2.3.2 L’extension du discours « alternatif » lors des débats parlementaires

Dans une relative continuité vis-à-vis de ses prises de position de 1986, Lionel Jospin valorise la position solidaire du PS en dénonçant l’attitude critique que l’opposition de droite avait eu dans une situation similaire en 1982.

‘« Les amis de M. Chirac et de M. Juppé, M. Labbé par exemple, [alors] président du groupe RPR à l’Assemblée nationale, demandaient la démission de Pierre Mauroy, le Premier ministre de l’époque, la démission du gouvernement, comme s’ils imputaient au gouvernement en place ces actes terroristes[…] Je souhaite qu’ils s’en souviennent pour l’époque où nous serons aux responsabilités, en espérant que dans ce domaine, comme dans d’autres, ils sauront faire preuve du même esprit de responsabilité » (cité par Le Monde, 20 août 1995).’

Cet argument ne sera toutefois pas beaucoup employé ; le temps écoulé ayant amenuisé la portée de la comparaison. Une autre figure dissonante se distingue alors et elle s’illustre par le doute émis sur l’efficacité des moyens adoptés.

François Hollande s’interroge sur la pérennisation de lois d’exception qui pourrait heurter la tradition républicaine de respect des droits fondamentaux.

‘« Le PS est favorable à tout ce qui peut aller dans le sens de la lutte contre le terrorisme, mais il ne faudrait pas créer des législations d’exception ou des dispositions d’urgence qui deviendraient des dispositions permanentes à destination des étrangers. Nous regarderons donc chacune des dispositions en fonction de ces deux critères : est-ce que cela améliore l’efficacité du dispositif contre le terrorisme ? Est-ce que c’est respectueux du droit des personnes, quelle que soit leur nationalité ? Faisons attention à ces législations d’urgence, qui peuvent, à un moment, rompre avec nos traditions » (cité par Le Monde, 27 octobre 1995).’

Cette brèche ouverte dans la posture solidaire va fonder une réelle figure oppositionnelle, le registre « alternatif » au sein duquel le soutien de l’opposition à la lutte contre le terrorisme est conditionné au respect des principes démocratiques par le gouvernement.

Cette exigence était pourtant revendiquée par le ministre de la Justice lui-même qui avait ancré le renforcement des mesures antiterroristes dans le respect des principes républicains afin justement de tenter de désamorcer ce type de discours critiques. « Nous aurons donc des dispositions très efficaces et toujours très respectueuses de l’État de droit […] Le gouvernement est déterminé, dans le cadre républicain, à se donner tous les moyens de droit » (Jacques Toubon, 25 octobre 1995). La garantie démocratique de la lutte antiterroriste est liée à son rattachement auprès de l’autorité judiciaire. « En France, la lutte contre le terrorisme appartient à l’autorité judiciaire, en application des principes de l’État de droit […] nous n’oublions jamais que l’État démocratique lutte contre le terrorisme avec des lois et des juges. Des juges auxquels l’État doit donner l’arme du droit » (« Notre arme, c’est le droit », Le Monde, 30 octobre 1995). La figure oppositionnelle démocratique apparaitra néanmoins tout au long du processus législatif de la loi du 22 juillet 1996470.

Le Parti Socialiste dénonce les atteintes aux droits fondamentaux d’un texte censuré partiellement par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 17 juillet 1996. « Des dispositions particulièrement attentatoires aux libertés publiques, aux principes de proportionnalité des peines et d’égalité des citoyens vont ainsi disparaître de la loi » (18 juillet 1996). Laurent Fabius pense aussi que cette loi « met gravement en danger la tradition républicaine française de protection des libertés » (24 juin 1996). Les Vert qualifient cette censure constitutionnelle de « victoire pour tous les démocrates » (cité par Le Monde, 20 juillet 1996). Les critiques « démocratiques » se déplacent vers une dénonciation de l’opportunisme gouvernemental. Le Parti socialiste critiqua ainsi la volonté du gouvernement d’introduire dans une loi antiterroriste des mesures contre l’immigration clandestine. La majorité parlementaire est accusée de vouloir rallier une frange de l’électorat de l’extrême-droite en adoptant une politique de fermeté à l’égard des résidents étrangers. « La droite a voulu donner des signes d’intransigeance, non pas face au terrorisme devant lequel il lui est arrivé de baisser la garde, mais à l’encontre des immigrés pour plaire aux dirigeants du Front national et à tous ceux qui les suivent parmi la majorité RPR-UDF » (18 juillet 1996). L’amalgame entre terrorisme et immigration est dénoncé par Julien Dray. « Votre texte est dangereux en ce qu’il désigne les étrangers comme des terroristes en puissance » (cité par Le Monde, 22 décembre 1995). Dans cette figure, la lutte contre le terrorisme est lue comme un prétexte opportun pour mener une politique sécuritaire dure.

