Caractérisée par un manque de coordination et d’efficacité des services de renseignements, cette première période voit les autorités politiques adopter la doctrine du sanctuaire341. L’objectif était d’épargner le territoire français d’attentats en échange d’une posture de neutralité dans les questions internationales sensibles.
‘« Celle-ci consiste, pour un gouvernement, à conclure des accords avec des organisations pour qu’elles s’abstiennent d’agir sur son territoire ou de s’en prendre à ses intérêts propres ; en échange de quoi, les activistes circulent librement sur le sol national, même s’ils font l’objet de poursuites internationales, et ils sont relâchés s’ils sont interpellés » (Wieviorka, Wolton, 1987, p. 137).’Cette doctrine consistait en une prise en charge complète de la lutte contre le terrorisme par le pouvoir politique et s’actualisait dans des pratiques détachées des lois nationales et internationales342 relevant du secret d’État.
Elle pouvait aller jusqu’à accepter des actes de violence sur le sol français jusqu’à un certain seuil.
‘« Selon cette “doctrine”, et en vertu d’accords tacites et réciproques, le territoire national et les citoyens français ne devaient pas être la cible d’attentats ; en échange de quoi, il pouvait être toléré que notre pays servît discrètement et en permanence de base logistique et, plus épisodiquement, de lieu de règlement de comptes entre factions rivales, voire d’opérations visant des objectifs “étrangers” y résidant de façon passagère ou permanente » (Ménage, 2001, p. 11).’L’année 1982, symbolisée par l’attentat de la rue Marbeuf, marqua la suspension de cette stratégie, au moins vis-à-vis de la Syrie343 dont la politique sera alors dénoncée officiellement (Shapiro et Suzan, 2003, p. 70, Cettina, 1994, p. 50). Pour Louis Caprioli, ancien responsable en charge de la lutte contre le terrorisme à la DST (1983-2004), le retournement date effectivement de 1982 lorsque François Mitterrand prit conscience de l’apparition de nouvelles menaces et demanda une réorganisation de la lutte antiterroriste.
‘« En 1982, le pouvoir socialiste comprend que le terrorisme, affaire de société, appelle une prise en charge directe par l’autorité politique de la réponse à apporter, afin de prouver la capacité de l’État à empêcher et/ou juguler toute expression violente contre ses intérêts et ses citoyens. Les gouvernements qui se succéderont pendant vingt ans ne remettront plus jamais en cause cette approche » (Cettina, 2001, p. 39).’Même son de cloche chez l’ancien directeur de cabinet de la Présidence (1982-1992), Gilles Ménage.
‘« Le tragique attentat de la rue Copernic mit un terme à cette “sanctuarisation” de fait. [Même s’]il est juste de préciser que si la doctrine de la “sanctuarisation” a cessé d’être une ligne générale de conduite après 1981, la césure ne fut pas aussi nette que la gauche le prétendit, soit que certains de ses partisans, pour des raisons diverses, aient continué ponctuellement à la propager dans des cas exceptionnels ou pour des causes dignes d’intérêt […], soit que les circonstances obligeassent à un certain pragmatisme […] » (Ménage, 2001, p. 11-12).’Dans leur article sur les politiques de lutte contre le terrorisme (Bigo, Hermant, 1986), Didier Bigo et Daniel Hermant, sans évoquer nommément cette doctrine, précisaient que le gouvernement de Pierre Mauroy avait renforcé à partir de 1982 les structures policières de lutte contre le terrorisme. Le gouvernement socialiste avait également mis en place un fichier informatisé (le fichier VAT pour violence, attentat, terrorisme) et accepté certaines extraditions vers l’Espagne d’auteurs présumés d’attentats344. En outre, l’UCLAT et le Service pour la Coordination de la Lutte Antiterroriste (le SCLAT qui sera renommé en 14ème section du Tribunal de Paris après 1986) furent créés deux années plus tard en 1984.
En dépit de la méfiance réciproque entre le nouveau pouvoir de gauche et les services de police et de renseignement, la multiplication des attentats au début des années 1980 avait poussé le gouvernement à renforcer les services de répression. Le consensus est donc relativement général pour dater à 1982 la naissance d’une politique antiterroriste plus homogène et volontariste345. Mais la délimitation de cette période historique pose problème puisque Shapiro et Suzan l’estiment à 1986346 tandis que la majorité des autres observateurs fixent la clôture temporelle à 1982.
