S’il est moins présent, le lexique militaire n’a pas disparu des discours antiterroristes en 1995. Les références guerrières demeurent employées pour qualifier la nature du combat à mener contre le terrorisme. Le Président de la République Jacques Chirac évoque « cette guerre contre ces terroristes » (interview à TF1, 10 septembre 1995) tandis que son ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré s’inscrit pleinement dans une « stratégie de simulation ».
‘« On est en guerre. Nous sommes confrontés à une situation extrêmement difficile. C’est la guerre des temps modernes et je peux vous dire que le gouvernement est déterminé, que je suis déterminé, à gagner cette guerre et que nous ne ferons aucune concession. Nous ne négligerons aucune piste. Nous avons mis en place les moyens pour gagner cette guerre » (France 2, 19 octobre 1995). ’La discrétion de la référence guerrière ne signifie pas forcément une modération du discours. Elle signale un déplacement dans l’interprétation du conflit fondé sur une altérité culturelle entre les terroristes et la société française.
La menace terroriste est toujours vue comme mortelle et fondamentale, notamment pour le ministre de la Justice Jacques Toubon. « Contre le terrorisme aveugle, la démocratie joue son existence ; elle doit à tous les citoyens de les défendre victorieusement » (« Notre arme, c’est le droit », Le Monde, 30 octobre 1995). Pour le Premier ministre Alain Juppé, « la France est confrontée au plus grave des défis, celui du terrorisme aveugle et lâche » (3 octobre 1995). Le député RPR Alain Marsaud dénonce ces « auteurs d’actes “barbares” [qui] à l’instar des pirates les terroristes sont des ennemis communs de l’humanité » (« Réprimer partout le terrorisme », Le Monde, 2 juillet 1996). Face au terrorisme, c’est le fondement même de notre société démocratique qui est visé.
‘« Notre nation doit continuer de dénoncer avec la plus grande fermeté ces actes de barbarie, contraires à toutes les valeurs qui nous rassemblent : tolérance, fraternité, respect de la personne humaine. Et sachez que nous mobilisons tous les moyens pour prévenir cette violence aveugle et pour la réprimer sans défaillance, en étroite coopération avec tous nos partenaires européens » (Alain Juppé, 10 décembre 1996).’L’immoralité des acteurs terroristes renforce leur altérité et participe de leur déshumanisation.
Cette stratégie de construction de l’ennemi se décline selon plusieurs registres comme le rejet de la civilisation ou l’animalisation. Le terrorisme est dénoncé comme un acte de barbarie. « Il s’agit sans aucun doute d’un acte de barbarie, de terrorisme […] [Ce sont des] actes inacceptables, [des] actes barbares qui s’attaquent à des innocents » (Jacques Chirac cité par Le Monde, 5 décembre 1996). Cette dénonciation se retrouve aussi à gauche, par exemple dans une déclaration du député socialiste Jean Glavany. « Les socialistes ne peuvent que témoigner leur horreur et exprimer la condamnation la plus vive de ces procédés ignobles, lâches et assassins » (cité par Le Monde, 18 août 1995). L’accusation de barbarie est d’ailleurs une des rares positions consensuelles au sein de l’espace politique.
Georges Sarre, premier secrétaire du Mouvement républicain et citoyen (MRC), précise que « cet acte condamné et condamnable nous inspire colère et dégout. Ses auteurs et ceux qui les dirigent doivent être immédiatement mis hors d’état de nuire. Dans un pays démocratique, l’attentat est l’arme des lâches et des fanatiques » (5 décembre 1996). Au Parti communiste, Robert Hue s’indigne également : « Rien ne peut justifier de tels actes aussi odieux [qui] ne peuvent qu’appeler une condamnation unanime » (cité par Le Monde, 18 août 1995). A l’extrême-droite, le président du Front national, Jean-Marie Le Pen, condamne « un attentat aveugle d’une brutalité inouïe [dont] les poseurs de bombe cherchaient une fois encore à provoquer un carnage » (cité par Le Monde, 18 août 1995). La connotation barbare de ces actes renvoie à des références culturelles archaïques comme le Moyen-Âge. Le terrorisme est la calamité des temps modernes pour Jacques Chirac qui parle d’« un effort sans réserve, sans limite, déterminé, pour éradiquer cette peste » (TF1, 10 septembre 1995). Toutefois, la déshumanisation des terroristes ne se décline pas uniquement dans un rejet de la civilisation.
Cette stratégie prend la forme d’une animalisation des acteurs terroristes afin de détacher complètement leurs pratiques de tout ancrage humain et de toute communauté sociale ou religieuse.
‘« Le recours à l’animal pour construire politiquement le monde comporte toujours une double dimension, cognitive et stratégique : il rend compte de la réalité tout en permettant de la modifier. Il renvoie nécessairement à une culture, à un système de significations partagées […]. A ce titre, il permet de situer soi-même et de situer les autres dans les conflits, les débats et les oppositions. Mais il vise aussi l’obtention de gains, matériels ou symboliques, comme l’affirmation de son pouvoir, la mobilisation de son camp, la dévalorisation de l’adversaire ou la caractérisation du clivage qui sépare l’un l’autre. Dès lors l’animalisation des acteurs du jeu politique peut s’avérer péjorative ou méliorative, mais l’efficacité recherchée tient toujours à la nature particulière de la relation de l’homme à l’animal […] » (Bacot, 2003, p. 12). ’Ce recours à l’animal s’illustre dans l’attribution de pratiques particulières (une fureur inhumaine, une haine) et par la manière de les combattre (la chasse).
‘« Nous sommes en face de personnes […] qui expriment ainsi une espèce de folie, une espèce de haine, une absence totale de respect pour la personne humaine; qui se comportent un peu comme des bêtes sauvages. Tout notre problème c’est, d’abord et avant tout, de les trouver et de les empêcher d’agir » (Jacques Chirac, TF1, 10 septembre 1995).’Ces références seront renforcées à la fin du mois de septembre lorsque les médias évoqueront la « chasse à l’homme » pour désigner les recherches de Khaled Kelkal : « Chasse à l’homme près de Lyon »459, « Gigantesque battue près de Lyon »460, « [Ce] fut et ne pouvait être qu’une chasse à l’homme. Et le terme même préjuge rarement bien de l’issue »461. Cette déshumanisation implique l’absence de toute reconnaissance politique de l’adversaire, et de fait, le rejet catégorique de toute négociation comme l’affirme Jacques Chirac462.
‘« On ne discute jamais avec des terroristes. On ne parle pas la même langue qu’eux. Et donc, si l’on discutait on ne se comprendrait pas et comme nous, nous avons une morale et pas eux, on serait toujours en situation de faiblesse. Donc on ne discute pas » (France 2, 5 septembre 1995). ’En dépit d’une absence relative du lexique guerrier, la réprobation de l’ennemi se fonde toujours à partir d’une altérité menaçante.
Face à une telle radicalité, le gouvernement reprend une posture de détermination inflexible comparable aux discours de 1986.
Dépêche Reuters, 27 septembre 1995.
Dépêche Reuters, 28 septembre 1995.
Pierre Georges, « Fusillade », Le Monde, 4 octobre 1995.
Cette précision est importante quand on se souvient des velléités politiques de négociations à l’occasion de la campagne d’attentats de 1985/1986.