Une dernière série de critiques s’est développée en déplaçant l’objet de la lutte contre le terrorisme à la diplomatie du Président. Ces critiques s’appuient sur le constat de l’importation de la guerre civile algérienne en France et exigent une neutralité complète vis-à-vis des problèmes intérieurs algériens. Ces reproches vont se cristalliser à l’occasion de la préparation d’une rencontre entre Jacques Chirac et Liamine Zeroual, en marge de l’Assemblée générale de l’ONU fin octobre 1995, quelques semaines avant l’élection présidentielle en Algérie pour laquelle le chef de l’État sortant est le grand favori471. Le soutien affiché par Jacques Chirac au gouvernement algérien et son corollaire, la réponse terroriste du GIA, sont dénoncées à gauche comme à l’extrême-droite472. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, critique en creux le manque de clairvoyance du Président. « Je regrette cette rencontre. Je pense qu’elle n’était pas opportune […]. Il ne faut pas que la France, qui est confrontée à une situation très difficile, notamment liée au terrorisme, donne l’impression de mettre la main dans la violence algérienne » (17 octobre 1995). La dénonciation de la politique étrangère du Président se fonde sur l’axiome indépassable de la la sécurité des Français. Jean-Marie Le Pen illustre clairement cette position.

‘« Alors que les attentats se multiplient sur notre territoire sans que les vrais commanditaires ne soient jamais connus, Jacques Chirac ne trouve rien de plus urgent que d’apporter son soutien à la dictature socialiste algérienne, impliquant ainsi toujours davantage la France dans un conflit qui ne la concerne pas. […] La nouvelle bourde politique du président de la République se traduira inévitablement par de nombreuses victimes françaises tuées sur le sol français par l’action des fanatiques et services spéciaux de toutes sortes » (11 octobre 1995).’

Le même argument servit pourtant d’appui à des accusations de division venues de la part des membres de la majorité parlementaire. Député RPR, Patrick Devedjian souhaite ainsi que « la classe politique française fasse preuve de davantage de solidarité à l’égard du gouvernement dans cette affaire, parce qu’on sait bien qu’elle a des conséquences sur la sécurité des Français et qu’il ne faut pas s’amuser avec cela » (cité par Le Monde, 24 octobre 1995). S’il est toujours malaisé pour l’opposition de critiquer un gouvernement en période d’attentats, elle peut maintenir son rôle en déplaçant l’objet polémique et en conservant un objectif unitaire (la sécurité des Français plutôt que le soutien au gouvernement).

Cette analyse rapide des discours antiterroristes français nous a montrés une relative continuité dans les registres discursifs employés. La visée mobilisatrice, l’exigence de vigilance populaire et le registre de la fermeté demeurent prégnants quelques soient les situations historiques. Par contre, la thématique de la solidarité nationale voit son contenu modifié en 1995 avec l’insertion d’une composante communautaire. La principale évolution se joue dans les cadres interprétatifs structurant la construction de l’ennemi : de l’assimilation du terrorisme à la guerre en 1986, nous sommes passés en 1995/1996 à la dénonciation d’un conflit moins structuré contre des ennemis barbares. Cette modification sera entérinée au cours de la lecture politique des attentats du 11 septembre 2001. Cette construction de l’ennemi constitue une des stratégies de mobilisation des dirigeants politiques. Ces techniques persuasives cherchent à viser un effet pathémique auprès de l’auditoire des citoyens.

La première partie nous a permis de délimiter les contours théoriques et historiques de notre recherche. Nous avons retracé, de manière non exhaustive compte tenu de l’ampleur de la tâche, le cheminement du vocable terrorisme dans les sciences sociales et au sein des normes juridiques internationales et nationales. D’une manière générale, le terrorisme constitue une violence politique spécifique soit au sein des modèles théoriques (le terrorisme est une violence qui fait un usage simultané d’une violence expressive et dérégulée au sein d’une perspective instrumentale et politique) soit au niveau pénal (l’infraction terroriste n’est pas réprimée comme une infraction politique) En France, cette réponse s’est traduite par un régime pénal dérogatoire au droit commun et la constitution de services policiers et juridiques centralisés et disposant de moyens d’action préventifs. Il s’agit maintenant d’analyser les stratégies discursives utilisées par les responsables politiques pour justifier leurs décisions. Ces justifications s’illustrent au sein des trois visées argumentatives : la mobilisation, la réduction des incertitudes et l’explication du problème social.

Notes
470.

Adopté en Conseil des ministres le 25 octobre 1995, ce projet de loi connut plusieurs navettes législatives avant d’être adopté définitivement par l’Assemblée Nationale.

471.

Cette rencontre fut finalement annulée pour des raisons de « manœuvre électorale de politique intérieure algérienne » selon les propos du ministre français des Affaires étrangères, Hervé de Charrette (cité par Le Monde, 24 octobre 1995).

472.

Seul le Parti communiste trouva qu’il « n’y a rien de choquant à ce que des chefs d’État se rencontrent » (Robert Hue, 20 octobre 1995).