En outre cette période historique est loin de renvoyer à une stratégie homogène. Nathalie Cettina distingue une politique de criminalisation à l’encontre des groupes violents internes qu’ils soient séparatistes (corse ou breton) ou d’extrême-gauche (notamment Action Directe) et une de sanctuarisation vis-à-vis du « terrorisme international ».
‘« Durant les années 1970, le gouvernement de droite a mené une politique anti-terroriste de criminalisation sur le plan interne et de sanctuarisation sur le plan international, espérant ainsi réduire rapidement à néant la menace terroriste. Cette doctrine sera accentuée par la gauche, lors de son accession au pouvoir, à travers une politique d’ouverture, qui, sous la contrainte des événements, se transformera rapidement en politique de répression. […] Le gouvernement, soucieux de débarrasser la France des revendications terroristes, propose une réconciliation nationale, qui doit inciter les terroristes à s’incliner devant la nouvelle majorité et apporter ainsi une trêve dans le pays » (Cettina, 1994, p. 38).’L’ouverture politique impulsée par l’élection de François Mitterrand s’actualisa dans la loi d’amnistie votée le 4 août 1981, l’abrogation de la loi « Sécurité-Liberté » de février 1991347, la suppression de la Cour de Sûreté de l’État ou l’ouverture de négociations secrètes avec des groupes clandestins tels que l’Armée Secrète Arménienne de Libération de l’Arménie (ASALA) ou le Front de Libération Nationale Corse (FLNC). L’auteure inscrit également la libéralisation de la politique d’asile et l’abolition de la peine de mort comme des mesures d’ouverture. Cette interprétation nous semble extensive puisque l’origine et/ou la justification de ces mesures, hormis la politique d’amnistie ou les tentatives de négociations officieuses, ne peut s’interpréter comme une stratégie de lutte contre le terrorisme mais comme des éléments d’une doctrine politique humaniste plus large348. Quoiqu’il en soit, l’efficacité de la stratégie d’ouverture reste difficile à mesurer tant elle demeure contrainte par le nombre d’actes terroristes effectués sur le territoire.
Relativement épargnée par les organisations clandestines internationales jusqu’à la fin des années 1970, la France fut secouée par des actions revendiquées par des mouvements révolutionnaires, notamment Action Directe qui commit neuf attentats au cours de l’année 1980349. La baisse relative des actes terroristes entre 1981 et 1982 (Cettina, 1994, p. 40) et l’intégration dans le jeu politique légal d’une partie des mouvements régionalistes se heurta aux accusations de faiblesse proférées par l’opposition et à un rapide inversement de l’évolution du nombre d’attentats. La politique d’ouverture et la doctrine de sanctuarisation ne résisteront pas à la double rupture de l’année 1982 : une augmentation des actes terroristes et le franchissement d’un seuil mortel, imputable essentiellement à la violence des organisations moyen-orientales. En dépit de la part infime des actes terroristes dans l’ensemble des crimes et délits (les attentats à l’explosif représentent 0, 029% du total en 1984 et 0, 025% en 1985 tandis que les homicides non crapuleux représentent 0, 057% et 0, 054%350) et la subjectivité inhérente à toute collecte statistique351, la tendance à la hausse inscrit les actes terroristes dans une actualité quotidienne (754 attentats en 1979, 894 en 1980, 554 en 1981, 1084 en 1982, 1074 en 1983, 1073 en 1984, 942 en 1985)352. Second motif d’inquiétude, la radicalisation des organisations violentes symbolisée par l’indiscrimination des cibles. « Le terrorisme international se manifeste désormais par des attentats “aveugles”, non ciblés, visant indistinctement une partie de la population et non plus seulement des individus en raison de leurs responsabilités », (Plenel, 1986, p. 924). L’année 1982 est ainsi marquée par un bilan de 21 morts et de 191 blessés353.
A la suite de l’attentat de la rue Marbeuf, le 22 avril 1982, contre les locaux d’un journal libanais anti-syrien Al watan al arabi (un mort et soixante blessés), le chef de l’État décide de modifier profondément la politique antiterroriste avec la mise en place d’un plan d’action contre le terrorisme international dès le 25 avril. La politique menée par Gaston Deferre, ministre de l’Intérieur, consiste en un redéploiement des effectifs de police et un renforcement des contrôles migratoires notamment à l’encontre des défenseurs de l’islam intégriste. Une semaine après l’attentat de la rue des Rosiers, le 9 août 1982, contre le restaurant Jo Goldenberg, (six morts, vingt-deux blessés)354, le Président de la République annonce, lors d’une déclaration télévisée, une inflexion de la lutte antiterroriste avec la création d’une cellule antiterroriste, centralisée à l’Elysée et dirigée par Christian Proutaud, et d’un secrétariat d’État à la sécurité publique355. Cette modification des structures opérationnelles, distinctes des services traditionnels de la police, se double du maintien d’une activité diplomatique intense au Proche-Orient et du refus d’une législation d’exception.
