juge d’instruction et le policier devront être mises à plat »335. ’

Les auteurs iront jusqu’à dénoncer l’exacerbation des ambitions personnelles au détriment de la sécurité de la population336. S’agissant de la fonction de juge d’instruction, la conduite d’une instruction à charge et à décharge laisse sceptique quand le juge Jean-Louis Bruguière déclare agir au nom de l’« intérêt supérieur de l’État ». Il faut également reconnaître que mesurer l’efficacité des services de renseignement constitue une gageure tant les critères sont mouvants (nombre d’attentats perpétrés ? nombre d’attentats évités ? personnes arrêtées et emprisonnées ? nombre d’affaires traitées ?). Cependant les responsables français peuvent se vanter de l’absence de tout attentat d’importance depuis 1996 ; le seul résultat qui compte aux yeux de la population.

Après avoir établi les grandes caractéristiques du système antiterroriste, il s’agit de voir dans quels contextes historiques et politiques ce dispositif a été constitué.

Notes
324.

Symbole de la concurrence entre les services, la DNAT, rattachée à la Préfecture de Police, était en pointe dans les enquêtes relatives aux attentats de 1995 et 1996 alors que la DST était l’interlocuteur traditionnellement privilégié par les juges antiterroristes. Martine Monteil, ancienne directrice centrale de la police judiciaire, tenait à conserver une place de choix dans la lutte contre le terrorisme jihadiste : « Nous n’avons pas pour ambition de détrôner la DST. Il y a du travail pour tout le monde et je ne peux pas concevoir que la DCPJ se tienne à l’écart de la lutte contre le terrorisme islamiste, préoccupation majeure du moment. […] C’est vrai que depuis l’assassinat du préfet Érignac, la DNAT s’est surtout consacré au terrorisme corse ainsi qu’au basque. On a perdu du terrain sur le plan opérationnel. Il faudra donc renforcer les effectifs », « Je ne peux pas concevoir que la PJ se tienne à l’écart de la lutte contre le terrorisme islamiste », Le Monde, 12 avril 2005.

325.

Le rapport Forni sur les forces de sécurité en Corse parle de la DNAT comme d’un « auxiliaire privilégié » (Rapport Forni, 1999, p. 71).

326.

Clotilde Marchetti évoque même une évolution « parallèle : au fur et à mesure que le pool antiterroriste prenait de l’ampleur, les pouvoirs de la Division antiterroriste se sont eux-mêmes accrus » (Marchetti, 2003, p. 319).

327.

Certains magistrats provinciaux ne sont toutefois pas de cet avis. Ainsi, Marcel Lemonde, juge d’instruction à Lyon et responsable du dossier d’Action Directe, estimait que « sortir cette affaire de Lyon serait une grossière erreur. Il faut améliorer le fonctionnement des juridictions et donner davantage de moyens aux juges », Le Monde, 12 avril 1986.

328.

La section C2 de la quatrième division est chargée d’instruire les affaires de criminalité organisée non financière.

329.

En dépit d’une charge de travail très lourde et d’une compétence nationale, la section ne disposait, en 1999, que d’un seul fax, d’une photocopieuse et d’ordinateurs non compatibles entre ceux des magistrats et des secrétaires, (Rapport Forni, 1999, p. 69).

330.

Il existe huit postes au sein de la section. Chaque juge d’instruction a tendance à se spécialiser sur un domaine particulier du terrorisme au sein même de la section antiterroriste.

331.

L’article 706-25 du code de procédure pénale précise en effet que pour le jugement des accusés majeurs, les règles relatives à la composition et au fonctionnement de la cour d’assises sont celles applicables en matière militaire lorsqu’il existe un risque de divulgation du secret de la défense nationale.

332.

Cette modification aurait été apportée à la suite de la défection, fin 1986, de cinq des jurés populaires convoqués pour le procès de membres d’Action Directe. Les jurés avaient eu peur des menaces proférées par le groupe clandestin (Wieviorka, Wolton, 1987, p. 160).

333.

« La flexibilité et la faculté d’adaptation peuvent constituer des éléments critiques dans une stratégie antiterroriste efficace mais elles ne doivent pas étirer l’État de droit jusqu’au point de rupture. Une approche appropriée de justice pénale doit se fonder sur des garanties procédurales fondamentales qui assurent le droit à un procès équitable et sont enclenchées dès le début d’une enquête criminelle » (Human Rights Watch, 2008, p. 14).

334.

« Je leur [aux ministres et haut-fonctionnaires chargés de la lutte antiterroriste] ai dit, deuxièmement que nous ne gagnerons pas cette guerre contre ces terroristes sans qu’il y ait une parfaite harmonie, une parfaite cohérence de notre action. Par conséquent, les querelles traditionnelles de chapelles, que l’on peut voir ici ou là, [...] ça fait un peu désordre. Il faut garder son sang-froid et essayer d’améliorer en permanence l’efficacité de nos services. Sont-ils suffisamment cohérents et tendus vers un effort commun, avec les échanges nécessaires d’informations ? Probablement pas, mais, néanmoins, beaucoup plus qu’on ne le dit. Depuis quelque temps, [...] j’ai observé une nette amélioration dans la cohésion de l’action des différents acteurs qui interviennent pour lutter contre le terrorisme », « Jacques Chirac prend la tête de la “guerre” contre le terrorisme », Le Monde, 12 septembre 1995.

335.

Cicéron, « Un pilote de trop dans la lutte antiterroriste », Le Monde, 23 septembre 1995.

336.

« L’imprécision des rôles et ses effets pervers se sont encore exprimés dans la décision de trois personnes un haut fonctionnaire, un juge d’instruction et un policier de ne pas diffuser les éléments d’identification de Khaled Kelkal qu’ils avaient en leur possession peu de temps après l’attentat manqué contre le TGV. Or, de l’avis de nombreux enquêteurs, il apparaîtrait que c’est la même équipe qui a ensuite perpétré l’attentat contre l’école de Villeurbanne. Ce refus de diffusion qui aurait pu être tragique à l’ensemble des services de police a été motivé essentiellement par une volonté de se voir attribuer les lauriers d’une réussite », Cicéron, « Un pilote de trop dans la lutte antiterroriste », Le Monde, 23 septembre 1995.