1.1.1 Un registre lexical guerrier

Cette stratégie martiale se signale par la présence du mot guerre pour représenter la lutte contre le terrorisme mais si cette référence marque une inflexion politique importante, elle n’est pas nouvelle. En 1982, Pierre Mauroy avait été l’un des premiers hommes politiques à rapprocher le terrorisme de la guerre tant par sa nature propre que par les moyens utilisés pour s’en prémunir. Lors d’un colloque, le Premier ministre fait du terrorisme un « crime qui dispose des moyens de guerre » et conclut que la lutte antiterroriste fait « partie intégrante de la défense »450.

Quelques années plus tard, lors de la campagne électorale de 1986, Jacques Chirac simplifie cette représentation en déclarant : « le terrorisme, c’est la guerre » (cité par Quadruppani, 1989, p. 18). Face à cette menace, il s’agit d’adopter une réponse guerrière. « Chacun voit bien qu’actuellement il y a une recrudescence de cette véritable lèpre qu’est le terrorisme, et que nous devons sans merci engager contre lui une véritable guerre » (10 septembre 1986)451. Jacques Toubon, secrétaire général du RPR, reprend cette image selon laquelle la France est « dans une situation de guerre » (13 septembre 1986). La nature militaire de la menace est d’ailleurs approuvée par une population qui estime à plus de 75% que « la France est en état de guerre » (sondage SOFRES, Le Figaro, 16-17 septembre 1986).

En position défensive, la France se doit de résister et le centriste Jean Lecanuet lance un appel à la mobilisation générale. Après avoir constaté que la « France est entrée en résistance », il enjoint à « la résistance du peuple tout entier […], chaque Français [devant] se regarder comme un soldat engagé volontaire contre le terrorisme » (20 septembre 1986). Au-delà du vocabulaire militaire conventionnel (guerre, soldat, résistance), la stratégie de dramatisation permet de faire référence à des connotations historiques précises (résistance, mobilisation générale).

En puisant dans le souvenir de la Seconde Guerre Mondiale des références historiques d’exécration, les dirigeants politiques diffusent l’image d’un ennemi absolu. Édouard Balladur, ministre de l’économie, estime que « le terrorisme, c’est le mal absolu ! C’est aussi grave que le nazisme » (12 septembre 1986). Cette dramatisation tend à produire un certain mimétisme entre les terroristes et l’État. Ce dernier doit passer d’une posture défensive à une attitude offensive452, symbolisée par la phrase célèbre de Charles Pasqua : « Il faut terroriser les terroristes, il faut que la peur change de camp… » (16 mars 1986). Le discours inscrit le pouvoir étatique au sein d’une relation symbolique avec les groupes terroristes dans laquelle il faut reprendre l’ascendant en inversant la diffusion de la peur (Bigo, Hermant, 1984). Pour Charles Pasqua, le langage a toute sa part dans la lutte contre le terrorisme.

‘« Il ne s’agissait en rien de dérapages, comme le pensaient, eux aussi, quelques esprits fins et frileux du gouvernement, bien au contraire. Mais il m’était demandé de redonner confiance aux Français et aux forces de l’ordre à un moment où nous ne pouvions encore présenter le moindre résultat dans quelque domaine que ce soit. A ce stade, la bataille dans laquelle nous étions engagés relevait de l’action psychologique. Seul restait le verbe ! J’utilisai donc le verbe… » (Pasqua, 2007, p. 158-159).’

Ce discours est approfondi par Robert Pandraud, ministre délégué à la Sécurité, qui se refuse à pratiquer la commisération chrétienne pour lui préférer une loi du Talion exacerbée.

‘« Nous avons commencé à terroriser les terroristes. Vous pensez bien que les mesures que nous avons prises dans ce sens, je ne vais pas vous les indiquer. Car la force de ces mesures provient du fait que nous les gardons confidentielles. Mais je puis vous assurer que notre but n’est pas de les reconduire gentiment à la frontière, ou de les faire rester quelques mois supplémentaires dans nos geôles, aux frais du contribuable français. [Question du journaliste : - Œil pour œil, dent pour dent ?] Oh vous savez je ne suis pas comme Jésus Christ ! Quand on me donne une gifle, j’ai plutôt tendance à répondre par deux autres gifles » (18 avril 1986).’