La nomination d’un nouveau gouvernement au printemps 1984 et celle de Pierre Joxe à l’Intérieur donne lieu à un réajustement de la politique antiterroriste. La centralisation et la coordination des services demeurent la logique dominante avec la création de l’UCLAT. Sa vocation était d’insuffler un nouveau dynamisme à des services de polices fragilisés par des divisions et le discrédit de la cellule élyséenne356. Une force opérationnelle supplémentaire, le RAID (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion), est également créée le 3 octobre 1985 afin d’augmenter la capacité d’intervention de la police, autrefois dévolue aux enquêteurs eux-mêmes. Cette fermeté politique se double pourtant du maintien de la négociation officieuse, avec des partenaires divers, concurrents et aux motivations entremêlées (intermédiaires privés, membres d’organisations clandestines, acteurs étatiques, etc.). Au-delà de le défaut d’une disjonction entre le discours (« on ne négocie pas avec des terroristes ») et la pratique, ces actions d’« accommodement » (Shapiro, Susan, 2003, p. 73) constituent une tentative de réponse à la pression continue d’organisations clandestines qui souhaitaient faire libérer des membres emprisonnés357 et qui s’illustra par une série d’enlèvements de ressortissants français au Liban358.
Elle fut décrite très tôt par le journaliste du Monde Edwy Plenel. « L’illusion poursuivie par les gouvernements des années 1970 était celle du sanctuaire : nous nous accommodons d’actes répréhensibles si le prix à payer en est notre tranquillité et le maintien de nos alliances » (Plenel, 1986, p. 931).
Développée de manière informelle dès la Présidence de Charles de Gaulle, elle fut reconduite par ses successeurs jusqu’aux premières années de mandat de François Mitterrand. Selon ces règles tacites, les membres d’organisation étaient reconduits à la frontière en cas d’arrestation s’ils n’avaient pas commis d’attentats sur le sol national.
La bienveillance concernant les relations avec l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) se maintiendra au moins jusqu’en 1986.
A partir de l’attentat de la rue des Rosiers, les socialistes établissent une doctrine de l’extradition sous conditions (notamment la participation à des crimes de sang et à des activités dites « terroristes »). En 1984, sous la pression constante des dirigeants espagnols, François Mitterrand accentue la fermeté en acceptant les premières extraditions et en signant un accord de principe sur la coopération franco-espagnole contre l’ETA. Avec l’arrivée d’une majorité de droite en 1986, un pouvoir discrétionnaire est détenu par le ministère de l’Intérieur vis-à-vis de la Commission de l’expulsion et s’illustre par la multiplication des arrestations et des expulsions dans les milieux etarra. Cet « acquis antiterroriste » ne sera plus remise en cause par la suite (Guittet, 2006 (b), p. 270).
Jean-Pierre Pochon, ancien membre des RG (de 1969 à 1984 puis de 1994 à 2000) et de la DST (1984-1994), relativise la portée de cette doctrine et réfute sa dénomination : « au total, le terme de “sanctuaire” me semble à la fois trop fort et très polémique. […] [C’est] une vue de l’esprit que rien ne permet d’étayer. La vocation des services, c’est de chercher et de trouver, et je ne vois pas ce qui pouvait les empêcher à l’époque de faire ce travail. On peut sans doute parler, rétrospectivement, d’une approche diplomatique, notamment vis-à-vis du Hezbollah, mais le terme “sanctuaire” est excessif et injustifié », (Caprioli, Pochon, 2004, p. 153).
« The sanctuary doctrine was only abandonned in the wake of a series of terror attacks that nearly paralysed Paris in 1986 », (Shapiro et Suzan, 2003, p. 73).
« La loi dite “Sécurité-Liberté” n’a pas protégé la sécurité des personnes et des biens. Elle menace les libertés. On ne corrige pas une mauvaise loi, on l’abroge », déclaration de Pierre Mauroy, Communiqué du Conseil des Ministres, 21 avril 1982.
