Une des illustrations classiques de la fermeté d’un gouvernement contre le terrorisme est le recours à l’armée. En 1995, ce déploiement est intégré dans un plan général de prévention, le plan Vigipirate. Même limité à un rôle de soutien des policiers ou des gendarmes, l’appel à l’armée signale bien une gradation dans la politique antiterroriste comme l’exprime le Président de la République.
‘« Là où les soldats peuvent exercer une garde statique, ils soulagent d’autant les policiers, qui peuvent être plus nombreux pour les opérations d’action, de prévention ou de répression. […] Nous allons franchir un pas de plus dans les mesures de prévention, en faisant appel à davantage d’armée, non pas pour remplacer la police, mais pour dégager [celle-ci] de missions de contrôle ou de garde statique que l’armée peut très bien assumer » (TF1, 10 septembre 1995). ’L’usage de l’armée comme marqueur d’intensité de la volonté gouvernementale demeure paradoxal. En effet, sa fonction de dramatisation et de fermeté n’est efficace que si son recours demeure exceptionnel. Pourtant, des dirigeants politiques veulent pérenniser l’emploi des militaires dans la prévention de la violence. Le ministre de la Défense, Charles Millon, désire profiter du contexte terroriste pour créer des milliers de postes de réservistes dont le rôle serait de servir dans la prévention de « menaces nouvelles [telles que le terrorisme, la drogue et les trafics de toute nature] et souvent violentes » affectant la sécurité générale du pays (cité par Le Monde, 12 avril 1996). Au niveau linguistique, la détermination du locuteur politique s’illustre par l’emploi du registre lexical de la fermeté et par une énonciation impliquant le locuteur.
Pour ce dernier, la fermeté est une image de soi qu’il faut rendre visible, indépendamment de la nature de la menace. « Ce matin, la question ne se pose pas de savoir qui a commis cet attentat. On ne peut pas du tout en préjuger, et ce qui est clair, c’est qu’on recherchera les auteurs de cet attentat, et qu’on les punira. C’est cela l’objectif » (Jacques Toubon, Europe 1, 27 août 1995). La détermination peut s’illustrer par la présence du locuteur dans l’énonciation avec l’usage de pronom personnels (ma, mes), de déterminants (je), de verbes de modalité (pouvoir, vouloir) et un usage phatique de syntagmes verbaux (je voudrais vous dire, je n’en doute pas).
‘« Je voudrais vous dire, mes chers compatriotes, ma détermination, celle du gouvernement, celle de la nation tout entière, je n’en doute pas, de lutter, par tous les moyens, contre le terrorisme sous toutes ses formes. Et vous pouvez être assurés que rien ne sera négligé dans ce domaine » (Jacques Chirac, cité par Le Monde, 5 décembre 1996). ’Le locuteur justifie la détermination du gouvernement, à l’aide d’une énonciation élocutive qui met en scène son autorité présidentielle.
Une autre stratégie consiste à exacerber la menace pesant sur le territoire national.
‘« La France ne peut pas transiger avec ceux qui utilisent la violence et la haine dans le but de déstabiliser la nation et d’orienter la politique de la France. Quelque soit leur origine, quelque soit leur cause, ces hommes ne bénéficieront de notre part d’aucune complaisance, d’aucune indulgence » (Jean-Louis Debré, cité dans Le Figaro, 17 novembre 1995).’Dans cette citation, le discours de fermeté s’appuie sur une interprétation existentielle de la menace terroriste qui porte atteinte à la fois à l’unité nationale (par le ralliement d’une partie de la communauté musulmane à la cause terroriste ?) et à sa souveraineté en politique étrangère (le soutien au régime algérien). Une autre voie possible pour montrer sa détermination est de la rattacher à une posture culturellement valorisée. Ainsi, l’inflexibilité se fonde à partir d’un accord préalable sur une position liminaire noble : le refus de l’amalgame.
‘« Je refuse tout amalgame entre islam et intégrisme, entre extrémisme et banlieues. Et précisément parce qu’il refuse tout amalgame, le gouvernement ne se laissera pas intimider. Il mènera, et je mènerai, la lutte contre ceux qui utilisent notre sol pour régler des conflits extérieurs, avec la plus grande rigueur, la plus grande détermination, et la plus grande efficacité » (Jean-Louis Debré, cité par Le Monde, 5 novembre 1995).’La lucidité liminaire et consensuelle posée (le refus de l’amalgame et du racisme), le locuteur peut transférer cet accord initial vers l’opinion qu’il défend (la détermination totale) à l’aide d’une relation de causalité (emploi de la conjonction causale parce que)463. La validité d’un éthos provient d’une cohérence entre les discours et les actes : l’éthos de fermeté se nourrit de la présentation des actions mises en œuvre.
