2.2.2 Une mobilisation plus ciblée : la communauté musulmane et les médias

En dépit de l’unification du corps social dans la culture républicaine, l’existence de communautés différentes est soulignée dans les discours antiterroristes. Le discours unitaire est présent chez Alain Juppé par exemple qui en fait une des réponses nécessaires pour lutter contre le terrorisme. « C’est l’unité de la France qui lui permettra de résister au chantage de la peur et de la violence » (4 décembre 1996). Toutefois, les dirigeants modifient leur signification du registre unitaire en substituant partiellement une union des citoyens transcendée dans l’ensemble national à une cohabitation pacifique entre des communautés aux contours flous. L’unité nationale n’est plus présentée comme un tout unique mais comme un équilibre entre différentes parties au sein d’un tout national.

En effet, les attentats contiennent le risque d’une déstabilisation communautaire et les dirigeants politiques redoutent ainsi « de voir des communautés se dresser les unes contre les autres » (Jacques Chirac, cité par Le Monde, 27 octobre 1995). Le ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré, craint que la succession des attentats ne conduise à une augmentation de la tension dans les quartiers populaires. « C’est une crainte et un risque que nous nous employons à endiguer, notamment en agissant le plus efficacement et le plus rapidement possible pour interpeller les auteurs des attentats » (9 septembre 1995). Afin d’éviter cette situation, le porte-parole du gouvernement, Alain Lamassoure, demande aux Français de « faire preuve de beaucoup de respect et de tolérance envers la communauté musulmane » (4 décembre 1996). Ces déclarations visent à lever le soupçon de connivence entre des terroristes, liés à l’islamisme et à l’Algérie, et leur communauté d’appartenance caractérisée par des délimitations floues (spatiales ? religieuses ?). Par exemple, Jacques Chirac use d’un terme particulièrement imprécis (milieu) pour décrire l’origine des terroristes. « Je crois que nous sommes en face de personnes profondément intégristes, issues vraisemblablement du milieu français, directement ou indirectement » (TF1, 10 septembre 1995). Il finira par préciser sa pensée peu de temps après. « J’ajoute que ceux qui pourraient être visés dans le cas particulier [par des tensions communautaires], c’est la communauté musulmane » (cité par Le Monde, 28 octobre 1995).

Le soupçon de complicité est dénoncé par le socialiste Julien Dray après la mort de Khaled Kelkal. « On sent quand même un sentiment de culpabilité globale qui touche l’ensemble des jeunes issus de l’immigration, qui ont le sentiment, je dirai, que Kelkal a été abattu comme un chien, qu’ils sont victimes, qu’ils sont désignés, qu’ils sont tous complices » (3 octobre 1995). C’est pourquoi les dirigeants politiques louent la coopération pleine et entière de la population musulmane qui s’illustre dans une collaboration active avec les forces de police et par son refus de l’intégrisme.

‘« Je voudrais saluer particulièrement le calme, la vigilance et la coopération de la communauté musulmane française, qui, dans sa quasi-totalité, condamne naturellement ces actions, liées à un intégrisme dans lequel elle ne se reconnaît pas, et qui apporte sa contribution à ceux qui sont chargés de nous protéger » (Jacques Chirac, TF1, 10 septembre 1995). ’

La dénonciation de la connivence prend enfin la forme d’un refus de l’amalgame. « Je me méfie comme de la peste de tout ce qui peut développer des sentiments de racisme et de xénophobie. Nous avons assez de problèmes en ce moment, et je ne crois pas que nous devons les aggraver encore, en pratiquant ce genre d’amalgame » (Jacques Toubon, cité par Le Monde, 22 décembre 1995). Pour prolonger ce discours, Jacques Chirac adopta une tonalité sociale particulièrement marquée en pleine période terroriste.

Il reconnait que l’insertion des territoires périphériques dans la nation est insuffisante et propose des mesures pour favoriser l’insertion sociale de ces populations. Pour lui, l’ordre public n’est qu’une conséquence de cette meilleure intégration sociale. « Petit à petit, ensuite, arrivera l’ordre public, mais qui ne peut pas être en premier, parce qu’à ce moment-là, ça prend des allures de provocation et les effets sont mauvais » (26 octobre 1995)467. Pour les dirigeants politiques, la tension communautaire est provoquée en partie par la médiatisation des attentats.