Le ministre de la Justice, Robert Badinter, justifiait ainsi son projet de loi : « Un pays épris de libertés ne peut, dans ses lois, conserver la peine de mort. C’est un impératif pour la liberté que de n’accorder à quiconque un pouvoir absolu tel que les conséquences d’une décision soient irrémédiables. C’en est un autre que de refuser l’élimination définitive d’un individu, fût-il un criminel. Une justice qui se dérobe à cette double exigence avoue son impuissance et réduit son influence civilisatrice. La peine de mort entérine une faillite sociale ; son abolition répond à un principe éthique », projet de loi portant abolition de la peine de mort, n° 310, Assemblée Nationale, 29 août 1981.
La comptabilité des attentats, sauf mention contraire, se fonde à partir d’une comparaison entre la base de données de la Fondation pour la Recherche Stratégique (URL : http:// bdt.frstrategie.org/index2.php) et de la Global Data Base du National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism de l’université du Maryland (États-Unis) (URL : http://www.start.umd.edu/data/gtd/).
Chiffres cités par Edwy Plenel (Plenel, 1986, p. 923-924) à partir d’une étude de Didier Bigo et Daniel Hermant, « Analyse statistique du terrorisme en France », Études polémologiques, n° 37, janvier 1986.
Edwy Plenel évoque une étude statistique de la police et de la gendarmerie, menée sur les attentats à l’explosif entre 1973 et 1983, a montré que 30% des attentats recensés relèvent de motivations privées ou inconnues ce qui relativise l’addition brute du nombre d’attentats (5621 entre 1980 et 1985).
Le Président de la République François Mitterrand réfutait de son côté l’idée d’une augmentation des attentats en France. « Vous l’avez vu, il n’y a pas eu de véritables troubles sociaux depuis mon élection et les chars soviétiques ne se sont pas installés place de la Concorde comme cela avait été prédit par mes adversaires. Il n’y a pas eu non plus d’accentuation du terrorisme en France, contrairement à ce qui a été dit. La paix civile règne en dépit des inévitables discordes politiques » (interview à Business Week, janvier 1983).
Source AFP cité par Quadruppani, 1989, p. 43.
L’organisation palestinienne Abou Nidal a été accusée d’avoir perpétré cet attentat, sans preuve formelle jusqu’à présent. L’instruction judiciaire n’a toujours pas aboutie. Selon Gilles Ménage, les objectifs poursuivis étaient multiples : discréditer Yasser Arafat et l’OLP, punir la France pour son soutien à Israël en faisant pression sur la communauté juive française et montrer au gouvernement israélien la détermination de ses adversaires (Ménage, 2001, p. 100).
« Sur le plan de l’organisation de la lutte antiterroriste, l’attentat de la rue des Rosiers donna le signal d’une vigoureuse reprise en main. Je devrais plutôt écrire d’une prise en main, tant l’appareil préexistant était insignifiant » (Ménage, 2001, p. 103).
Notamment à la suite de l’« affaire des Irlandais de Vincennes ». Le 28 août 1982, trois militants d’une organisation clandestine irlandaise, l’Irish National Liberation Army, sont arrêtés pour leur responsabilité présumée dans l’attentat de la rue des Rosiers. Des armes et des explosifs sont retrouvés par la police sur place. Le 1er février 1983, le journal Le Monde révèle que la perquisition a été entachée de nombreuses irrégularités et les armes furent apportées par les gendarmes. Le 5 octobre 1983, les poursuites visant les Irlandais sont annulées. Le scandale débute en 1985 avec la mise en cause des principaux membres de la cellule élyséenne qui seront poursuivis pour « subornation de témoins » puis pour « atteinte à la vie privée » en 1992. Le scandale conduisit au démantèlement de la cellule antiterroriste de l’Élysée et à la mise en cause de proches du Président de la République (dont Gilles Ménage, directeur adjoint du cabinet de François Mitterrand). Au bout d’un processus judiciaire long de vingt ans, l’ensemble de la procédure fut annulée le 23 janvier 2002, par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles, « La justice enterre le dernier acte », Libération, 24 janvier 2002.
Notamment Anis Naccache, responsable de l’assassinat manqué, de juillet 1980 à Suresnes, contre Chapour Bakhtiar, dernier Premier Ministre du shah d’Iran et objet d’une fatwa de l’ayatollah Khomeiny. Cet attentat coûta la vie à un policier et à une voisine.
Marcel Carton et Marcel Fontaine, diplomates, sont enlevés par le Djihad Islamique le 22 mars 1985 à Beyrouth. Le 22 mai 1985, c’est au tour du journaliste Jean-Paul Kauffman et du sociologue Michel Seurat. Le 9 mars 1986, une équipe entière de la chaîne de télévision Antenne 2 sera enlevée à Beyrouth (Philippe Rochot, Georges Hansen, Aurel Cornéa et Jean-Louis Normandin).