Chapitre 5 Émotions et réprobation : les deux stratégies de la mobilisation politique

Ce chapitre s’intéresse principalement à l’objectif mobilisateur que nous avons repéré à l’aide de différentes techniques d’analyse du discours (analyse de contenu, analyse argumentative et analyse énonciative). Au sein des discours antiterroristes, la visée mobilisatrice se réalise selon deux logiques différentes : une logique d’appartenance qui fonde la mobilisation sur le partage d’émotions communes et une logique d’exclusion qui renforce l’unité du groupe en construisant une figure de l’ennemi.

Depuis Aristote, le pathos est reconnu comme une des techniques oratoires les plus efficaces pour convaincre son auditoire473 et son poids s’est encore renforcé dans les sociétés contemporaines.

‘« Les moyens de la persuasion émotionnelle sont, en premier lieu, les discours, parlés et écrits, diffusés par les médias audiovisuels et les publications. C’est communément à travers le langage, à travers les mots et les figures de style, que l’homme politique transmet les messages stimulants, les indignations et les appels au soutien » (Ansart, 1983, p. 19).’

La plupart des théories de l’argumentation se sont montrées critiques à l’encontre des émotions présentées comme des moyens fallacieux et manipulatoires par rapport au logos et à la raison. Des relectures récentes d’Aristote (Meyer, 1991) ou la redécouverte des travaux de Chaïm Perelman (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1958 ; Perelman, 1997) ont pourtant montré l’imbrication de l’émotionnel et du rationnel dans l’argumentation.

En outre, l’analyse du discours a déplacé la focale vers une étude du fonctionnement des traces émotionnelles au sein des discours, indépendamment de toute visée évaluative. L’analyse de discours ne peut qu’étudier le processus discursif auquel l’émotion prend part sans présumer de son efficacité. En d’autres termes, nous pouvons la traiter comme un effet visé ou supposé sans jamais avoir de garanties sur l’effet produit (Charaudeau, 2000, p. 134). Cet effet de communication se fonde sur des croyances partagées. Rattachées au corps, les émotions ne sont ni réductibles à de simples sensations, ni dépourvues d’un ancrage cognitif et culturel (Greimas, 1991, p. 92). Au niveau physiologique, le trouble qui a causé l’émotion appelle une régulation.

A l’instar de la réaction physiologique, l’évocation discursive des affects prend la forme de procédés codifiés qui participent d’une évaluation de la réalité, présentée à l’aide de normes et de valeurs partagées dans l’espace social. « [Les] émotions constituent des réactions affectives intenses à des événements extérieurs. […] [L’] émotion peut être plus qu’une véritable attitude, une évaluation de ses propres états en rapport éventuellement avec autrui, juge et parti » (Dantzer, 2002, p. 9). Si les discours politiques contiennent des traces affectives de la douleur, de la souffrance ou de l’horreur, c’est parce que ces sentiments prennent une signification particulière au sein de cadres culturels et symboliques.

Ce « retour de la problématique de l’émotion » (Micheli, 2008) doit au préalable préciser la nature des éléments que l’analyste peut mettre à jour. Sur le plan lexicographique, l’émotion est une réaction non réfléchie à un trouble extérieur474. En travaillant à partir d’un matériau discursif qui met à distance les émotions par l’opération de mise en mots, nous n’étudions pas des émotions littérales mais des émotions « exprimées » ou « visées ». Il n’est donc pas question de mesurer l’authenticité des émotions du locuteur.

‘« Le pathos, ne l’oublions pas, est l’effet émotionnel produit sur l’allocutaire. Pour Aristote, il s’agit avant tout de la disposition dans laquelle il faut mettre l’auditoire pour réaliser un objectif de persuasion. Le sentiment suscité dans l’auditoire n’est pas à confondre avec celui que ressent ou qu’exprime le sujet parlant » (Amossy, 2000, p. 170).’

Nous nous intéressons donc à la construction discursive des émotions c’est-à-dire aux techniques utilisées par les locuteurs pour déterminer un effet pathémique (c’est-à-dire provoquer une émotion) auprès de leur auditoire. Ces traces475 affectives s’illustrent dans un lexique désignant des états d’émotions (physiologiques ou comportementaux), des procédés syntaxiques (ordre des mots, exclamations, interjections, etc.) ou des figures de styles (répétition, hypotypose, etc.). Mais l’émotion peut également être atteinte à l’aide de mots porteurs d’une charge affective dans le contexte culturel d’énonciation.

Ces symboles476 favorisent la mobilisation de la communauté par les potentialités affectives des croyances partagées, instrument inhérent au pouvoir politique. « La production des signes émouvants visant à la captation des sentiments conformes est une dimension permanente et multiforme des pouvoirs politiques » (Ansart, 1983, p. 54). Les discours d’apitoiement dégagent deux émotions pour se prolonger : l’attendrissement qui pointe vers l’action bienfaisante et s’appuie sur les ressources de la compassion et l’indignation qui s’appuie sur la justice et pointe vers la dénonciation et l’accusation.

Les discours antiterroristes visent la mobilisation de la population à l’aide de cette double perspective : une mobilisation autour de valeurs partagées et la dénonciation de la violence terroriste. Ces techniques argumentatives accroissent l’efficacité des revendications d’unité des dirigeants politiques. Dans le champ politique, l’effet produit est un abaissement temporaire de la concurrence partisane.

Notes
473.

Le livre II de la Rhétorique est entièrement consacré aux émotions dans lesquelles l’indignation et la colère prennent une place déterminante.

474.

C’est un « état de conscience complexe, généralement brusque et momentané, accompagné de troubles physiologiques (pâleur ou rougissement, accélération du pouls, palpitations, sensation de malaise, tremblements, incapacité de bouger ou agitation) », Le Petit Robert de la langue française, 2008, [en ligne], http://pr2008.bvdep.com/pr1.asp, site visité le 28 septembre 2008.

475.

Nous utiliserons indistinctement trace ou marqueur dans le sens où ces éléments discursifs sont décodés par les destinataires à travers une émotion ressentie.

476.

« Par le mot symbole, nous désignons un objet ou un signe auquel s’attache une valeur et dont l’évocation renvoie à une structure de représentation orientant l’action des individus qui lui attribuent une signification valorisée » (Rivière, 1988, p. 220)