Selon le Président de la République, l’emballement médiatique a démultiplié l’effroi produit par les attentats et attendu par les terroristes.

‘« Cette espèce de psychose […] a été développée il faut le dire pour une large part, par l’importance que les médias ont accordée à ces événements et qui a dépassé tout ce que pouvaient en espérer comme encouragement les terroristes. Malgré cela, les Français sont restés calmes et il faut leur en rendre hommage » (Jacques Chirac, France 2, 5 septembre 1995).’

En mettant en exergue la vigilance maîtrisée et mesurée de la population française, Jacques Chirac accentue la dévalorisation d’acteurs médiatiques traditionnellement accusés de collusion, involontaire, avec les terroristes par la diffusion de messages menaçants. Le Président de la République s’inscrit dans la critique, relativement classique, d’une symbiose entre les terroristes et les médias. « Le terrorisme – spectacle est indissociable de l’existence d’un système de communication de masse qui appelle la violence, en offrant à ses protagonistes des perspectives démesurées d’amplification de leur propagande » (Wieviorka, Wolton, 1987, p. 19-20). L’efficacité des attentats est en partie imputable aux médias.

‘« Je constate simplement que l’extraordinaire dérive médiatique, sans équivalent dans aucun pays du monde, qui a caractérisé ces attentats ont, sans aucun doute, dépassé tous les espoirs que les terroristes pouvaient mettre dans leur entreprise de déstabilisation de la société française. C’est un fait. Je ne juge pas, je constate » (Jacques Chirac, France 2, 5 septembre 1995). ’

Au-delà de ces critiques profondes et d’un encouragement à la modération (une recommandation moins voyante qu’une censure politique468), Jacques Chirac s’inscrit pleinement dans un jeu symbolique en tentant de modifier les représentations d’un des acteurs (les médias) tout en dénonçant l’inefficacité de l’acteur terroriste par la diffusion de l’image sereine de la cible originelle (la population civile). Si psychose il y a, elle n’est pas due à l’incapacité des autorités politiques à faire cesser les attentats, mais à une construction médiatique déconnectée de la réalité.

La dénonciation de l’emballement médiatique fut également l’œuvre de la gauche à l’occasion de la mort quasiment en direct de Khaled Kelkal. « Il est certain, en tous les cas, qu’il y a eu dérapage médiatique de la part d’un certain nombre de chaînes de télévision, de la part de ceux qui ont traité cette affaire, notamment dans les derniers jours » (Julien Dray, 3 octobre 95). Les médias sont implicitement appelés à une certaine mesure dans le traitement de l’information au nom du maintien de la cohésion sociale. La solidarité exigée à la population est également revendiquée pour les membres de la classe politique.

Notes
467.

Illustration supplémentaire de l’irrégularité des positions idéologiques de Jacques Chirac, ce discours est à l’opposé des discours tenus sur la lutte contre la délinquance en 1986 ou en 2001/2002. Lors de cette dernière période, c’est une appréhension générale de la sécurité qui avait évolué dans le champ politique. En effet, une argumentation similaire à celle de Jacques Chirac (plus d’intégration sociale enclenche moins de délinquance) sera labellisée comme naïve et angélique par un Lionel Jospin faisant acte de contrition sur sa politique sécuritaire. « J’ai péché un peu par naïveté. Je me suis dit peut-être pendant un certain temps: “Si on fait reculer le chômage, on va faire reculer l'insécurité” On a fait reculer le chômage - il y a 928 000 chômeurs en moins - mais ça n’a pas eu un effet direct sur l’insécurité » (cité par Le Monde, 5 mars 2002).

468.

« Alors, j’ai entendu dire que certains responsables des grands médias, en particulier, envisageaient de se rencontrer pour discuter ensemble de la façon de traiter ces événements. Je les y encourage vivement ! Chacun dans la vie doit assumer ses responsabilités. Je ne suis pas sûr que de ce point de vue nous soyons dans une situation tout à fait satisfaisante » (Jacques Chirac, ibid.).