Malheureusement, loin d’être « terrorisés » les terroristes accentueront leur campagne d’attentats quelques mois après ces gesticulations de fermeté. Ce cinglant démenti n’empêchera pas le ministre de la Justice, Albin Chalandon, de se référer à nouveau à la loi du Talion le 19 septembre 1986 : « Je suis partisan d’une politique “œil pour œil, dent pour dent” ».

Dans ces deux exemples, la fermeté gouvernementale et donc collective, est authentifiée par l’investissement énonciatif et personnel du locuteur à l’aide du pronom personnel je. Dans une énonciation moins modalisée, Jacques Toubon explicite et soutient cette posture gouvernementale.

‘« Contre les terroristes, le principe même de l’action est de renverser le chantage. Il faut les mettre en infériorité, notamment médiatique. D’où cette expression qui est, par ailleurs une allitération, un effet de style : il faut renverser la situation psychologique que cherchent à créer les terroristes » (13 septembre 1986).’

Il justifie l’attitude offensive tout en prenant soin de la limiter au domaine symbolique. La violence ne se mène que sur le terrain médiatique (en infériorité […] médiatique) et rhétorique (allitération, effet de style). Nous sommes ici pleinement dans une lutte de communication dont le lieu de déploiement est l’espace médiatique.

Le ministre de la Défense, André Giraud, relativise pourtant cette communication dramatisante en distinguant le terrorisme d’autres menaces militaires conventionnelles telles que les forces du Pacte de Varsovie. « Il est difficile de comparer la menace du terrorisme avec celle que fait peser sur la sécurité de la France le maintien en posture opérationnelle de milliers de blindés à quelques centaines de kilomètres de nos frontières à l’Est » (27 juin 1986). Cependant, le refus d’une représentation militaire du terrorisme n’empêche pas de le considérer comme une menace fondamentale pour la société. André Giraud distingue trois types de menaces : l’une existentielle (l’Union Soviétique) à laquelle répond la dissuasion nucléaire ; des menaces liées aux alliances diplomatiques de la France, et des éléments de déstabilisation (au sein desquels se trouve le terrorisme) qui exigent des outils de prévention originaux. « [Face] aux menaces de déstabilisation de notre société […] des moyens nouveaux sont probablement encore à inventer pour y faire face avec efficacité. Je songe en particulier à la lutte contre le terrorisme » (27 juin 1986). La dramatisation de la menace et son élévation au rang de guerre conduisent les dirigeants politiques à user du registre de la fermeté.

Notes
450.

« Services secrets : stupide polémique », Le Monde, 14-15 septembre 1986. Sauf mention contraire, les citations sont extraites du journal Le Monde. La date indiquée correspond à la date de publication du journal. En dépit de sa source médiatique unique, ces discours sont relativement représentatifs dans la mesure où le journal Le Monde utilisait dans ses articles des citations nombreuses et variées, représentatives de l’ensemble du sceptre partisan de l’époque. En outre, ces déclarations disposent d’un poids qualificatif non négligeable puisqu’elles renvoient à des thèmes jugés suffisamment importants par les journalistes pour être médiatisés.

451.

La référence à la lèpre n’illustre pas seulement une dénonciation du terrorisme par la dénotation d’une infection contagieuse et repoussante (à la fois par l’affection physique que par le retour d’un imaginaire moyenâgeux). Il induit également une gestion du problème par la mise en place d’instruments discriminants de régulation sociale. « Le partage constant du normal et de l’anormal, auquel tout individu est soumis, reconduit jusqu’à nous et en les appliquant à de tous autres objets, le marquage binaire et l’exil du lépreux ; l’existence de tout un ensemble de techniques et d’institutions qui se donnent pour tâche de mesurer, de contrôler, et de corriger les anormaux, fait fonctionner les dispositifs disciplinaires qu’appelait la peur de la peste » (Foucault, 1975, p. 201).

452.

« Nous ne devions plus subir, mais au contraire attaquer tous azimuts, à charge pour eux d’imaginer de nouvelles stratégies et une nouvelle approche de ces problème, dans le respect de la loi républicaine » (Pasqua, 2007, p. 177-178).