Contrairement à certains discours datant de 1986, la détermination gouvernementale ne s’illustre plus publiquement dans l’usage de pratiques illégales. Au contraire, fermeté et légalité sont confondues dans une application totale de la loi et de sa nature ultime, l’usage de la violence. Ce fut notamment le cas pour le Premier ministre à l’occasion de la mort de Khaled Kelkal. « Il a choisi la violence. Il en a payé le prix. Gardons-nous de cet étrange renversement de valeurs qui pousse certains à manifester plus d’égards à celui qui viole les lois qu’à celui qui les défend, aux présumés criminels plutôt qu’à la victime désignée » (3 octobre 1995). Au-delà d’une critique de la conception de la délinquance à gauche, Alain Juppé justifie l’application totale de la loi jusque dans sa finalité coercitive. « J’assume donc sans hésiter et sans faiblir la responsabilité qui est la mienne et qui tient en quelques mots : faire que la loi soit plus forte que le crime » (3 octobre 1995).
Malgré l’absence de résultats judiciaires probants, le gouvernement retire des satisfactions de sa politique de sécurité à laquelle il attribue la responsabilité des échecs des tentatives d’attentats de l’été 1995 (tentative d’attentat contre un TGV, le 17 août, explosion partielle d’une bombe près de la place de la Bastille, le 3 septembre, et désamorçage d’une bombe dans une sanisette, le 4 septembre).
‘« L’action menée est une action qui fait peser aujourd’hui sur les terroristes une pression considérable qui n’est probablement pas étrangère à une certaine précipitation que l’on voit actuellement dans la mise en œuvre de leurs mauvais desseins et notamment les ratages auxquels ils sont confrontés » (Jacques Chirac, 5 septembre 1995).’Cette stratégie peut toutefois se révéler à double tranchant comme l’a démontré l’écart entre les déclarations victorieuses de Jean-Louis Debré après la mort de Khaled Kelkal464 et la poursuite d’actions terroristes sur le territoire465. Une dernière déclinaison de la détermination s’illustre dans la volonté gouvernementale d’une surveillance généralisée.
Celle-ci prend la forme de la multiplication des contrôles d’identité effectués par les fonctionnaires de police. « Des contrôles d’identité massifs ont été déclenchés dans quelques milieux, notamment ceux sur lesquels des présomptions peuvent peser. Nous allons continuer ces actions de précaution et de prévention de façon systématique » (Alain Juppé, 26 juillet 1995). Cette surveillance généralisée conduit à l’ouverture, par les forces de police, des espaces auparavant considérés comme privés.
‘« J’ai donné dès hier soir des instructions très précises et par écrit pour multiplier les contrôles d’identité dans toutes les directions, y compris faire ouvrir les coffres des voitures. Tout a été mis en œuvre dès hier soir. J’ai demandé au préfet de police et aux autres préfets de faire ouvrir systématiquement toutes les consignes automatiques des gares, ce qui sera fait dans la matinée » (Jean-Louis Debré, 26 juillet 1995).’Pendant intérieur de la multiplication des contrôles d’identité, la fermeture des frontières renvoie à l’idée de la fermeture d’un sas de sécurité protégeant le pays. Jacques Chirac annonça d’ailleurs une suspension temporaire des accords de Schengen466.
‘« J’ai donné également instruction au gouvernement de prendre des mesures extrêmement fermes - dorénavant pour le contrôle aux frontières. Il est tout à fait évident que, dans la situation où nous sommes, le fait que l’on puisse franchir très facilement et sans contrôle les frontières dans un sens ou dans l’autre est une immense facilité pour des terroristes. Et par conséquent, j’ai demandé au gouvernement de prendre dès aujourd’hui des mesures très fermes de contrôle très strict sur l’ensemble des frontières de notre pays » (5 septembre 1995).’Même sans référence à l’« état de guerre », le gouvernement affiche une fermeté qui se prolonge dans la revendication d’une mobilisation de l’ensemble de la Nation.
Sa cohérence sémantique demeure pourtant sujette à caution car on peut se demander en quoi le refus de l’amalgame conduit au refus de l’intimidation ?
« En ce qui concerne l’attentat commis le 25 juillet dans le RER […] j’ai maintenant le sentiment pour ne pas dire plus que c’est la même équipe qui y a participé », conférence de presse de Jean-Louis Debré, cité par Reuters, 30 septembre 1995.
« Je ne crois pas qu’on puisse tenter une explication globale ou définir des responsabilités définitives », Jacques Toubon, cité dans « M. Toubon contredit une nouvelle fois M. Debré », Le Monde, 10 octobre 1995.
A cette occasion, le gouvernement a usé d’une disposition de la clause de sauvegarde prévue dans la Convention d’application des Accords de Schengen. Cette clause prévoit que « si l’ordre public ou la sécurité nationale exigent une action immédiate », l’État membre concerné peut prendre les mesures nécessaires avec la contrainte d’en informer ses partenaires, « La France a rétabli le contrôle, dans les aéroports, des passagers voyageant dans l’espace Schengen », dépêche Agence Europe, 29 juillet 1995.